Quelle folie brûlait mon pauvre cœur malade ?

Qui réclames-tu donc de mener à ta flamme  à Celle-là qui persuade ?

Qui, Sapphô, te fait mal à l’âme... »


La musique des mots, l’inimitable beauté de la langue grecque entraient dans Marianne et prenaient possession de son être à peu près désincarné. Elle avait l’impression que l’ardente imploration jaillissait de son propre cœur. Elle aussi avait mal à l’âme, elle aussi souffrait d’amour blessé, d’amour défiguré, avili, devenu grotesque. La passion dont elle vivait s’était retournée contre elle et la déchirait de ses griffes. La plainte de cette femme lui rendait pleine conscience de sa propre souffrance, un instant abolie par l’épreuve physique et par le souffle brûlant de la haine qu’elle éprouvait pour John Leighton. Elle se retrouvait confrontée à sa propre réalité : une très jeune femme abandonnée, meurtrie et douloureuse, suppliciée par le besoin enfantin d’être aimée. La vie et les hommes la malmenaient, comme si elle était de taille à résister à leur méchanceté, à leur égoïsme. Tous ceux qui l’avaient aimée avaient tenté de l’asservir, de s’en rendre maître... sauf peut-être l’ombre ardente qui l’avait possédée dans la nuit de Corfou ! Celui-là n’avait rien demandé, qu’un plaisir qu’il avait rendu au centuple. Il avait été doux... si doux et si tendre à la fois ! Son corps s’en souvenait avec bonheur comme dans la torture de la soif et il s’était souvenu de toutes les eaux fraîches qu’il avait connues. Et l’idée bizarre lui traversa l’esprit que le bonheur, tout simple et tout bête, était peut-être passé près d’elle et reparti avec cet inconnu...

Les larmes coulaient maintenant sur ses joues creusées. Elle voulut les essuyer de sa manche en loques, cessa de se retenir au rocher et tomba à genoux. Elle vit alors que les jeunes filles avaient achevé leur prière et la regardaient.

Effrayée, car à son esprit écorché vif tout être humain semblait hostile, elle voulut battre en retraite, fuir dans l’ombre des broussailles, mais elle ne put se relever et s’abattit de nouveau sur le sable... Déjà, d’ailleurs, les jeunes filles l’entouraient et se penchaient sur elle avec curiosité, échangeant des réflexions dans une langue rapide qui n’avait plus grand-chose de commun avec le grec archaïque. La grande femme vint plus lentement et, devant elle, le cercle jacassant s’ouvrit avec respect.

Se penchant sur la naufragée, elle écarta la masse des cheveux noirs poissés d’eau de mer et de sable qui retombaient autour de sa tête et releva vers elle le visage cireux où les larmes roulaient toujours. Mais Marianne ne comprit pas la question qu’on lui posait. Sans grand espoir, elle murmura :

— Je suis française... perdue... ayez pitié de moi !...

Un éclair traversa les yeux sombres de la femme accroupie et, à la grande surprise de Marianne, elle chuchota, très vite, dans la même langue.

— C’est bien. Plus un mot, plus un geste, nous allons t’emmener

— Vous parlez...

— J’ai dit plus un mot. Nous sommes peut-être surveillées.

Vivement, elle détacha l’antique péplos de lin blanc, retenu par une fibule d’or, qui recouvrait sa tunique plissêe et le jeta sur les épaules de la jeune femme. Puis, toujours à voix basse, elle donna quelques ordres à ses compagnes qui, silencieusement cette fois, relevèrent Marianne et la maintinrent debout, étayée par les épaules de deux des plus solides d’entre elles.

— Peux-tu marcher ? demanda la femme.

Mais, tout de suite, elle répondit elle-même à sa question :

— ... Bien sûr que non ; tes pieds sont nus. Tu n’irais pas jusqu’au premier coude du chemin. On va te porter.

Avec une extraordinaire habileté, les jeunes filles composèrent alors rapidement une sorte de civière à l’aide de branchages entrecroisés retenus par les bandelettes qui liaient leurs cheveux. Marianne y fut étendue puis six de ses nouvelles compagnes l’enlevèrent sur leurs épaules, tandis que d’autres déposaient sur elle des rameaux arrachés à une vigne sauvage qui poussait auprès de là, des fleurs d’immortelles et quelques-unes de ces curieuses algues argentées que l’on trouvait à foison sur la plage, exactement comme s’il se fût agi d’un brancard funèbre. Et comme Marianne cherchait du regard les yeux de l’étrange prêtresse, celle-ci eut un fugitif sourire :

— Il vaut mieux que tu feignes d’être morte, cela nous évitera d’éventuelles et gênantes questions. Les Turcs nous croient folles et nous craignent à cause de cela... mais il ne faut rien exagérer !

Et, pour plus de sûreté, elle rabattit un pan du péplos sur la figure de Marianne sans lui laisser le temps d’émettre un avis. Néanmoins, dévorée de curiosité, celle-ci chuchota :

— Est-ce qu’il y a des Turcs à proximité ?

— Ils ne sont jamais bien loin quand nous descendons à la plage. Ils guettent notre départ pour voler les cruches de vin que nous déposons près de la déesse. Maintenant tais-toi ou je te laisse ici !

Marianne se le tint pour dit et s’efforça de rester aussi inerte que possible tandis que le cortège féminin, entonnant un nouveau chant qui avait cette fois toute la solennité d’un hymne funèbre, rebroussait chemin.

Le voyage dura longtemps et s’effectua par une route qui semblait singulièrement difficile et raide. Sous le tissu qui l’étouffait, Marianne, sur son inconfortable couche de branchages, la tête plus basse le plus souvent que les pieds, sentait revenir ses nausées. Pourtant, ses porteuses devaient être singulièrement vigoureuses car durant cette éternité ascendante, elles ne ralentirent pas une seule fois leur rythme et ne cessèrent pas de chanter. Mais, quand elle sentit qu’on la déposait à terre, la rescapée ne put retenir un soupir de soulagement.

L’instant suivant, elle était étendue sur un matelas couvert d’une fourrure rêche qui lui parut le comble du confort et le tissu de lin quitta son visage. En même temps, l’accablante chaleur du dehors faisait place à une agréable fraîcheur.

La pièce où elle se trouvait, longue et basse, ouvrait par une étroite fenêtre géminée sur des lointains bleutés dont on ne savait pas bien s’ils étaient le ciel, la mer ou les deux. Elle avait dû, au cours des siècles, connaître des fortunes diverses. Deux colonnes du plus vigoureux dorique étayaient un plafond crevassé qui gardait des traces de dorures rayonnant, en son centre, d’une maigre figure barbue aux yeux énormes et fixes, coiffée d’une auréole, qui devait être celle d’un saint. Sur les murs de briques, des fragments de fresques voisinaient, aussi disparates que le décor du plafond. D’un côté, deux morceaux d’éphèbes aux jambes agiles gambadaient en direction d’une théorie écaillée d’anges byzantins, raides comme la justice dans leurs robes bariolées et louchant affreusement tandis que l’autre mur, peint à la chaux, se creusait d’une simple niche dans laquelle trônait un merveilleux lécythe funéraire blanc et noir où un dieu désenchanté, en manteau vert et armé d’une lance, rêvait sur un trône bleuté. Une lampe de mosquée, bronze doré et verre multicolore, pendait du plafond, juste sous la barbe du saint maigre et, quant au mobilier, il se composait, outre le lit couvert de peaux de chèvres sur lequel était étendue Marianne, de quelques tabourets et d’une table basse supportant une large coupe en terre débordant de gros raisins.

Debout au milieu de tout cela, l’adoratrice d’Aphrodite dans sa longue tunique blanche ne paraissait plus tellement anachronique.

Les bras croisés sur sa poitrine opulente, elle considérait sa trouvaille avec une visible perplexité. En se redressant pour s’asseoir, Marianne vit qu’elles étaient seules en tête à tête. Toutes les jeunes filles avaient disparu, mais comme la nouvelle venue paraissait les chercher, la femme la renseigna :

— Je les ai renvoyées. Nous avons à parler. Qui es-tu ?

Le ton rude était rien moins qu’aimable. La femme se méfiait.

— Je vous l’ai dit : une Française. J’ai fait naufrage et...

— Non. Tu mens ! Yorghos le pêcheur t’a déposée avant l’aube sur la plage. Il m’a dit t’avoir repêchée hier soir au moment où tu te laissais tomber d’une barque. Tu étais à moitié morte de soif et d’épuisement. Que faisais-tu dans cette barque ?

— C’est une longue histoire...

— J’ai tout le temps ! fit l’inconnue en tirant un tabouret sur lequel elle s’installa.

C’était bizarre, ce dialogue avec une statue antique animée par magie. La femme résumait à elle seule son extraordinaire logis. D’abord, elle n’avait pas d’âge défini. Sa peau était lisse, dépourvue de rides, mais son regard était celui d’une femme mûre. Plus que jamais, elle ressemblait à une incarnation d’Athéna, pourtant, ses yeux taillés en amande atteignaient presque la disproportion du regard byzantin du plafond. Tout à l’heure, elle avait dit qu’elle passait pour folle... et cependant il émanait d’elle une force tranquille, une assurance à laquelle Marianne fut sensible et qui, en tout cas, ne lui causait aucune crainte.

— Dans cette barque, dit-elle calmement, je mourais de soif, comme vous l’avez dit vous-même et si je me suis laissée tomber à l’eau, c’était pour en finir plus vite...

— Tu n’avais pas vu Yorghos et son bateau ?

— Je ne voyais plus rien. Quelque chose de rouge était passé devant mes yeux mais je croyais à un mirage de plus ! Savez-vous ce que c’est que mourir de soif ?

La femme fit non de la tête mais, sur les derniers mots, la voix de Marianne avait trahi une défaillance, tandis qu’elle pâlissait et se laissait aller en arrière. L’inconnue fronça les sourcils et se leva vivement.

— Tu as soif encore ?

— Et faim...

— Alors attends... tu parleras ensuite !

Quelques instants plus tard, Marianne, lestée d’un peu de poisson froid, de fromage de chèvre, de pain, d’un gobelet de vin singulièrement capiteux et de quelques grains de raisin, revenait à la vie et se trouvait en état de satisfaire la curiosité de son hôtesse, autant tout au moins qu’il lui serait possible de le faire sans courir de nouveaux dangers.

Cette femme était grecque, habitait une terre occupée par les Turcs, et elle-même était envoyée à ces mêmes Turcs afin de restaurer les liens d’amitié entre son pays et le leur. Elle hésita un instant, ne sachant trop comment entamer son récit, puis choisit de poser une question toute naturelle pour se donner le temps de réfléchir encore un peu et aussi pour tâter ce terrain inconnu :

— S’il vous plaît, demanda-t-elle doucement, pouvez-vous au moins me dire où je me trouve ? Je n’en ai pas la moindre idée...

Mais la femme dédaigna de la renseigner.

— D’où es-tu partie, avec ta barque ?

— D’un navire qui faisait route vers Constantinople et qui m’a abandonnée en pleine mer, un peu avant l’aube, il doit y avoir trois jours, soupira Marianne. Nous avions doublé Cythère dans la matinée précédente...

— Quelle nationalité, ce navire ? Et qu’y faisais-tu pour que l’on t’ait ainsi jetée à la mer... et en chemise ?

Le ton de la femme révélait sa méfiance et Marianne songea avec désespoir que son histoire avait vraiment quelque chose d’abracadabrant et qu’il devait être difficile de la croire. Néanmoins, la vérité avait toujours plus de chance de rendre un son juste que n’importe quelle fable bien intentionnée.

— Le navire était américain. C’était un brick en provenance de Charleston, Caroline du Sud. Capitaine... Jason Beaufort !

Le nom eut du mal à passer et s’étrangla d’une espèce de sanglot en franchissant sa gorge mais il eut le don inattendu de détendre les traits sévères de la femme. Ses épais sourcils, si noirs qu’ils semblaient dessinés à l’encre de Chine, se soulevèrent.

— Jason ? Un beau nom grec pour un Américain ! Mais tu parais en souffrir : es-tu donc la Médée de ce Jason-là ? Est-ce lui qui t’a abandonnée ?

— Non... pas lui !

Le cri de protestation jaillit du cœur même de Marianne qui, soudain troublée, reprit d’une voix éteinte :

— Il y a eu une mutinerie à bord... Jason est sans doute prisonnier... peut-être mort et mes amis avec lui !

Alors, omettant seulement le drame personnel qu’elle avait vécu à Venise et qui ne pouvait qu’ajouter à l’invraisemblance de sa situation, elle fit, de son mieux, le récit du dramatique voyage de la « Sorcière ». Elle dit comment Leighton, pour s’emparer du navire qu’il destinait au trafic de chair noire, avait tout mis en œuvre pour dresser Jason contre son amie, comment il avait réussi, autant qu’elle avait pu reconstituer les faits, à s’emparer du navire, comment, enfin, il l’avait fait abandonner, sans vivres et sans le moindre secours possible, en pleine mer. Elle dit enfin ses craintes pour ceux qu’elle avait laissés à bord : son ami Jolival, Gracchus, Agathe et enfin Kaleb, supplicié pour avoir tenté de débarrasser le bateau du démon qui le convoitait.