Celui-là n’en était plus que le fantôme : une coquille creuse habitée par l’écho qui, amplifiant le moindre bruit, s’efforçait vainement de recréer la vie. Ce n’était pas là que Marianne retrouverait les joies douillettes de la civilisation et elle étouffa un soupir de regret.
Le vieillard qui parut au seuil d’une grande salle vide, meublée uniquement de bancs de pierre, d’une énorme table de cèdre et d’un géranium rouge qui saignait d’une poterie ronde posée sur une adorable fenêtre à colonnettes, devait être le génie familier de ce lieu retiré du temps : un long personnage décoloré, au regard vide, dont les amples vêtements gris avaient l’air taillés dans les toiles d’araignées qui pendaient du plafond. Il était aussi pâle que s’il avait vécu plusieurs années dans une caverne privée de jour et d’air. Jamais, sans doute, le soleil de l’île ou le vent de la mer ne l’avait touché. Sans doute il avait dû vivre depuis longtemps à l’ombre de ses vieilles pierres en tournant le dos à la réalité.
Mais, insensible lui aussi à l’aspect extérieur de Marianne, il la salua avec la dignité d’un grand d’Espagne en face d’une infante, l’assura de l’honneur qu’éprouvait sa maison à la recevoir et lui offrit un poing, rugueux comme un nœud d’olivier pour la conduire jusqu’au logis qu’il lui réservait.
Pourtant, malgré l’heure de la sieste, le passage de deux étrangers déguenillés à travers les rues de Naxos n’avait pas échappé aux guetteurs turcs et, au moment où le comte dirigeait la jeune femme vers un escalier de pierre aux marches disjointes, une dizaine de soldats, chaussés de maroquin rouge et coiffés de turbans rayés de bleu et de rouge, envahissaient le porche du palais. Un odabaschi, surmonté d’une sorte de mitre en feutre blanc à fond vert les commandait.
Son grade correspondait à celui de capitaine d’artillerie, mais il avait aussi, dans l’île, la haute main sur les auberges. Ces arrivants avaient l’air de l’intéresser...
Il maniait languissamment un chasse-mouches et sa mauvaise humeur visible traduisait clairement l’ennui qu’il éprouvait à se voir tirer de l’ombre fraîche de la forteresse à une heure particulièrement chaude. Le ton qu’il employa pour s’adresser au comte Sommaripa s’en ressentit. C’était celui d’un maître envers un serviteur insubordonné.
Mais peut-être parce qu’une femme, et une femme étrangère, était présente, le vieil homme parut s’éveiller. A l’apostrophe hargneuse de l’odabaschi il répliqua vertement et, bien que Marianne ne comprît pas un mot de la langue ottomane, elle saisit tout de même le sens général de l’explication en entendant son nom accolé plusieurs fois à celui de « Nakhshidil Sultane » : le comte devait informer, non sans hauteur, l’officier turc de la qualité de cette naufragée et de l’urgence qu’il y avait à la laisser tranquille.
L’odabaschi, d’ailleurs, n’insista pas. Sa hargne se changea en sourire et, après avoir salué aussi agréablement qu’il lui était possible la cousine de son impératrice, il quitta les lieux avec son escouade.
Planté à trois pas derrière sa prétendue maîtresse, Théodoros le rebelle, raide comme un piquet, n’avait pas bronché tant qu’avait duré la dangereuse explication, mais au soupir bruyant qui dégonfla sa poitrine quand on se dirigea enfin vers l’escalier, Marianne comprit qu’il avait eu tout de même un instant d’émotion et sourit intérieurement : après tout, ce foudre de guerre, malgré ses dimensions, était un homme comme les autres et pouvait connaître l’inquiétude !
La chambre dans laquelle le vieux seigneur introduisit cérémonieusement Marianne n’avait pas dû servir depuis le règne des derniers ducs de Naxos. Un lit, capable d’abriter toute une famille sous ses rideaux de brocatelle déteinte, y trônait dans une superbe solitude entre quatre murs glorieusement décorés d’étendards roussis et déchirés, tandis que quelques tabourets défoncés jouaient mélancoliquement aux quatre coins. Mais elle ouvrait sur la mer par une superbe fenêtre à meneau.
— Nous n’attendions pas un tel honneur, s’excusa le vieux comte. Mais votre serviteur va vous apporter quelques objets nécessaires et nous allons faire demander une robe convenable à la supérieure des Ursulines... car nous ne sommes pas de votre taille...
Le pluriel qu’il employait était bizarre, mais pas plus que le reste de sa personne ou sa voix un peu mécanique et Marianne ne s’y arrêta pas...
— J’accepte volontiers la robe, seigneur comte, répondit-elle avec un sourire, mais pour le reste je vous supplie de ne pas vous déranger. Nous n’aurons sans doute aucune peine à trouver un navire...
Le regard si curieusement vide du vieil homme parut s’animer à ce mot :
.— Les grands navires viennent rarement ici. Nous sommes sur une terre oubliée, Madame, une terre que dédaignent maintenant le bruit, la gloire et les pensées des grands. Heureusement elle suffit à nous nourrir, mais il se peut que votre séjour se prolonge plus que vous ne l’imaginez... Viens avec moi, mon ami.
Les derniers mots, bien sûr, s’adressaient à Théodoros que la fenêtre avait déjà attiré comme un aimant et qui dévorait des yeux la mer vide. A contrecœur, il s’arracha à sa contemplation et suivit le comte pour jouer son rôle de domestique bien stylé. Il revint peu après, transportant avec Athanase une lourde table qu’il plaça dgvant la fenêtre. Quelques ustensiles de toilette suivirent, puis du linge point trop effrangé.
Tout en s’appliquant à rendre la chambre à peu près habitable, Athanase bavardait, visiblement heureux de servir une dame étrangère et de voir de nouvelles têtes, mais plus il devenait expansif et plus Théodoros se renfrognait.
— Par le Christ ! s’écria-t-il enfin quand le petit in tendant l’invita à l’aider à faire le lit, nous ne devons rester ici que quelques heures, frère ! Tu fais comme si nous devions nous y installer pour des mois ! Notre frère Tombazis, à Hydra, doit avoir reçu le pigeon et le navire peut apparaître d’un instant à l’autre !
— Même si votre bateau arrivait maintenant, répondit paisiblement Athanase, il ne serait pas prudent que Madame ne joue pas son rôle : elle et toi êtes des naufragés. Vous devez être épuisés, à bout de forces... Il vous faut au moins une nuit de repos ! Les Turcs ne comprendraient pas que vous vous précipitiez ainsi, sans prendre le temps de respirer, sur le premier navire venu ! L’odabaschi Mahmoud est bête... mais pas à ce point-là ! Et puis le maître est heureux ! L’arrivée de Madame la Princesse lui rend un peu de sa jeunesse. Jadis, tu sais, il est allé vers les pays d’Occident, à la cour du doge de Venise et même chez le roi de France !
Théodoros haussa les épaules, la mine dégoûtée :
— Il devait être riche, alors ! On dirait qu’il ne lui en reste guère !
— Il en reste plus que tu ne crois, fit Athanase avec un sourire, mais il n’est pas bon de tenter la rapidité de l’ennemi. Le maître sait cela depuis longtemps. C’est même tout ce dont il se souvient encore clairement ! Maintenant je vais chez les Ursulines chercher une robe, conclut-il avec un sourire à l’adresse de Marianne. Tu ferais mieux de venir avec moi : aucun serviteur digne de ce nom ne resterait chez sa maîtresse quand elle souhaite se reposer.
Mais, apparemment, la patience du géant était déjà usée. D’un geste rageur, il envoya à travers la chambre la couverture de soie passée qu’il venait de retirer du lit.
— Je ne suis pas fait pour ce genre de vie, s’écria-t-il. Je suis un clephte ! pas un valet !...
— Si vous le criez si fort, remarqua Marianne froidement, dans un moment plus personne ici ne l’ignorera. Non seulement vous avez accepté ce rôle mais encore vous l’avez demandé ! Personnellement, je ne tiens nullement à continuer mon chemin avec vous ! Vous êtes d’un encombrant !...
Sous ses sourcils broussailleux, Théodoros la regarda comme un chien prêt à mordre. Elle crut un instant qu’il allait montrer les dents, mais il se contenta de grogner.
— J’ai un devoir envers mon pays à remplir !
— Alors, remplissez-le en silence ! Avez-vous remarqué la devise qui est gravée au-dessus de l’entrée de ce palais ? Il est écrit : « Sustine vel Abstine ! »
— Je n’entends pas le latin.
— Cela veut dire, en gros : « Endure ou ne t’en mêle pas ! » C’est ce que, personnellement, je fais depuis pas mal de temps et je vous conseille de m’imiter. Vous êtes là à ronchonner continuellement ! Le sort, on ne le choisit pas, on le subit ! Encore heureux quand il vous offre un but qui en vaille la peine.
La figure de Théodoros vira au rouge brique, tandis que ses yeux lançaient des éclairs.
— Je sais ça depuis longtemps et ce n’est pas une femme qui me dictera ma conduite ! cria-t-il.
Puis, sous l’œil indigné d’Athanase qui, de toute évidence, ne comprenait pas que l’on pût traiter une dame avec une telle brusquerie, il se rua hors de la pièce dont la porte retomba sur lui avec un bruit de tonnerre. Le petit intendant hocha la tête et se dirigea à son tour vers ladite porte mais son regard souriait quand il s’inclina avant de sortir :
— Madame la Princesse sera de mon avis, fit-il, les serviteurs stylés se font rares de nos jours...
Contrairement aux craintes de Marianne, qui pensait le voir revenir avec une monastique robe de bure, Athanase rapporta, emballée dans une toile et dans les compliments de la Mère Supérieure, une jolie robe grecque en toile écrue, brodée par les religieuses de soies multicolores. Une sorte de châle pour envelopper la tête l’accompagnait ainsi que plusieurs paires de sandales de tailles différentes.
Bien sûr, cela ne ressemblait en rien aux élégantes créations de Leroy qui emplissaient les malles de Marianne et voguaient présentement dans les entrailles du brick américain, destinées sans doute à être revendues au seul bénéfice de John Leighton en compagnie des joyaux ancestraux des Sant’Anna. Mais une fois lavée, peignée et vêtue, Marianne se retrouva tout de même un peu plus semblable à l’image d’elle-même qu’elle préférait.
De plus, elle se sentait presque bien, les malaises qui l’avaient tant fait souffrir sur la « Sorcière » ayant pratiquement disparu. Si une faim perpétuelle, dévorante, ne l’avait tourmentée presque sans arrêt, elle eût pu oublier qu’elle attendait un enfant et que le temps travaillait contre elle. Car, à moins qu’elle ne réussît à s’en débarrasser rapidement, elle ne pourrait bientôt plus le faire sans risquer dangereusement sa vie.
Le soleil couchant incendiait sa chambre. En bas, le port avait repris son activité. Des bateaux sortaient pour la pêche nocturne, d’autres rentraient, leurs ponts cuirassés d’écaillés brillantes. Mais ce n’étaient que des bateaux de pêche : aucun n’était le « grand navire » digne de « transporter une ambassadrice » et Marianne appuyée au meneau de pierre sentit grandir en elle l’impatience qui dévorait Théodoros. Elle ne l’avait pas revu depuis sa sortie bruyante de tout à l’heure. Il devait être sur les quais, mêlé aux gens de l’île où Ariane avait été abandonnée, scrutant l’horizon, guettant les huniers, les phares carrés d’un navire de haut bord... Apparaîtrait-il jamais, ce vaisseau qu’un pigeon blanc était allé chercher pour elle, afin de la mener dans une ville quasi légendaire où l’attendait une sultane blonde en qui, inconsciemment, elle avait mis désormais tous ses espoirs ?
Cent fois, depuis que chez Mélina elle avait repris conscience et goût de la vie, Marianne s’était répété ce qu’elle ferait en arrivant : courir à l’ambassade, voir le comte de Latour-Maubourg, obtenir par lui une audience impériale, ou sans lui, en forçant les portes si cela était nécessaire, mais porter sa plainte à quelqu’un d’honnête, à quelqu’un de puissant, capable de faire chasser le brick pirate sur toute la Méditerranée. Les Barbaresques, elle le savait, étaient de grands marins, leurs chebecs des navires rapides et leurs moyens de communication presque aussi efficaces que les machines de M. Chappe que Napoléon prisait tellement : en faisant vite, Leighton pouvait se trouver arrêté en face de n’importe quel port de l’Afrique méditerranéenne, cerné par une meute féroce qui lui ferait regretter d’être jamais né... et ses passagers malgré eux pouvaient être sauvés, s’il en était temps encore.
En évoquant Arcadius, Agathe et Gracchus, Marianne sentit ses yeux se mouiller. Elle ne pouvait pas penser à eux sans éprouver une douleur profonde. Jamais elle n’aurait cru, quand ils vivaient quotidiennement auprès d’elle, qu’ils lui étaient devenus chers à ce point. Quant à Jason, elle appliquait toutes ses forces et toute sa volonté à le chasser de sa pensée quand il s’y présentait... et ce n’était que trop souvent ! Mais comment penser à lui sans s’abandonner au désespoir et sans se laisser déchirer par les griffes des regrets ? Elle ne lui en voulait plus de sa cruauté ni de tout le mal qu’il lui avait fait, consciemment ou inconsciemment, car elle admettait avec loyauté que tout était sa faute à elle. Si elle avait eu plus de confiance en lui, si elle n’avait pas eu cette peur terrible de perdre son amour, si elle avait osé lui avouer la vérité sur son enlèvement de Florence, si elle avait eu... un tout petit peu plus de courage ! Mais, avec des « si » un enfant pourrait refaire le monde en quelques heures...
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