Comme tout à l’heure, elle s’aspergea, connut un instant de fraîcheur et, en même temps, la tentation de se laisser glisser dans cette eau bleue et d’y chercher l’oubli définitif de sa torture et de ses peines. Mais l’instinct de conservation fut le plus fort et aussi cette curieuse flamme qui, à la manière de la veilleuse allumée au milieu des ténèbres d’une chambre de malade où la mort guette, brûlait encore en elle et la poussait à vivre, à vivre encore pour se venger.
La nuit apporta un froid inattendu et dans ses batistes, Marianne, qui avait souffert de la chaleur tout le jour, grelotta de froid toute la nuit sans parvenir à trouver un seul instant de sommeil. C’est seulement quand le soleil revint éclairer la mer vide qu’elle put, enfin, s’endormir et, pour un instant, oublier sa souffrance. Mais le réveil n’en fut que plus pénible. Son corps, raide et douloureux, était privé de toute force.
Au prix d’un immense effort, elle parvint tout de même à se redresser mais ce fut pour retomber inerte au fond de la barque, livrée au soleil qui allait augmenter ses douleurs.
Vinrent alors les mirages. Sur l’horizon incendié, la malheureuse crut voir se dessiner des terres, des formes fantastiques de bateaux, des voiles immenses qui semblaient accourir vers elle et se pencher, mais quand elle tendait les mains, du fond de son délire, pour les saisir, ses bras battaient l’air et retombaient sur le bois de la barque, plus faibles encore que l’instant précédent. Le jour s’écoula avec une lenteur infinie. Malgré les pauvres précautions qu’elle avait pu prendre contre lui, le soleil la frappait comme un marteau et, dans sa bouche, sa langue enflée paraissait triplée de volume et l’étouffait.
La barque dérivait doucement sans que Marianne pût savoir où elle la menait. Peut-être tournait-elle en rond depuis des heures mais elle s’en souciait peu. Elle était perdue, elle le savait. Aucune aide n’était à espérer que celle, ultime, de la mort. Ouvrant péniblement ses yeux brûlés, elle se traîna sur le bordage, décidée maintenant à en finir avec l’inhumaine torture. Mais elle n’arrivait même plus à hisser cette lourde loque qu’elle était devenue.
Quelque chose de rouge passa dans son brumeux champ de vision. Ses mains touchèrent l’eau. Elle accentua son effort. Le bois rude lui écorcha la poitrine mais elle ne le sentit pas, insensible qu’elle était à tout autre douleur que cette énorme brûlure de tout son être. Encore un petit effort et ses cheveux tombèrent dans la vague, la barque pencha doucement. Marianne, enfin, glissa dans l’eau bleue qui se referma sur elle, miséricordieusement fraîche... Incapable de nager, n’ayant d’ailleurs d’autre envie qu’en finir le plus vite possible, elle coula... Le monde vivant disparut pour elle en même temps que la conscience.
Pourtant, ce terrible besoin d’eau qui l’avait torturée la poursuivait jusque par-delà la mort. L’eau la hantait, l’envahissait, elle s’y dissolvait. L’eau coulait en elle vivifiante et douce, comme jaillie d’une source soudaine sur les pierres d’un torrent à sec. Ce n’était plus l’eau âpre et salée de la mer, c’était un flot frais, léger comme la pluie dans l’herbe d’un jardin altéré. Délivrée, Marianne rêva que, dans sa miséricorde, le Tout-Puissant avait décidé qu’elle passerait son éternité à boire et qu’elle était au paradis des malheureux morts de soif-
Mais c’était un paradis singulièrement dur et inconfortable. Son corps désincarné se mit tout à coup à lui faire mal. Péniblement, elle entrouvrit ses paupières gonflées, vit tout près du sien un visage abondamment barbu et des yeux noirs interrogateurs qui se détachaient sur un fond rouge et mouvant qu’elle identifia assez vite : une voile que le vent gonflait.
Voyant qu’elle reprenait conscience, l’homme qui la soutenait, d’un bras passé sous sa tête, approcha de ses lèvres crevassées quelque chose de rêche et de frais : le bord d’une gargoulette de terre dont l’eau bienfaisante se remit à couler dans sa gorge. En même temps, il disait quelque chose dans une langue incompréhensible, s’adressant à quelqu’un que Marianne ne pouvait pas voir. Malgré sa faiblesse, elle tenta de se redresser, aperçut une forme noire, dressée contre la voile rouge dans les feux sanglants du soleil couchant, et qui lui parut sinistre : le bateau transportait un prêtre grec. Sale et abondamment barbu, il ne l’en considérait pas moins avec un dégoût visible tout en répondant quelques mots hargneux. En même temps, il pointait vers la rescapée un doigt accusateur et, tout de suite, l’homme qui tenait Marianne tira précipitamment sur elle un morceau de toile à voile, tandis que l’autre détournait la tête et, les mains dans ses manches, se mettait à contempler l’horizon. Ses sourcils froncés et sa mine offusquée avaient renseigné la jeune femme. Il ne devait pas rester grand-chose de sa chemise de fine batiste et la vue de son corps choquait sans doute l’homme de Dieu !
Elle essaya de sourire pour remercier son sauveur, mais ses lèvres sèches ne lui permirent qu’une grimace douloureuse à laquelle, instinctivement, elle porta ses mains.
L’homme, qui avait l’air d’un pêcheur, prit alors derrière lui une petite fiole d’huile d’olive et lui en enduisit généreusement le visage. Puis il tira un panier, prit dedans une grappe d’un raisin blanc et sucré dont il introduisit, avec sollicitude, quelques grains dans la bouche de la rescapée, qui les croqua avidement. Jamais elle n’avait rien mangé de meilleur.
Cela fait, il acheva d’enrouler Marianne dans sa toile à voile, glissa sous sa tête un filet de pêche roulé et lui fit signe de dormir.
Au bout du bateau, contre la voile dont le rouge s’éteignait avec le jour, le prêtre, impassible et hiératique, mangeait du pain noir et des oignons qu’il faisait couler avec de nombreuses rasades tirées d’une cruche ronde posée auprès de lui. Après quoi il entama une longue prière dont les prosternations sur ce bateau instable avaient quelque chose d’acrobatique. Puis, comme la nuit était complètement venue, il se roula en boule dans un coin, tira sur ses yeux son étrange mitre noire et se mit à ronfler sans avoir adressé un second regard à la créature impure que son compagnon avait tirée de l’eau.
Malgré sa fatigue, Marianne n’avait pas envie de dormir. Elle était épuisée mais la soif, la terrible soif avait cessé, son visage huilé lui faisait moins mal et elle se sentait presque bien. L’épaisse toile la protégeait de la fraîcheur qui venait et, au-dessus d’elle, les étoiles s’allumaient une à une. C’étaient les mêmes qu’elle avait aperçues la veille quand elle gisait au fond de sa barque et qui lui étaient apparues si froides et si hostiles. Ce soir elles avaient quelque chose d’amical et, du fond de son cœur, la naufragée adressa au Seigneur une fervente action de grâces pour avoir envoyé vers elle une main secourable au moment précis où, cédant au désespoir, elle décidait de mettre fin elle-même à son existence. Elle ne pouvait pas comprendre le langage de l’homme qu’elle entendait maintenant chantonner à bouche fermée tout en dirigeant la course de son petit bateau, elle ne savait par vers quelle terre il l’emmenait ni où elle se trouvait exactement, mais elle était en vie et cette mer qui la portait était la même qui portait aussi le brick américain comme d’ailleurs le pirate qui s’en était emparé. Où qu’on l’emmenât maintenant, Marianne savait que ce serait un premier pas vers la vengeance. Elle savait aussi qu’elle n’aurait de cesse ni de repos avant d’avoir atteint John Leighton et de lui avoir fait payer ses crimes au prix du sang. Il fallait que toutes les marines, amies ou ennemies, qui sillonnaient la Méditerranée, prissent en chasse le négrier afin que Leighton pût être pendu à la grand-vergue du navire qu’il avait volé !
La lune se leva vers le milieu de la nuit. C’était un mince croissant dont la lumière était à peine plus forte que celle des étoiles. Un vent léger faisait chanter la voile tandis qu’au flanc du bateau, la mer filait avec un bruit de soie. La voix du pêcheur s’assourdit et se teinta de mélancolie, tandis qu’il fredonnait une sorte de mélopée si lente et si berceuse que Marianne vaincue finit par s’endormir profondément. Si profondément même qu’elle ne vit pas approcher l’île aux grandes falaises noires, n’entendit pas le bref colloque chuchoté entre le prêtre et le pêcheur et ne sentit pas les mains qui l’emportaient, roulée dans sa voile...
Mais, quand elle reprit conscience, il n’y avait plus rien qui pût lui assurer qu’elle n’avait pas rêvé son sauvetage, hormis toutefois le fait que la soif ne la torturait plus. Elle était couchée, à l’ombre d’un rocher et de quelques arbustes rabougris, sur une plage de sable noir brodée d’algues d’argent. Devant elle la mer couleur d’indigo venait lécher une frise de galets blancs et noirs. Le morceau de voile dont on l’avait enveloppée avait disparu lui aussi, en même temps que le bateau, le prêtre et le pêcheur, mais les lambeaux de batiste qui l’emballaient tant bien que mal étaient secs et, en se retournant, elle trouva, soigneusement disposées sur une grosse pierre plate, deux grappes de raisin doré vers lesquelles, machinalement, elle tendit une main maladroite. Elle se sentait incroyablement faible et lasse.
Relevée sur un coude, elle grignota quelques grains juteux et sucrés dont le goût, bien réel, lui affirma qu’elle n’était pas encore en train de faire un rêve bizarre. Elle avait la tête vide et le corps rompu, mais elle n’eut pas le temps de chercher à comprendre pourquoi le pêcheur secourable l’avait, à son tour, ainsi abandonnée sur une plage déserte car justement elle cessa de l’être.
Débouchant, à l’autre bout, d’un chemin tracé entre les rochers, une blanche procession, à ce point anachronique et inattendue que Marianne se frotta les yeux pour s’assurer qu’ils ne lui jouaient pas un tour, venait d’apparaître sur le sable.
Précédée d’une grande femme brune, imposante et belle comme Athéna en personne, et de deux joueuses de flûte, une théorie de jeunes filles, vêtues de l’antique chiton à mille plis, leurs noirs cheveux retenus dans des bandelettes blanches entrecroisées, s’avançait. Les unes portant des branches entre leurs mains, les autres une amphore calée sur une épaule, elles marchaient deux par deux, lentes et gracieuses comme les prêtresses de quelque ancienne divinité, en chantant une sorte de cantique que soulignait le son frêle des flûtes doubles.
L’étrange cortège venant vers elle, Marianne se traîna sur le sable jusqu’à ce qu’elle se trouvât suffisamment dissimulée par le rocher, s’y agrippa et, grâce à lui, parvint à se mettre debout. Elle était encore très faible et la tête lui tourna, trop faible pour fuir cette apparition d’un autre âge qui lui faisait faire, en arrière dans le passé, un saut de quelque vingt-quatre siècles.
Mais les femmes ne l’avaient pas vue et ne s’occupaient donc pas d’elle. La procession venait d’obliquer vers un figuier à l’ombre duquel Marianne aperçut une statue antique et mutilée, une Aphrodite au torse parfait mais privée de son bras gauche. Le droit s’arrondissait gracieusement dans un geste d’accueil et la tête, dont la naufragée pouvait voir le profil, était la beauté, la pureté mêmes.
Au son des flûtes, les offrandes furent déposées devant la statue puis, tandis que les jeunes filles se prosternaient, la grande femme brune s’avança vers la déesse et, à la grande surprise de Marianne qui, toujours accrochée à son rocher, retenait son souffle, s’adressa à elle, dans la noble langue de Démosthène et d’Aristophane qui avait jadis fait partie du plan de travail élaboré par Ellis Selton pour sa nièce. Emerveillée, oubliant un instant sa misère, Marianne se laissa pénétrer par la voix grave et chaude de la femme :
« Aphrodite, fille de Dieu
O tisseuse immortelle au trône étincelant,
Ne laisse pas mon cœur, écoute en mon cœur
O Reine, s’affliger sur les dégoûts pesants
Ah ! reviens si jamais naguère,
Tu as su m’écouter, entendre au loin ma voix,
Alors que tu quittais pour accourir vers moi
La maison dorée de ton père
De rapides moineaux à ton char attelés
T’emportaient tout autour de notre sombre terre
Secouaient dans le vent, l’aile aux plumes serrées
Et d’en haut tiraient droit par le travers de l’air
Et vite ils étaient là, et toi, ô mon bonheur,
D’un sourire éclairant ton visage immortel,
Tu demandais le nom de ma neuve douleur
Et pourquoi mon appel.
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