— Eh bien ? chuchota-t-il d’un ton de reproche, que faites-vous donc ? Le temps presse !
— Ce que dit cet homme est donc vrai ? fit Marianne sans bouger. Nous partons maintenant ? Je croyais qu’à cause des Turcs nous devions rester ici quelques jours ?
— En effet. Pourtant il faut faire vite si vous voulez éviter de graves ennuis. Ceux que nous risquons ici avec les Turcs sont peu de chose à côté ! Le capitaine de la polacre envoyée d’Hydra a appris que trois navires des frères Kouloughis, les pirates renégats, font voile vers Naxos. S’ils arrivent en vue de l’île avant que vous ne l’ayez quittée, vous risquez de ne jamais atteindre Constantinople mais d’aboutir à Tunis où les Kouloughis ont leur marché d’esclaves...
— Des... je vous suis ! Faites seulement sortir ce Théodoros qui a l’air changé en statue de sel pour que je m’habille !
Il y avait décidément des mots capables de faire sortir Marianne de ses propres limites et celui d’esclavage était de ceux-là. Tandis qu’Athanase remorquait
Théodoros hors de sa chambre, elle se hâta de s’habiller puis alla rejoindre les deux autres dans la galerie obscure qui desservait les chambres. Quand elle apparut, sa chandelle à la main, Théodoros semblait redevenu lui-même. Il lui jeta un regard plein de rancune qui lui fit comprendre que le géant ne lui pardonnerait pas de sitôt l’instant de faiblesse – ou ce qu’il considérait comme tel ! — dont elle avait été la cause.
Mais Athanase lui sourit d’un air encourageant et lui prit la main pour l’aider à descendre l’escalier.
— J’ai honte de partir ainsi, furtivement, protesta Marianne. J’ai l’air d’une voleuse ! Que va dire le comte Sommaripa ?
Par-dessus la flamme de la bougie, les yeux de l’intendant rejoignirent ceux de la jeune femme.
— Mais il ne dira rien ! Que pourrait-il dire d’autre que : « Voilà qui est bien... » ou encore « C’est une excellente idée... » quand je lui aurai appris que Madame est partie faire une promenade dans l’île avec la comtesse Fiorenza ? Ce sera aussi simple que cela...
Guidés par Athanase qui semblait avoir des yeux de chat, Marianne et Théodoros dégringolèrent le dédale de ruelles qui menait au port mais, une fois le quai atteint, ils se dirigèrent du côté de l’îlot où s’élevaient les ruines du petit temple.
Un grand trois-mâts, dont la proue s’effilait comme le museau d’un espadon, était à l’ancre près de la langue de terre. Son gréement impressionnant mariait de façon bizarre voiles auriques et voiles latines. Aucune lumière ne se montrait à bord et, posé sur l’eau calme du port, il ressemblait assez à quelque vaisseau fantôme.
— Le canot attend devant la chapelle des chevaliers de Rhodes ! chuchota Athanase. Il est là, tout près...
Mais, à mesure que l’on approchait du vaisseau, Théodoros paraissait se renfrogner.
— Ce n’est ni le navire de Miaoulis ni celui de Tombazis, bougonna-t-il. Ce n’est même pas une vraie polacre ! A qui est ce bateau ?
— Il appartient à Tsamados ! fit Athanase agacé. C’est en effet, une polacca-chebec, sa dernière prise et un fameux marcheur, paraît-il ! De toute façon que t’importe puisque c’est le navire que ceux d’Hydra t’envoient ? Evidemment, si tu ne veux plus t’embarquer...
La grosse patte du géant se posa, apaisante, sur l’épaule du petit intendant.
— C’est toi qui as raison, frère, et je te demande pardon. Mais je crois que jamais je n’ai été aussi nerveux. Voilà ce que c’est, ajouta-t-il entre ses dents, que voyager avec une femme !
La chaloupe, en effet, attendait près d’un petit escalier de pierre d’où surgirent deux formes sombres, celles des matelots chargés de mener à bord les deux passagers.
Malgré elle, Marianne serra plus fort la main d’Athanase qu’elle n’avait pas lâchée. Elle se sentait inquiète, tout à coup, sans bien savoir pourquoi. Peut-être à cause de cette nuit si sombre, de ce vaisseau inconnu... elle avait l’impression qu’en quittant son guide elle allait abandonner son dernier ami pour plonger dans un inconnu plein de menaces et elle se sentait glacée.
L’intendant dut sentir cette inquiétude car il chuchota :
— Madame la Princesse n’a pas peur, j’espère ? Les gens d’Hydra sont de braves gens et des gens braves. Elle n’aura rien à craindre avec eux ! Qu’elle me permette seulement de la remercier de sa visite et de lui souhaiter bon voyage !
Ces quelques mots suffirent pour la rasséréner.
— Merci à vous, Athanase ! Merci pour tout...
Les adieux furent rapides. Aidée par l’un des matelots, Marianne descendit presque à tâtons les degrés raides et glissants, pensant à chaque pas piquer une tête dans le port. Mais elle atteignit sans encombre le plancher mouvant de la barque dans laquelle Théodoros sauta plutôt qu’il ne descendit. Puis, poussé par une gaffe, le canot déborda et les rames, maniées par quatre mains vigoureuses, plongèrent silencieusement dans l’eau noire. Sur le quai, la silhouette replète d’Athanase diminua tandis que les maisons, déjà, prenaient leurs distances.
On atteignit le vaisseau sans qu’une parole eût été échangée. Théodoros, debout à l’avant de la barque, un pied sur le bordage, brûlait visiblement d’impatience de monter à bord et, à peine eut-on atteint l’échelle de corde qui pendait au flanc du navire qu’il s’élança dessus, grimpa avec une agilité incroyable chez un tel colosse et disparut par-dessus la lisse.
Marianne suivit plus lentement, mais avec assez de souplesse et d’aisance pour ne pas nécessiter l’aide des marins.
Pourtant, quand elle atteignit le bordage, des poignes vigoureuses s’emparèrent d’elle pour la déposer sur le pont. Là, elle eut tout de suite l’impression que quelque chose n’allait pas...
Théodoros était là, debout en face d’une troupe immobile et noire que la jeune femme ne put s’empêcher de trouver menaçante à cause même de ce silence : elle ressemblait trop à ces ombres qui, du pont de la « Sorcière » l’avaient regardée, sans un mot, descendre-jusque dans la chaloupe où Leighton l’avait condamnée à périr !
Théodoros, lui, parlait dans cette langue romaïque qu’elle ne connaissait pas. Mais sa voix autoritaire d’homme habitué au commandement avait d’étranges fêlures où sa compagne décelait une angoisse mal cachée par la colère. Il parlait seul et c’était cela qui était effrayant car personne ne lui répondait.
Les deux matelots du canot étaient montés, à leur tour, et Marianne les sentait juste derrière elle, si près qu’elle pouvait les entendre respirer.
Puis, tout à coup, quelqu’un démasqua une lanterne, l’approcha d’un visage qui parut jaillir de la nuit dans l’ombre du grand mât : celui d’un homme à la peau jaune, aux traits forts, au nez arrogant au-dessus d’une moustache tendue horizontalement qui s’achevait en touffes, aux yeux durs sous un grand front creusé de sillons et, ce qui était terrible, c’est que ce visage-là riait, riait en silence, lui aussi, mais avec une cruauté qui fit trembler Marianne.
Sur Théodoros, l’apparition de cette figure démoniaque avait fait l’effet de la tête de Méduse. Il poussa une exclamation de rage puis, tournant vers sa compagne un visage couleur de craie sur lequel, pour la première fois, elle put lire la peur :
— Nous avons été trahis ! souffla-t-il. Ce navire, c’est celui de Nicolaos Kouloughis, le renégat !...
Il ne put en dire davantage. Déjà la foule silencieuse des pirates se jetait sur eux pour les entraîner dans les entrailles du navire.
La dernière chose qu’aperçut Marianne terrifiée, avant de disparaître, avalée par 1’écoutille noire fut, très haut, dans une enfléchure, une grosse étoile brillante qu’une voile que l’on hissait cacha soudain, comme une main placée devant un œil gigantesque pour en dissimuler les larmes...
11
DE CHARYBDE EN SCYLLA...
L’entrepont était noir, étouffant, puant la crasse et l’huile rance.
Dès le bas de l’échelle, Marianne avait été jetée sans cérémonie dans un coin, tandis que l’on entraînait Théodoros vers une destination plus lointaine. Elle était tombée sur quelque chose de rêche qui devait être un vieux sac et s’y était tapie sans oser bouger, assourdie par les hurlements qui l’environnaient.
Le silence oppressant de tout à l’heure avait volé en éclats et, à considérer le vacarme que menaient maintenant les pirates, leurs grandes exclamations et leur caquetage volubile qui couvraient les rugissements de fureur du prisonnier, on pouvait se demander si dans ce mutisme qu’ils avaient observé sur le pont n’entrait pas une bonne part de stupeur. C’était un peu comme s’ils ne s’attendaient pas à une prise de cette importance.
Car, il n’y avait pas à s’y tromper : pour ces hommes, le plus important c’était Théodoros et Marianne n’offrait qu’un intérêt très secondaire. Elle s’en était aperçue à la désinvolture avec laquelle on s’était débarrassé d’elle comme d’un colis encombrant... un colis que l’on songerait peut-être à récupérer pour le vendre au plus offrant sur le marché de Tunis comme Athanase le lui avait fait craindre...
En évoquant soudain l’intendant du comte Somma-ripa, la pensée que la trahison dénoncée par Théodoros avait pu venir de lui n’effleura même pas Marianne. C’était lui, pourtant, qui avait vu arriver la polacre, lui qui était entré en contact avec son équipage (n’avait-il pas dit qu’il appartenait à un certain Tsamados ?), lui encore qui avait alerté les fugitifs, les avait pressés de partir malgré les questions gênantes que l’odabaschi risquait de poser à son maître... Mais la jeune femme ne pouvait croire à tant de noirceur dans l’âme d’un homme qui, au bout de vingt années, avait encore les larmes aux yeux en regardant son maître marivauder avec une ombre.
Peut-être les gens d’Hydra étaient-ils moins sûrs qu’on ne le pensait... ou peut-être tout ceci n’était-il qu’une erreur tragique !
Athanase, en voyant arriver ce grand bateau, avait pu penser, honnêtement, que c’était bien celui que l’on attendait (le comte n’avait-il pas dit à Marianne que les navires de fort tonnage étaient rares à Naxos ?). Il avait pris langue avec les pirates sans avoir la moindre idée de ce qu’il avait en réalité devant lui et les autres, flairant une bonne affaire, s’étaient hâtés d’entrer dans le jeu en se gardant bien de le détromper... Mais ce n’était là qu’une supposition parmi toutes celles qui tournaient dans l’esprit de la passagère malgré elle et qu’elle s’efforça, d’ailleurs, de chasser : ce n’était vraiment pas le moment choisi pour se livrer au jeu des probabilités ! Et devant la menace, inattendue mais terrible, qui pesait maintenant sur elle, Marianne s’efforça de concentrer toutes ses pensées sur cette idée unique : en sortir !
Un rayon de lumière glissa dans l’entrepont jusqu’aux marches de l’escalier : les hommes revenaient après avoir mis leur prisonnier en lieu sûr. Ils parlaient tous en même temps, supputant peut-être le profit qu’ils allaient tirer de ce Théodoros dont Marianne s’avisait pour la première fois qu’elle ne connaissait même pas le nom, mais qui devait être quelqu’un de beaucoup plus important qu’elle ne l’avait imaginé.
Au milieu de ses matelots, éclairé par la lanterne que portait l’un d’eux, elle reconnut le chef.
Décidée à engager le fer aussi rapidement que possible, elle se leva et vint se camper devant l’échelle, barrant le passage et priant silencieusement pour que la différence de langage ne fût pas un obstacle insurmontable.
L’heure lui semblait venue, même si cela ne devait servir à rien, de faire sonner ici le nom de l’Empereur des Français qui paraissait avoir une certaine importance, même dans ces contrées à peu près sauvages. Ce n’était peut-être qu’une mince chance, mais cela valait la peine de la tenter. Aussi, pour rester fidèle à son personnage, fut-ce en français qu’elle apostropha le renégat.
— Ne croyez-vous pas, Monsieur, que vous me devez quelques explications ?
Sa voix claire sonna comme une trompette. Les hommes se turent brusquement. Leurs regards convergèrent aussitôt sur la mince silhouette en robe claire qui se dressait devant eux avec une fierté qui les frappa bien qu’ils n’eussent probablement pas saisi le sens de ses paroles. Quant à Nicolaos Kouloughis, ses pupilles se rétrécirent et il émit un petit sifflement qui pouvait être aussi bien admiratif que venimeux.
Mais, à la grande surprise de Marianne, ce fut la langue de Voltaire, assaisonnée d’un furieux accent, qu’il employa lui aussi :
— Ah ! Tu es la dame française ? Je croyais que ce n’était pas vrai ?
— Qu’est-ce qui n’était pas vrai, selon vous ?
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