Dans sa main gantée, elle tenait un gros missel de maroquin à coins dorés qu’elle avait pris sous l’œil interrogatif d’une Agathe dévorée de curiosité mais rendue muette par la prudence. Et, ainsi équipée, elle ressemblait tout à fait à une dame de bonne maison s’en allant au salut du soir. Cela eut l’avantage de lui éviter les propos toujours un peu trop galants que tout Italien normalement constitué se croit tenu d’adresser à toute femme pourvue d’une tournure acceptable. Et Dieu seul savait combien les Italiens aimaient errer dans leurs rues vers la fin du jour !
Quelques minutes de marche rapide amenèrent Marianne en vue de la vieille église d’Or San Michele, jadis propriété des riches corporations florentines et ornée par elles de statues inestimables érigées dans des niches gothiques. Sous son drap foncé et sa dentelle noire, Marianne avait très chaud. La sueur coulait de son front et le long de son dos. En vérité c’était péché que de s’affubler de la sorte quand le temps était si doux et que le ciel changeant offrait des teintes si ravissantes ! Florence avait l’air de flotter dans une énorme bulle d’air irisé avec laquelle le soleil au déclin jouait encore un peu.
La ville, si secrète et si close à l’heure chaude, ouvrait ses portes pour déverser dans ses rues et sur ses places une humanité bavarde et communicative, tandis que les cloches grêles des couvents appelaient à la prière ceux et celles qui ont choisi de ne plus parler qu’à Dieu.
La fraîcheur de l’église surprit la visiteuse mais lui fit du bien. L’intérieur, où la clarté pénétrait à peine par les vitraux, était si sombre que Marianne dut s’arrêter un instant près du bénitier afin d’accoutumer ses yeux à l’obscurité.
Bientôt, cependant, elle distingua mieux la double nef et, dans celle de droite, la douce splendeur d’un tabernacle médiéval, chef-d’œuvre d’Orcagna, dont les flammes tremblantes de trois cierges faisaient à peine briller les ors assourdis. Mais aucune silhouette, féminine ou masculine, ne priait auprès. L’église semblait vide et son grand vaisseau répercutait seulement l’écho traînant des savates du bedeau qui regagnait la sacristie.
Ce vide et ce silence mirent Marianne mal à l’aise. Elle était venue avec une bizarre répugnance, partagée entre le désir profond d’aider une amie charmante en difficulté et un vague pressentiment. De plus, elle était certaine d’être à l’heure et Zoé était la ponctualité même. C’était étrange et c’était inquiétant. Tellement même que Marianne songea à tourner les talons et à rentrer chez elle. Tout était si anormal dans ce rendez-vous à l’ombre d’une église...
Machinalement, elle fit quelques pas en direction de la sortie mais les termes de la lettre de Mme Cenami lui revinrent en mémoire :
« Il y va de mon repos et peut-être de la vie d’un être cher... »
Non, elle ne pouvait pas laisser sans réponse un tel appel au secours. Zoé qui lui donnait ainsi une extraordinaire preuve de confiance ne comprendrait pas et Marianne se le reprocherait toute sa vie si un drame se produisait sans qu’elle eût tout fait pour l’empêcher.
Fortunée Hamelin, toujours prête à se jeter dans le feu pour un ami ou à l’eau pour sauver un chat, n’aurait pas eu, elle, ce mouvement de défiance, cette tentation de fuir. Et, si l’église était vide, c’est que, pour une raison ou pour une autre, Zoé s’était mise en retard, voilà tout.
Pensant qu’elle pouvait, au moins, attendre quelques minutes, Marianne s’avança lentement vers le lieu du rendez-vous. Elle contempla un instant le tabernacle puis, pliant les genoux, s’abîma dans une prière fervente. Elle avait trop de gratitude à offrir au Ciel pour négliger si belle occasion... C’était encore la meilleure manière de passer le temps.
Profondément absorbée dans son action de grâces, elle ne remarqua pas l’approche d’un homme drapé, de la nuque aux mollets, dans une cape noire à triple collet. Elle tressaillit seulement quand une main pesa soudain sur son épaule, tandis qu’une voix chuchotait, pressante et angoissée :
— Venez, Madame, venez vite ! Votre amie m’envoie vous chercher ! Elle vous supplie de venir jusqu’à elle...
Vivement, Marianne s’était relevée et considérait l’homme qui lui faisait face. Elle ne connaissait pas son visage. C’était d’ailleurs l’un de ceux dont on ne dit rien, que l’on ne remarque pas, un visage large, paisible mais, pour l’heure présente, empreint d’une grande inquiétude.
— Pourquoi ne vient-elle pas ? Qu’est-il arrivé ?
— Un grand malheur ! Mais je vous en supplie. Madame, venez ! Chaque minute compte et je...
Marianne n’avait pas encore bougé. Elle comprenait mal. Ce rendez-vous étrange et maintenant cet inconnu... tout cela ressemblait si peu à la calme Zoé.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
L’homme s’inclina avec toutes les marques du respect.
— Rien qu’un serviteur, Excellenza !... mais les miens ont toujours servi la famille du baron et Madame m’honore de sa confiance. Dois-je aller lui dire que Madame la Princesse refuse ?
Vivement, Marianne tendit la main et retint le messager qui faisait mine de se retirer.
— Non, je vous en prie, n’en faites rien ! Je vous suis.
A nouveau il s’inclina mais en silence et l’escorta jusqu’au portail à travers les ombres de l’église.
— J’ai là une voiture, dit-il quand on atteignit l’air et la lumière. Nous serons plus tôt rendus !
— Allons-nous donc si loin ? Le palais est tout proche.
— A la villa de Settignano ! Maintenant, que Madame veuille bien me pardonner mais je ne peux lui en dire davantage. Madame comprendra : je ne suis qu’un serviteur...
— Dévoué, je sais ! Eh bien, allons !
La voiture, un élégant coupé de ville sans armoiries, attendait un peu plus loin, sous l’arche reliant l’église à l’antique palais des Lainiers, alors à demi ruiné. Le marchepied en était baissé et un homme en noir se tenait à la portière. Le cocher, tassé sur son siège, avait l’air de somnoler. Mais dès que Marianne fut installée, il fit claquer son fouet et les chevaux partirent au grand trot.
Le serviteur dévoué avait pris place à côté de la jeune femme à qui cette familiarité avait arraché un froncement de sourcils, mais elle n’avait rien dit, mettant cet impair sur le compte du grand trouble dans lequel semblait se trouver le bonhomme.
On sortit de Florence par la porte San Francesco. Depuis que l’on avait quitté Or San Michele, Marianne n’avait pas dit un mot. Inquiète, elle se torturait l’esprit à essayer d’imaginer le genre de catastrophe qui avait pu s’abattre si soudainement sur Zoé Cenami et n’en voyait qu’une seule possible. Zoé était charmante et de nombreux hommes, séduisants parfois, lui faisaient une cour empressée. Se pouvait-il que l’un d’eux eût obtenu ses faveurs et qu’une indiscrétion, volontaire peut-être, eût averti Cenami de son infortune ? En ce cas, Marianne voyait mal quel secours elle pourrait offrir à son amie, hormis peut-être tenter de calmer l’époux outragé. Cenami faisait grand cas, en effet, de la princesse Sant’Anna... Bien sûr, cette hypothèse était peu flatteuse pour la vertu de Zoé... mais quelle autre pouvait justifier un appel au secours si pressant et des précautions si extraordinaires ?
Il faisait, dans cette voiture fermée, une chaleur de four et Marianne, incommodée, releva sa voilette et se pencha pour baisser une glace. Mais son compagnon la retint :
— Mieux vaut ne pas ouvrir. Madame. D’ailleurs, nous arrivons !
La voiture, en effet, quittait le grand chemin et s’engageait dans un sentier en pente cahotant entre les ruines habillées de lierre de ce qui semblait être un ancien couvent. Au bout de ce chemin l’Arno brillait d’un éclat cuivré sous le soleil couchant.
— Mais... ce n’est pas Settignano ! s’écria Marianne. Qu’est-ce que cela ? Où sommes-nous ?
Elle tournait vers son compagnon un regard où la colère le disputait à une brusque angoisse. Mais l’homme garda tout son calme et se contenta de répondre, doucement :
— Là où j’avais ordre de conduire Madame la Princesse. Une confortable berline de voyage nous y attend. Madame y sera parfaitement. Il le fallait ainsi car nous roulerons toute la nuit.
— Une berline ?... Un voyage ? Mais, pour aller où ?
— En un lieu où Madame la Princesse est attendue avec impatience. Madame verra.
La voiture s’arrêtait dans les ruines. Instinctivement, Marianne se cramponna des deux mains au rebord de la portière comme pour s’accrocher à un ultime asile. Elle avait peur maintenant, une peur horrible, de cet homme trop poli, trop aimable, dans les yeux duquel il lui semblait déceler maintenant la fausseté et la cruauté.
— Attendue par qui ? Et, d’abord, à quels ordres obéissez-vous ? Vous n’êtes pas au service des Cenami.
— En effet ! Mes ordres sont ceux que je reçois de mon maître... Son Altesse Sérénissime le Prince Corrado Sant’Anna !
2
LE RAVISSEUR
Avec un cri, Marianne s’était rejetée dans le fond de la voiture, regardant avec horreur la portière qui s’ouvrait sur un décor à la fois romantique et paisible et tout baigné d’un somptueux coucher de soleil, mais qui, à ses yeux, préfigurait assez bien une prison.
Son compagnon descendit, rejoignit auprès du marchepied celui qui venait de le baisser et offrit sa main en s’inclinant avec respect.
— Si Madame la Princesse veut se donner la peine...
Hypnotisée par ces deux hommes noirs qui lui paraissaient tout à coup les envoyés du destin, Marianne descendit avec la passivité d’un automate. Elle comprenait que toute lutte serait inutile. Elle était seule, dans un lieu désert, avec trois hommes dont le pouvoir était d’autant plus grand qu’ils représentaient une autorité qu’elle n’avait pas le droit de rejeter : celle de son mari, d’un homme qui avait sur elle toute puissance et dont, désormais, elle avait tout à craindre. S’il en était autrement, Sant’Anna n’aurait jamais osé la faire enlever ainsi, dans Florence même et presque sous le nez de la grande-duchesse, par ses valets !...
Sous l’arche ruinée d’un fantôme de cloître qu’en d’autres circonstances elle eût trouvé charmant, Marianne vit qu’en effet une grande berline de voyage attendait, tout attelée. Un homme, debout à la tête des chevaux, immobile, les tenait par la bride. Cette berline, sans être neuve, était bien construite et visiblement conçue pour pallier, le mieux possible, les inconvénients et fatigues d’un voyage.
Pourtant, comme Dante sur la porte redoutable de l’Enfer, la jeune femme crut y lire l’ordre d’abandonner toute espérance. Elle avait espéré pouvoir berner l’homme qui, cependant, lui avait fait confiance. Et elle avait été bernée à son tour. Elle comprenait trop tard que jamais Zoé Cenami n’avait écrit ce billet, qu’elle n’avait aucun besoin de son aide et devait, à cette heure, se disposer paisiblement à recevoir ses amis habituels. Quant à Marianne, sûre de la protection et de la puissance de Napoléon, elle s’y était réfugiée comme dans une île escarpée où se brisaient, où ne pouvaient que se briser, les vagues les plus effrayantes. Elle avait cru, enfin, que son amour pour Jason la faisait invulnérable et qu’une éclatante victoire était sa suite logique. Elle avait joué ; elle avait perdu !
L’invisible mari avait réclamé ses droits. Déçu, il en imposait rudement le respect. Et quand, enfin, la fugitive se retrouverait en face de lui, même si c’était encore devant un miroir vide, elle serait seule, les mains nues et l’âme sans défense. La carrure puissante du duc de Padoue, sa voix autoritaire ne se dresseraient pas en rempart pour réclamer les droits imprescriptibles de l’Empereur...
Une faible lueur s’infiltra tout à coup dans le désespoir de Marianne, y traçant une mince faille brillante. Tout à l’heure on s’apercevrait qu’elle avait disparu. Arcadius, Arrighi, même Benielli la chercheraient... l’un d’eux, peut-être devinerait la vérité. Dès lors, ils iraient tout droit à Lucques à seule fin de s’assurer, tout au moins, que le prince n’était pour rien dans cet enlèvement. Et Marianne les connaissait suffisamment pour savoir qu’ils ne se laisseraient pas aisément éconduire ni décourager. Jolival, pour sa part, était capable de démolir pierre par pierre la villa dei Cavalli pour la retrouver !
Insensible, en apparence, car, pour rien au monde elle n’eût consenti à montrer ses craintes à des valets dans lesquels elle ne voyait que des sbires, mais fiévreuse jusqu’au fond de l’âme, Marianne avait assisté à ce nouveau départ comme s’il ne la concernait pas. Elle avait vu l’homme qui tenait les chevaux les remettre au cocher puis s’en aller tranquillement avec le coupé dans la direction de Florence. La berline, alors, s’était lentement ébranlée. Elle avait remonté le chemin des ruines, repris la route. C’était cette route qui avait tiré Marianne de son impassibilité.
"Toi, Marianne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Toi, Marianne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Toi, Marianne" друзьям в соцсетях.