Presque machinalement, il demanda :

— Que veux-tu dire ?

— C’est simple : vous avez dit, tout à l’heure, que vous vouliez remettre Théodoros au pacha de Candie et me vendre, moi, à Tunis. C’est bien cela ?

— C’est bien cela.

— Voilà pourquoi je dis que vous allez perdre de l’argent. Croyez-vous que le pacha de Candie vous paiera la totalité de ce que vaut le prisonnier ? Il ergotera, donnera un acompte, dira qu’il lui faut réunir la somme... tandis que le Sultan paierait cher, et tout de suite, et en bel or sonnant ! De même pour moi : puisque vous ne voulez pas reconnaître ma qualité réelle ni entendre raison, vous admettrez au moins que je vaux mieux que le harem crasseux d’un seigneur tunisien. Aucune femme n’est aussi belle que moi dans le harem du Grand Seigneur, affirma-t-elle audacieusement...

Le plan qu’elle poursuivait était clair : si elle pouvait seulement l’amener à changer de route, à faire voile vers le Bosphore au lieu de l’entraîner vers cette Afrique où elle serait à jamais perdue et qui l’épouvantait, elle savait que ce serait déjà une forme de victoire. L’important, comme elle l’avait déjà pensé dans la barque de Yorghos, était d’arriver là-bas, et peu importait dans quelles conditions...

Avec angoisse elle guetta sur le visage rusé du trafiquant le cheminement de ses paroles. Elle savait qu’elle avait touché la corde sensible et faillit pousser un soupir de soulagement quand il murmura enfin :

— Tu as peut-être raison.

Mais, aussitôt, le ton réfléchi explosa et fit place aux grincements de la colère et de la rancune.

— Cependant, s’écria-t-il, tu n’en subiras pas moins ton châtiment parce que tu l’as mérité. Après la tempête je te ferai connaître ma décision... peut-être !

Et il s’éloigna vers l’avant du navire, laissant Marianne livrée à elle-même sur le pont désert. Allait-il modifier la marche du bateau ? L’impression que quelque chose n’allait pas tout droit envahissait Marianne. Dans la tempête qu’avait rencontrée la « Sorcière » quand on avait quitté Venise, elle avait pu observer le comportement des marins de Jason et il ne ressemblait en rien à celui de ceux de Kouloughis.

Les hommes du brick avaient presque entièrement dépouillé les vergues, ne gardant que les focs et les voiles d’étai. Ceux de la polacre, massés à l’avant du bateau, semblaient tenir un conciliabule animé par les hurlements de leur capitaine. Quelques-uns, les plus courageux sans doute, carguaient mollement les voiles basses en jetant des coups d’œil anxieux aux voiles hautes pour voir comment elles se comportaient. Personne ne faisait mine de grimper dans les haubans que les gesticulations du navire rendaient évidemment dangereux.

La plupart, égrenant leur chapelet à gros grains d’ambre, couraient s’agenouiller en masse vers l’avant et s’y entassaient en entamant une litanie qui de toute évidence allait durer autant que le grain ; mais personne, et c’était au moins aussi étrange, n’avait l’idée d’aller s’enfermer dans les entrailles du navire.

Pour sa part, Marianne se sentait de plus en plus mal. Le navire dansait maintenant comme un bouchon dans l’eau bouillante et les cordes qui la liaient commençaient à lui entrer dans les chairs. Un paquet de mer lui arriva droit dessus, la suffoqua, puis laissa glisser son écume par les dalots.

Néanmoins, quand Kouloughis, embardant d’un bout à l’autre du bateau pour regagner la dunette passa près d’elle, la jeune femme ne put s’empêcher de lui jeter :

— Vous avez là de drôles de marins ! Si c’est ainsi qu’ils espèrent lutter contre la tempête...

— Ils s’en remettent à Dieu et à ses saints, riposta le trafiquant avec hargne. La tempête vient du Ciel : c’est à lui de décider de ses résultats. Tous les Grecs savent ça !

Entendre cet homme, ce pirate, ce renégat parler de Dieu était la dernière chose à laquelle on pouvait s’attendre. Mais Marianne commençait à se former des Grecs une idée personnelle : des gens étranges, à la fois braves et superstitieux, impitoyables et généreux, parfaitement illogiques la plupart du temps.

Avec un haussement d’épaules elle commenta :

— C’est sans doute pour cette raison que les Turcs en viennent à bout si facilement. Ils ont une autre méthode... mais vous devriez savoir cela, vous qui avez choisi de les servir.

— Je le sais. C’est pourquoi je vais prendre la barre, même si cela ne sert à rien !

Marianne ne put en dire davantage. Une nouvelle gerbe salée l’engloutit, balayant le pont sur presque toute sa longueur. Elle s’efforça de retrouver sa respiration, toussant et crachant pour libérer ses poumons. Quand elle put à nouveau distinguer quelque chose, elle aperçut Kouloughis campé à la barre qu’il serrait à deux mains, fixant la mer démontée d’un œil farouche. L’homme de barre, tapi dans un coin, avait lui aussi tiré son chapelet.

Le jour était venu, lentement. Un jour gris, étalé sur une mer sinistre qui, à la manière d’une coquette entrée dans les voies de la pénitence, avait échangé ses satins bleus contre des haillons gris. Les vagues étaient maintenant hautes comme des montagnes et l’air n’était plus qu’écume. Le bateau, malgré la présence de Kouloughis à sa barre, filait en aveugle vers une destination connue de lui seul et, sans doute, du Diable, malgré l’obstination illogique que mettaient ces pirates à se vouloir dans la seule main de Dieu.

Le renégat semblait accepter les patenôtres de ses hommes comme toutes naturelles et peut-être, après tout, s’en remettait-il à la tempête de trancher pour lui son débat intérieur : continuer sur la Crète ou changer de cap et faire route vers Constantinople.

L’un des focs s’envola, son gréement rompu, et partit dans le ciel fuligineux comme un oiseau ivre. Personne ne parut même songer à établir une nouvelle voile, mais les invocations au Ciel se firent plus pressantes, tout au moins quand l’eau ne les éteignait pas ou quand les hurlements de la tempête ne les couvraient pas. Dans les nuages, les mâts dansaient une sarabande.

Mais, bientôt, Marianne fut hors d’état de remarquer quoi que ce soit. Trempée jusqu’aux os, aveuglée par l’eau et assourdie par les coups de mer, meurtrie par les cordes mouillées qui se resserraient cruellement, elle découvrait que la pénitence était plus rude encore qu’elle ne l’avait imaginée et souhaitait perdre connaissance. Mais ne s’évanouit pas qui veut et ce traitement brutal avait l’avantage de chasser le mal de mer. Par contre, le risque de périr noyée grandissait à chaque instant et Marianne commençait à penser qu’elle allait sans doute mourir là, noyée comme un rat dans son trou...

Peut-être le trafiquant eut-il la même idée et craignit-il, en prolongeant l’épreuve, de voir un profit certain lui échapper, car, utilisant une légère accalmie, il amarra la barre et, dégringolant l’escalier de la dunette, vint trancher les cordes qui retenaient Marianne.

Il était temps. Elle était à bout de forces et il dut la soutenir à pleins bras pour l’empêcher de glisser sur le pont qu’une embardée du bateau venait de redresser brusquement. Moitié portant, moitié traînant, il alla jusqu’à l’écoutille, ouvrit le panneau et redescendit sa victime dans l’entrepont, où il l’abandonna, non sans faire entrer avec eux la majeure partie d’une vague.

Ce que les rafales de la mer n’étaient pas arrivées à faire, l’atmosphère étouffante de l’entrepont, l’odeur qui stagnait là y parvinrent sans peine et Marianne, secouée de spasmes, restitua tout ce qu’elle avait dans le corps. Ce fut violent et pénible mais, ensuite, elle se sentit mieux, chercha, dans la semi-obscurité, les sacs où elle avait été posée à l’arrivée et s’y étendit.

Mais l’eau qui était entrée dans l’entrepont et sa robe inondée eurent tôt fait de les rendre aussi humides que le tillac et elle pensa qu’il lui fallait maintenant prendre son mal en patience. Du moins n’avait-elle plus froid, car il régnait là-dedans une chaleur d’étuve.

Peu à peu, elle reprit ses esprits, aidée en cela par une migraine qui lui serrait les tempes. Dans cet espace clos, les bourrades de la mer résonnaient comme dans un tambour et il lui fallut un moment pour se rendre compte que les coups qui lui faisaient si mal ne provenaient pas tous de la tempête : dans le fond de l’entrepont, quelqu’un cognait lourdement contre du bois.

Pensant soudain à Théodoros, elle se dirigea péniblement, et le plus souvent à quatre pattes pour étaler les sursauts du bateau jusqu’à l’endroit d’où venait le bruit. Il y avait là une porte, faite d’énormes planches à peine rabotées, mais fermée par une grosse serrure.

Anxieuse, elle colla son oreille au vantail en se cramponnant de son mieux. Au bout d’un instant, le bruit se reproduisit et, sous ses mains, elle sentit trembler la porte.

— Théodoros ! appela-t-elle. Etes-vous là ?

Une voix furieuse qui lui parut s’éloigner lui répondit, cependant que le bateau, en plongeant, la plaquait contre le bois.

— Naturellement, je suis là ! Ces brutes m’ont ficelé si étroitement que je n’arrive pas à me retenir et je viens cogner cette maudite cloison chaque fois que ce rafiot de malheur se redresse à la lame ! Si seulement la tempête se calmait : je suis rompu !

— Si seulement je pouvais ouvrir cette porte... mais je n’ai rien, absolument rien sous la main.

— Comment ? Vous n’êtes pas attachée ?

— Non...

En quelques mots, Marianne fit à son compagnon le récit de ce qui s’était passé entre elle et le renégat. Un instant, elle l’entendit rire, mais cet éclat s’acheva en gémissement, tandis que la cloison sonnait de nouveau sous l’assaut de l’involontaire bélier humain. Néanmoins, le bruit avait été moins fort.

— On dirait que ça se calme un peu, commenta Théodoros au bout d’un instant. Vous devriez tout de même regarder partout, dans l’endroit où vous êtes. Il y a peut-être quelque chose qui traîne et qui pourrait m’aider à me détacher. Il y a un espace sous la porte par où l’on pourrait glisser un morceau de fer, une lame... que sais-je ?

— Mon pauvre ami, j’ai bien peur de vous décevoir mais je vais tout de même chercher.

Toujours sur les genoux, elle allait entreprendre l’exploration de son obscur domaine quand la voix du Grec lui parvint de nouveau :

— Princesse !

— Oui, Théodoros ? fit-elle surprise car c’était la première fois qu’il employait ce terme. Jusque-là il n’avait pas jugé utile de lui donner quelque appellation que ce soit. C’était aussi la première fois qu’il renonçait à la tutoyer.

— Je voudrais vous dire... que je regrette de vous avoir traitée comme je l’ai fait. Vous êtes une femme vaillante... et un bon compagnon de combat ! Si on s’en sort... j’aimerais que nous soyons amis ! Voulez-vous ?

Malgré le tragique de leur situation, elle eut un sourire tandis qu’une vague de chaleur faisait battre son cœur un tout petit peu plus vite et lui rendait courage. Cette amitié virile qui s’offrait et qu’elle savait sûre, c’était tout juste ce dont elle avait le plus besoin ! A partir de cet instant, elle avait l’assurance de n’être plus seule et, brusquement, elle eut envie de pleurer.

— Oui, Théodoros, je veux bien ! dit-elle d’une voix qui s’étranglait un peu. Et même, je crois que rien ne pourrait me faire plus plaisir !

— Alors, du courage ! Vous dites ça comme si vous alliez fondre en larmes !... Vous verrez qu’on s’en tirera...

L’exploration de l’entrepont, difficile mais consciencieuse, ne donna rien. Désolée, elle revint annoncer à Théodoros qu’elle avait échoué.

— Cela ne fait rien ! soupira-t-il. Il faut attendre. Peut-être qu’une occasion se présentera. Quand la tempête se calmera, il faudra bien, j’imagine, que ces chiens nous donnent à manger. Nous aviserons à ce moment-là. Jusque-là, il faut essayer de vous reposer pour reprendre quelques forces. Tâchez de vous caler dans un coin et de dormir un peu...

Marianne fit de son mieux mais ce n’était pas facile. Elle parvint tout de même à trouver un peu de repos quand l’ouragan perdit de sa violence.

Lorsque vint le soir, le vent et la mer s’étaient calmés. Le plancher où elle reposait était redevenu à peu près horizontal et elle goûtait un peu de paix.

De l’autre côté de la cloison plus aucun bruit ne se faisait entendre et elle pensa que Théodoros s’était endormi. Une nuit opaque, d’ailleurs, avait envahi l’entrepont, aucune lumière ne venant plus des interstices des faux sabords. Par contre l’air se faisait humide et plus froid.

La prisonnière en était à se demander si, d’aventure, on allait les oublier là jusqu’à l’arrivée à Candie... ou ailleurs, puisqu’elle n’avait aucun moyen de connaître la route, quand le panneau d’écoutille fut enlevé.