— A condition qu’elle le veuille ! fit-il observer d’une voix lente qui, dans le chuchotement habituel de la vie monastique, avait pris une bizarre tonalité feutrée. Mais le voudra-t-elle ?

Avant que Marianne ait pu répondre, le géant s’était jeté impétueusement au travers du dialogue :

— Demande-lui plutôt si elle veut vivre ou mourir... ou encore pourrir ici jusqu’à ce que sa peau se dessèche et quitte son squelette. Ou bien elle nous aidera, ou bien elle ne reverra jamais son pays !

— Calme-toi, Théodoros, intervint Sapphô. Pourquoi la traites-tu en ennemie ? Elle est française et les Français ne nous sont pas hostiles, au contraire ! Songe à Koraïs ! De plus, je sais qu’à Corfou, les réfugiés trouvent asile. Et, ici, c’est ce qu’elle est : une réfugiée. C’est la mer qui nous l’a amenée et, je le crois sincèrement, pour notre plus grand bien

— Cela reste à voir, gronda le géant. N’as-tu pas dit qu’elle est cousine de la Sultane Haseki ? Cela devrait t’inciter à la prudence, princesse !

Surprise de ce titre qui s’adressait visiblement à sa compagne, Marianne tourna vers elle un regard étonné qui arracha un sourire à l’adoratrice d’Aphrodite.

— J’appartiens à l’une des plus anciennes famille de la Grèce et je m’appelle Mélina Koriatis, dit-elle avec une simplicité qui n’excluait pas l’orgueil. Je t’ai dit que je te ferais confiance. Quant à toi, Théodoros, tu nous fais perdre un temps précieux. Comme si tu ne savais pas que Nakhshidil est une Franque jadis enlevée par les Barbaresques et offerte comme esclave au vieil Abdul Hamid !...

Comme le géant conservait un front têtu, Marianne pensa qu’elle avait suffisamment gardé le silence et qu’il était temps pour elle d’intervenir :

— J’ignore, dit-elle, ce que vous désirez obtenir de moi, mais avant d’en débattre, ne serait-il pas plus simple de me le dire ? Ou bien n’ai-je que le droit d’accepter sans discussion ? Je vous dois la vie, soit !... mais vous pourriez penser que je souhaite en faire autre chose que vous la consacrer !

— Je t’ai dit quel choix était le tien, grogna Théodoros.

— Elle a raison, coupa l’higoumène, et il est vrai aussi que nous perdons du temps. Puisque tu as accepté qu’elle vienne jusqu’ici, Théodoros, tu dois l’entendre. Quant à toi, jeune femme, écoute ce que nous avons à te demander. Ensuite tu nous diras ton sentiment, mais avant de répondre prends garde : nous sommes ici dans une église et sous le regard de Dieu ! Si ta langue se prépare à être fausse, il vaut mieux te retirer sans plus attendre ! Tu ne sembles guère disposée à nous aider...

— Je n’aime ni le mensonge ni la dissimulation, affirma la jeune femme. Et je sais que, si vous avez besoin de moi, j’ai moi aussi, en retour, besoin de vous. Parlez !

Le prêtre alors parut se recueillir. Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, ferma les yeux un instant puis se tourna vers l’icône d’argent de saint Elie, comme pour lui demander conseil et inspiration. Ensuite, seulement, il commença.

— Dans vos pays d’Occident, vous ignorez ce qu’est la Grèce ou plutôt vous l’avez oublié parce que, depuis des siècles, nous n’avons plus le droit de vivre libres et d’être nous-mêmes...

De son étrange voix assourdie où passaient, cependant, des éclats d’amertume, de colère, de douleur, l’higoumène Daniel passa rapidement en revue l’histoire tragique de son pays. Il dit comment le sol d’où était venue la lumière la plus pure de la civilisation avait été ravagé successivement par les Wisigoths, les Vandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, les Arabes, les Normands de Sicile et finalement par les Croisés d’Occident amenés par le doge Henri Dandolo qui, après la prise de Byzance, avaient partagé le pays en une multitude de fiefs. Ces fiefs, le Turc s’en était emparé et, pendant presque deux cents ans, la Grèce avait cessé de respirer. Livrée au despotisme des fonctionnaires ottomans, elle avait été réduite à l’esclavage sous le fouet des pachas auprès desquels le poste de bourreau n’était jamais vacant. La seule liberté qu’on lui avait laissée était la liberté religieuse, le Coran faisant preuve, à ce sujet, d’une grande tolérance et l’unique responsable, devant la Sublime Porte, des faits et des gestes des Grecs asservis était le seul patriarche de Constantinople, Gregorios.

— Mais nous n’avons jamais cessé d’espérer, continua l’higoumène, et nous ne sommes pas encore tout à fait morts. Depuis une cinquantaine d’années, le cadavre de la Grèce remue et fait des efforts pour se relever. Les Monténégrins de l’Empire se sont soulevés en 1766, les Maniotes en 69, les Souliotes plus récemment. En 1804, Ali de Tebelen, ce chien galeux qui travaille pour son propre compte, les a écrasés dans le sang, comme les autres l’avaient été avant eux, mais le sang des martyrs fait lever la moisson. Nous voulons toujours et plus que jamais secouer le joug. Regarde cette femme...

Sa main maigre où brillait l’anneau vint se poser, affectueuse, sur l’épaule de la fausse Sapphô.

— Elle appartient à l’une des familles les plus riches du Phanar, le quartier grec de Constantinople. Depuis un siècle, les siens, choisissant de donner des gages aux Turcs, ont occupé de hautes charges. Plusieurs ont été hospodars de Moldavie, mais les plus jeunes d’entre eux ont choisi la liberté, gagné la Russie, notre sœur de religion, et combattent à cette heure l’ennemi dans ses rangs. Mélina, elle, est riche, puissante. Cousine du patriarche, elle pourrait vivre sans souci dans ses palais du Bosphore ou de la mer Noire. Pourtant, elle préfère vivre ici, en passant pour folle, dans une maison à demi ruinée et sur cette île abandonnée du ciel qui périodiquement la voue au feu, justement parce que Santorin, sous laquelle le volcan ne dort jamais que d’un œil, est de toutes les îles la plus mal gardée par les Turcs. Elle ne les intéresse pas et ils considèrent même comme une disgrâce d’y être envoyés.

— Dans quel but fais-tu cela ? demanda Marianne en se tournant vers son étrange compagne. Qu’espères-tu donc de cette vie bizarre que tu t’es faite ?

Mélina Koriatis haussa les épaules avec un sourire qui la rajeunissait.

— Je sers de relais et d’agent de liaison entre l’Archipel, la Crète, Rhodes et les anciennes cités d’Asie Mineure. Ici les nouvelles viennent et se croisent. Ici aussi peuvent venir sans trop de crainte ceux qui ont besoin d’aide. As-tu bien regardé les filles qui vivent avec moi ? Non, bien sûr, tu étais trop épuisée et trop inquiète pour ton propre compte. Eh bien, tu les regarderas mieux et tu t’apercevras qu’à l’exception de quatre ou cinq qui m’ont suivie ici par pur dévouement, la plupart d’entre elles sont des garçons !

— Des garçons ? souilla Marianne qui, en même temps, se souvint de l’étrange vigueur de ces femmes qui l’avaient portée et la dureté des muscles de sa compagne de tout à l’heure. Mais qu’en fais-tu ?

— Des soldats pour la Grèce ! riposta farouchement la princesse. Certains sont les fils de pères massacrés ou exécutés que je recueille ici pour qu’ils ne soient pas enrôlés de force dans les rangs des janissaires. D’autres, enlevés par les pirates de l’Archipel, car malheureusement nous sommes aussi affligés d’une peste maudite de renégats et de traîtres qui travaillent pour leur propre compte comme Ali de Tebelen, ont été achetés par moi ou pour moi sur les marchés de Smyrne ou de Carpathos. Chez moi, ils redeviennent eux-mêmes : ils oublient la honte, mais pas la haine. Dans les cavernes de l’île, je les entraîne à la guerre comme l’étaient jadis les guerriers de Sparte, ou les athlètes d’Olympie puis, quand ils sont prêts, Yorghos ou son frère Stavros les emmènent là où l’on a besoin de bons combattants... et m’en ramènent d’autres. Je n’en manque jamais : les Turcs ne sont jamais las de faire tomber les têtes, ni les trafiquants de gagner de l’or !

Envahie d’un sentiment d’horreur et de pitié à se retrouver ainsi confrontée de nouveau à l’infamie du trafic humain, Marianne ouvrit de grands yeux. L’audace de cette femme la stupéfiait. N’y avait-il pas un poste turc à quelques toises du refuge qu’elle avait créé ? Pour la première fois elle se sentit vraiment attirée vers elle et lui sourit avec chaleur, une chaleur dont elle n’eut même pas conscience elle-même.

— Je ne peux que t’admirer, dit-elle, sincère, et si je peux t’aider, je le ferai volontiers mais je ne vois pas comment. Ainsi que cet homme l’a rappelé lui-même, mon maître m’envoie à la Sultane pour essayer de renouer avec elle des liens amicaux qui se sont relâchés...

— Mais il donne aussi asile aux têtes pensantes de chez nous. L’un de nos plus grands écrivains, Koraïs, qui a consacré toutes ses forces à notre renaissance, vit en France, à Montpellier, et Rhigas, notre poète, a été exécuté par les Turcs parce qu’il voulait rejoindre Bonaparte et nous assurer son appui !...

L’homme que l’on avait appelé Théodoros intervint. Visiblement, ce cours d’histoire l’agaçait et il avait hâte d’en venir à l’actualité immédiate.

— Napoléon souhaite que la guerre entre la Turquie et la Russie continue, lança-t-il brusquement, dis-nous pourquoi ? Nous aussi nous le souhaitons, et jusqu’à l’écrasement de la Porte, mais nous aimerions connaître les raisons de ton empereur...

— Je ne les connais pas vraiment, fit Marianne après une toute légère hésitation. (Elle pensait, en effet, qu’elle n’avait aucun droit de révéler les plans, encore secrets, de Napoléon.) Je pense qu’il désire surtout soustraire le Sultan à l’influence anglaise.

Théodoros approuva de la tête. Il regarda Marianne comme s’il cherchait à examiner le tréfonds de son âme, puis, sans doute satisfait, il se tourna vers l’higoumène :

— Dis-lui tout, Père. Elle paraît sincère et je suis prêt à tenter l’aventure. De toute façon si elle me trahissait, elle ne vivrait pas assez pour s’en vanter ! Les nôtres y veilleraient.

— Cessez de me soupçonner continuellement ! Je n’ai l’intention de trahir personne, s’insurgea Marianne. Dites ce que vous voulez une bonne fois et finissons-en !

Le prêtre, des deux mains, fit un geste de paix.

— Une nuit prochaine, tu partiras dans la barque de Yorghos. Celui-ci t’accompagnera, dit-il en désignant le géant. Il est l’un de nos chefs. Il sait manier les hommes et, pour cela, depuis cinq ans, les Turcs l’ont chassé de sa Morée natale et il doit vivre caché, ne séjournant jamais longtemps à la même place. Continuellement, il parcourt l’Archipel, toujours traqué, mais toujours libre, soufflant le feu sur les âmes tièdes pour y allumer le brandon de la révolte et aidant de son mieux ceux qui ont besoin de son aide, de son courage et de sa foi. Aujourd’hui, c’est la Crète qui a besoin de lui, mais sa présence ne serait d’aucune utilité alors qu’aux rives du Bosphore il pourrait agir efficacement. La nuit dernière Yorghos a ramené ici, en même temps que toi, un caloyer du monastère d’Arkadios, en Crète. Là-bas, le sang coule et le cri des opprimés s’élève vers le ciel. Les janissaires du pacha rançonnent, pillent, brûlent, torturent et empalent sur le moindre bruit, le plus léger soupçon. Il faut que cela cesse. Et justement Théodoros pense avoir le moyen de faire cesser cet état de choses. Mais, pour cela, il lui faut entrer à Constantinople, ce qui, pour lui, équivaut à se jeter dans la gueule du loup. Avec toi, il a une chance non seulement d’y entrer mais encore d’en sortir vivant. Nul ne songerait à inquiéter une grande dame française voyageant avec un serviteur : il sera ce serviteur.

— Lui ? mon serviteur ?...

Incrédule, elle considéra l’aspect sauvage du géant, ses moustaches agressives et son costume hautement pittoresque : le tout ne ressemblait en rien à l’idée que l’on se faisait, au faubourg Saint-Germain, d’un valet de grande maison ou d’un majordome.

— Il modifiera son aspect, fit Mélina avec un sourire amusé, et il sera l’un de tes domestiques italiens, puisqu’il ne parle pas français. Tout ce que nous te demandons, c’est de partir avec lui et de l’introduire avec toi dans Constantinople. Tu logeras, je pense, à l’ambassade de France ?

Se souvenant de ce que le général Arrighi lui avait dit des appels au secours réitérés de l’ambassadeur, le comte de Latour-Maubourg, Marianne ne douta pas un instant d’être, en effet, chaleureusement accueillie.

— Je ne vois pas bien, admit-elle, où je pourrais aller en dehors de cela...

— Parfait. Nul ne songera à chercher Théodoros au palais de France. Il y restera quelque temps ; puis, un beau jour il disparaîtra et tu n’auras plus à t’en préoccuper.

Marianne fronça les sourcils. Elle se voyait mal, alors que sa mission auprès de la Sultane s’annonçait déjà comme délicate et difficile, risquer par surcroît les pires ennuis en introduisant avec elle un chef de rebelles proscrit et sans doute assez connu puisqu’il n’osait pas entrer sans couverture dans Constantinople. C’était un coup à faire échouer sa mission d’une part, et, d’autre part, à l’envoyer elle-même réfléchir sa vie durant sur la paille humide d’une prison turque, en admettant qu’on voulût bien lui laisser la vie.