Sans doute mit-elle dans son évocation des jours tragiques qu’elle venait de vivre suffisamment de passion et de véracité car, à mesure qu’elle parlait, la, méfiance disparaissait graduellement du visage de la femme pour faire place à la curiosité. Ses longues jambes croisées, un coude sur le genou et le menton appuyé sur sa main, elle écoutait avec un intérêt visible mais dans le plus profond silence. Et comme Marianne, inquiète justement de ce silence, demandait timidement :
— Est-ce que... cela ne vous semble pas trop extraordinaire ? Je sais bien que mon histoire a l’air d’un roman... pourtant, je vous jure que c’est la vérité !
La femme alors haussa les épaules :
— Les Turcs disent que la vérité plane et ne se laisse jamais dominer. La tienne rend un son étrange... comme toutes les vérités. Mais, rassure-toi, j’ai déjà entendu des histoires plus bizarres encore que la tienne ! Il te reste à me dire ton nom... et ce que tu allais faire à Constantinople...
Le moment difficile était venu, celui du choix qui pouvait être lourd de conséquences. Depuis le début de cette conversation, Marianne hésitait à déclarer sa véritable identité. Elle avait pensé donner un faux nom, expliquer son voyage sur le navire américain comme la fuite d’une femme éprise désireuse de mettre, entre son bonheur coupable et la colère d’un mari, le plus de distance possible, mais à mesure qu’en parlant elle examinait le visage grave de son hôtesse, elle éprouvait de plus en plus de répugnance à lui servir une histoire, d’amour sans doute, mais qu’elle pouvait trouver sordide. De plus, Marianne savait qu’elle mentait difficilement, sans habileté, en femme à qui le mensonge n’est pas familier. Même la simple dissimulation lui réussissait mal : le récent naufrage de son amour en était la preuve éclatante.
Soudain, elle se souvint d’une phrase que lui avait dite François Vidocq tandis qu’ils revenaient ensemble des côtes de Bretagne :
« Notre vie, ma chère amie, est un vaste océan parsemé d’écueils. Nous devons, à chaque instant, nous attendre à faire naufrage. Le mieux est de s’y préparer. Ainsi, on a souvent une chance de s’en sortir... »
L’écueil était là, devant elle, caché derrière ce grand front impénétrable, ces traits énigmatiques... Marianne songea qu’elle n’avait plus rien d’autre à perdre qu’une hypothétique vengeance, et décida de prendre l’écueil de face. Les conséquences, après tout, n’avaient plus aucune importance et si cette femme la jugeait son ennemie et la tuait, cela ne serait pas une grande catastrophe. D’une voix nette elle déclara :
— Je m’appelle Marianne d’Asselnat de Villeneuve, princesse Sant’Anna et je vais à Constantinople par ordre de l’empereur Napoléon, mon maître, afin de convaincre la Sultane, qui est un peu ma cousine, de rejeter l’alliance anglaise, de reprendre des relations plus amicales avec la France... et de poursuivre la guerre avec la Russie ! Voilà, je crois que, maintenant, vous n’ignorez plus rien de moi !
Le résultat de cette franche profession de foi fut étonnant. La femme se releva d’un seul coup, devint très rouge puis, peu à peu, retrouva sa pâleur. Elle considéra la rescapée avec stupeur, ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais la referma sans qu’aucun son n’en fût sorti puis, brusquement, tourna les talons et se dirigea vers la porte, comme si elle se trouvait tout à coup devant une trop lourde responsabilité et préférait la fuir momentanément. Mais la voix de Marianne la cloua sur place :
— Je vous ferai remarquer que je vous ai dit tout ce que vous souhaitiez savoir et que, de votre côté, vous n’avez pas encore répondu à la question, cependant bien naturelle, que je vous ai posée tout à l’heure : où suis-je ?... et qui êtes-vous ?
La femme se retourna tout d’une pièce et planta dans celui de Marianne son regard noir qui semblait s’être encore agrandi.
— Ici, c’est l’île de Santorin, l’ancienne Thira, la plus pauvre des îles grecques, celle où l’on n’est jamais sûr de vivre le jour suivant, ni même la fin du jour, parce qu’elle repose sur le feu originel. Quant à moi... tu peux m’appeler Sapphô ! C’est sous ce nom-là que l’on me connaît...
Et, sans ajouter une parole de plus, l’étrange créature quitta la pièce précipitamment mais ferma soigneusement la porte derrière elle. Résignée d’avance à cette nouvelle sorte de prison, Marianne haussa les épaules, reprit le péplos oublié par Sapphô... puisque Sapphô il y avait !... s’enveloppa dedans puis, se recouchant sur ses peaux de chèvres, entreprit de réparer véritablement ses forces par un profond sommeil. Les dés étaient jetés maintenant. La suite ne lui appartenait pas !
La fin du jour se passa pour Marianne, toujours enfermée dans sa chapelle, sans avoir revu âme qui vive, auprès de la petite fenêtre géminée. La vue que l’on y découvrait était bizarre : un champ de ruines et de cendres où chaque chose semblait faite d’une qualité particulière d’argent. Des fûts de colonnes, des pans de murs émergeaient d’une fine poussière où se rejoignaient tous les tons de gris. Cela jaillissait d’un vaste plateau dont l’un des côtés s’étageait en cultures, d’une puissante architecture paysanne, où, sur de larges gradins poussait une vigne courte abritée de figuiers tordus par les vents et argentés par la poussière universelle. L’autre côté du plateau paraissait s’effondrer dans la mer derrière un vieux moulin de pierre aux ailes déchiquetées.
Parfois, de loin en loin, un cube blanc qui était une maison et la silhouette, grise elle aussi, d’un âne qui semblait minéralisé, comme le reste. C’était un paysage déprimant, peu fait pour remonter le moral d’une femme pouvant, à bon droit, se considérer comme prisonnière, mais il n’en fascinait pas moins Marianne qui sursauta quand retentit derrière elle la voix tranquille de Sapphô.
— Si tu veux te joindre à nous, disait cette voix, l’heure approche où nous devons aller saluer le soleil... Habille-toi !
Elle tendait une tunique semblable à celle que Marianne avait vue sur les autres jeunes filles, des sandales et des bandelettes pour attacher les cheveux.
— Je voudrais me laver, dit Marianne. Jamais je ne me suis sentie aussi sale !...
— C’est juste ! Attends, je vais te chercher de l’eau...
Elle revint au bout d’un instant portant un seau plein qu’elle déposa sur le dallage usé. De l’autre main, elle tendait un morceau de savon et une serviette.
— Je ne peux pas t’en donner davantage, dit-elle d’un ton de regret. L’eau est ce qu’il y a de plus rare ici, car nous ne comptons que sur la pluie pour remplir nos citernes et, quand vient l’été, le niveau baisse rapidement.
— Les gens d’ici doivent souffrir alors ?...
Sapphô eut son rapide sourire qui conférait un charme si grand à son visage sévère.
— Moins que tu ne crois. Ils n’aiment guère se laver et, pour ce qui est de la boisson, nous avons du vin en abondance. Personne ici n’aurait l’idée de boire de l’eau. Dépêche-toi. Je t’attends dehors. A propos, ne parles-tu que ta propre langue ?
— Non. Je parle aussi allemand, anglais, italien, espagnol et, autrefois, j’ai étudié le grec antique...
Sapphô fit la moue. Visiblement, elle eut cent fois préféré le plus grossier des dialectes parlés en Grèce. Au bout d’un instant, elle décida :
— Le mieux est encore que l’on t’entende le moins possible, mais si tu dois le faire, emploie l’italien. Ces îles ont longtemps été vénitiennes ; c’est un langage que l’on comprend encore. Et n’oublie pas de tutoyer tout le monde. Le langage diplomatique a fort peu cours chez nous...
Rapidement Marianne procéda à sa toilette et tira des miracles du peu d’eau qui lui était imparti. Elle réussit même à laver ses cheveux qu’elle essora de son mieux, tressa encore mouillés et serra autour de sa tête. Le mieux-être qu’elle en ressentit lui parut immense. Les brûlures que le soleil avait laissées sur son visage, son cou et ses bras s’étaient calmées grâce à l’huile du pêcheur et quand elle eut revêtu la tunique plissée, elle se sentit presque aussi fraîche qu’au sortir de son élégante salle de bains parisienne. Enfin, elle tira la porte de bois grossier qui fermait son logis provisoire et trouva Sapphô qui l’attendait, assise auprès de la margelle d’un puits. Elle tenait une lyre à la main et les jeunes femmes que Marianne avait vues le matin l’entouraient, déjà formées en cortège.
A la vue de la nouvelle venue, Sapphô se leva et, de la main, lui indiqua une place entre deux des filles qui ne lui adressèrent même pas un regard. Puis la blanche théorie se mit en route vers l’extrémité du plateau que Marianne découvrit alors dans toute son étendue.
Incliné vers l’est, piqué de vignes et de champs de tomates, il descendait assez doucement vers la mer, mais se relevait du côté de l’ouest en une crête sommée d’une large et massive construction blanche qui, sans le clocher qui en dépassait, eût facilement passe pour une forteresse et derrière laquelle le soleil semblait s’être réfugié. Quant à l’endroit où Marianne avait passé la journée, c’était en effet une petite chapelle à demi écroulée, dont le dôme d’ocre jaune portait un curieux paratonnerre qui était peut-être une ancienne croix. Autour s’ouvraient les portiques croulants d’une vieille villa byzantine déployés autour de la citerne.
Chantant toujours l’un de ses étranges hymnes archaïques, le cortège gagna un point élevé qui dominait l’étendue bleue de la mer. La poussière grise y faisait place à un bloc de lave noire creusé à la manière d’un trône. Sapphô y monta d’un pas majestueux, sa lyre maintenue sur sa poitrine par ses deux bras croisés, tandis que les jeunes filles s’agenouillaient à ses pieds. Toutes tournaient vers le soleil à son déclin un visage qui s’efforçait d’imiter l’expression extatique dont était empreinte la figure de leur maîtresse et que Marianne eût sans doute jugée passablement ridicule si elle n’avait compris que tout cela n’était qu’une mise en scène et qu’il y avait autre chose, quelque chose d’infiniment fort et respectable caché sous l’espèce de mascarade permanente à laquelle toutes ces femmes s’astreignaient.
« Je passe pour folle », avait dit Sapphô... et, en vérité, elle faisait tout pour en persuader la terre entière. Après s’être un instant recueillie, la tête dans les mains, elle avait préludé sur sa lyre et s’était mise à chanter d’une voix forte, une sorte de longue litanie au soleil dont le rythme n’était pas sans mérite mais que Marianne ne tarda pas à juger ennuyeuse et trop longue pour se donner la peine d’en chercher la signification.
Au bout de quelques instants d’ailleurs, quelques-unes de ses compagnes s’étaient levées et s’étaient mises à danser. C’était une danse lente et cérémonieuse mais cependant curieusement suggestive. Elle semblait offrir au soleil mourant les jeunes corps vigoureux que les plis du lin dessinaient dans les mouvements de la danse...
Bientôt, cet étrange concert eut un contrepoint encore plus étrange. Sur le raidillon qui menait à la forteresse blanche de la crête, trois silhouettes noires, coiffées de mitres, étaient apparues, trois silhouettes en colère qui vociféraient en montrant le poing aux danseuses. Marianne comprit que la forteresse devait être un couvent et que les manifestations chorégraphiques de ses compagnes n’étaient pas du goût des saints hommes qui l’habitaient. Se rappelant le dégoût que lui avait montré le moine, dans la barque de Yorghos, elle n’en fut pas autrement surprise, mais s’inquiéta tout de même quand les trois furieux se mirent à lancer des pierres. Heureusement, ils étaient trop loin et leur tir manquait de précision.
D’ailleurs, ni Sapphô ni sa troupe ne paraissaient s’en soucier. Elles ne s’émurent pas davantage quand l’un des moines dégringola vers deux soldats turcs, deux janissaires en bonnet de feutre et bottes rouges qui passaient sur le chemin et leur désigna les femmes avec des gestes frénétiques. Les Turcs tournèrent à peine la tête, jetèrent vers les danseuses un regard ennuyé, haussèrent les épaules et, repoussant le moine, continuèrent leur route vers le nord.
Au surplus, Sapphô avait fini de chanter. Le soleil avait disparu derrière la crête. La nuit allait venir rapidement. En silence, les femmes se rassemblèrent et reprirent en bon ordre le chemin de la vieille villa, rangées derrière la poétesse et ses joueuses de flûte qui marchaient en tête, l’air plus inspiré que jamais.
Au milieu de la troupe, Marianne cherchait en vain des réponses aux questions qu’elle se posait. Elle était si absorbée dans ses pensées qu’elle ne vit pas une touffe de lentisque poussant au milieu du sentier, buta dedans, trébucha et serait tombée si la fille qui cheminait auprès d’elle ne l’avait retenue d’une main vigoureuse. Si vigoureuse même, qu’elle la considéra avec plus d’attention. C’était une créature mince et élancée, portant fièrement une tête aux traits fins mais énergiques sous une forêt de boucles noires, coiffées en chignon. Comme la majorité de ses compagnes, elle était grande et solidement charpentée, sans rien de mièvre, mais sans être totalement dépourvue de grâce. Elle eut un bref sourire quand ses yeux sombres rencontrèrent ceux de Marianne, puis elle la lâcha après l’avoir retenue un instant contre elle et reprit sa marche comme si rien ne s’était passé. Mais un nouveau point d’interrogation était venu s’ajouter à ceux qui tourmentaient déjà la rescapée : Sapphô devait entraîner ses filles aussi durement que l’étaient jadis celles de Lacédémone : le corps de celle qui venait de la soutenir était aussi ferme que du marbre.
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