Théodoros se lança dans une longue et volubile explication, tandis que Marianne, oubliant soudain le danger qu’elle courait, regardait autour d’elle avec étonnement. Elle éprouvait tout à coup un sentiment indéfinissable : c’était comme si l’Angleterre de son enfance lui avait sauté au visage et elle en respirait le parfum avec une joie parfaitement inattendue. Cela tenait sans doute à ces deux hommes tirés à quatre épingles, au pont superbement briqué, aux cuivres étincelants de ce navire. Tout cela lui semblait extraordinairement familier. Il n’était jusqu’au visage de l’officier, qui d’ailleurs, au vu de ses insignes, devait être le commandant, dont les traits encadrés de favoris grisonnants, mais à demi dissimulés sous l’ombre du grand bicorne noir, ne lui parût bizarrement coutumier.
L’homme au costume blanc discutait maintenant avec Théodoros aussi âprement que lui, mais le commandant ne disait rien. Il devait regarder Marianne que l’un des fanaux éclairait, car elle sentait ses yeux attentifs sur elle aussi nettement que s’il avait posé une main sur son épaule.
L’interlocuteur du Grec se tourna soudain vers l’officier :
— Le bateau qui nous a abordés est celui de l’un des frères Kouloughis, les pirates renégats. Cet homme dit que lui et sa sœur ont été enlevés à Amorgos et qu’on les emmenait à Tunis pour les vendre comme esclaves. Ils ont pu s’évader à la faveur de l’abordage et ils demandent asile. La jeune femme est, paraît-il, sourde et muette ! Nous ne pouvons pas les rejeter à la mer, n’est-ce pas ?...
Mais le commandant ne répondit pas. Il tendit le bras et, sans un mot, prit la main de Marianne, l’entraînant jusque sur la dunette où une grosse lanterne éclairait la barre. Il la conduisit vers cette lumière et là, durant un moment, il scruta son visage.
Fidèle à son rôle, Marianne n’osait rien dire. Et soudain :
— Vous n’êtes ni grecque, ni sourde, ni muette, n’est-ce pas, ma chère enfant ?
Aussitôt, d’ailleurs, il ôtait son bicorne, découvrait un visage plein et coloré où deux yeux couleur de pervenche brillaient joyeusement. Un visage si brusquement remonté des profondeurs du passé que Marianne ne put s’empêcher d’y mettre un nom :
— James King ! s’écria-t-elle. Le commodore James King ! C’est incroyable !
— Moins que de vous retrouver ici voguant sur un bateau pirate en compagnie d’un géant grec ! Mais je n’en suis pas moins extraordinairement heureux de vous revoir, ma chère Marianne ! Bienvenue à bord de la frégate « Jason » en route pour Constantinople !
Et, prenant la jeune femme aux épaules, le commodore King l’embrassa sur les deux joues.
12
UN ARCHÉOLOGUE IRASCIBLE
Se retrouver tout à coup sur une mer du bout du monde, en face d’un vieil ami de la famille transformé en adversaire sans le savoir et en sauveteur involontaire, est une épreuve qui pose de singuliers problèmes.
Aussi loin que remontaient les souvenirs de Marianne, sir James King y avait sa place. Dans les rares intervalles de ses longues absences, quand il n’était pas en mer, lui et sa famille, dont la résidence se situait à quelques lieues de Selton Hall, comptaient parmi les rares visiteurs qui franchissaient le seuil, si difficile d’accès, de Tante Ellis. Peut-être parce qu’elle les trouvait à la fois reposants et dignes d’estime.
Pour la farouche vieille fille, menant de main de maître son vaste domaine et fleurant toujours un peu l’écurie, Lady Mary, l’épouse de sir James, qui, avec ses taffetas changeants et ses chapeaux aériens avait toujours l’air de descendre de quelque toile de Gainsborough, était un perpétuel sujet d’étude et d’étonnement. Les choses de la vie, même les plus rudes, semblaient glisser, sans le faire craquer, sur le vernis de grâce souriante et d’exquise courtoisie qui l’enveloppait comme un voile.
Marianne, qui lui vouait cette admiration que les enfants portent, d’instinct, vers les choses parfaites, l’avait vue traverser une épidémie de variole, dont ses deux plus jeunes enfants avaient d’ailleurs été victimes, et attendre interminablement le retour d’un époux que l’on avait cru longtemps perdu en mer, sans que la sérénité apparente de son doux visage en fût affectée. Simplement, ses yeux bleus qui avaient perdu un peu de leur couleur tendre et son sourire teinté d’une indéfinissable mélancolie avaient trahi, à peine, la souffrance et l’angoisse. C’était une femme qui vivait debout et la tête droite.
Marianne, souvent, avait pensé, en la voyant, que sa mère, dont elle ne possédait qu’une miniature, devait lui ressembler et elle aimait voir venir lady Mary.
Malheureusement, celle-ci n’était pas en Angleterre au moment du mariage de sa jeune amie. Une grave maladie de sa sœur l’avait appelée à la Jamaïque où elle avait dû prendre en main la direction d’une grande plantation. Son mari, d’ailleurs, était alors à Malte et son fils aîné en mer, lui aussi. Marianne avait donc eu le regret de ne pas voir ceux qu’elle considérait comme ses meilleurs amis au nombre des rares assistants d’un événement qu’elle avait si vite considéré comme un désastre.
Eussent-ils été présents que les choses, très certainement, se fussent déroulées de façon bien différente et Marianne, après le drame de sa nuit de noces, n’eût pas eu besoin de chercher au-delà de la mer un refuge que les King lui eussent offert sans la moindre hésitation.
Et parfois, dans les heures difficiles vécues jusqu’au moment où, enfin, elle avait retrouvé, dans la maison de ses pères, rue de Lille, à la fois un port et un semblant de foyer, Marianne avait pensé à cette famille anglaise qu’elle ne reverrait certainement plus, puisque, entre la Grande-Bretagne et elle-même, un rideau opaque était désormais tiré. Elle y avait pensé avec un peu de tristesse puis, peu à peu, les remous de sa vie les avait fait reculer dans les brumes du souvenir, trop loin, bientôt, pour qu’il fût encore possible de les évoquer.
Et voilà que, tout à coup, ils reparaissaient en la personne d’un vieil officier de marine qui, en si peu de paroles, avait soudain renoué la chaîne rompue !
Les retrouvailles n’avaient pas été tellement faciles pour Marianne. Sir James, bien entendu, avait dû apprendre son mariage avec Francis Cranmere, mais que savait-il de ses suites ?
Marianne se voyait mal lui déclinant sa flatteuse mais dangereuse identité actuelle : comment dire à cet homme, dont elle connaissait la droiture, l’intransigeant sens de l’honneur et l’amour profond qu’il portait à son pays, qu’elle était cette princesse Sant’Anna qu’une escadre anglaise avait tenté de capturer au large de Corfou, sans le placer dans une situation difficile ? Le commodore King n’hésiterait certainement pas : la petite fille de Selton disparaîtrait de sa mémoire, même si cela lui coûtait un effort cruel et la sérénissime messagère de Napoléon serait enfermée dans quelque cabine bien close avec impossibilité d’en sortir et, peut-être, à l’horizon quelque vigoureuse prison britannique...
Aussi fut-elle presque soulagée quand sir James, le premier moment d’émotion passé, lui demanda :
— Où étiez-vous passée depuis tout ce temps ? J’ai su, à mon retour de Malte, quelle catastrophe avait été ce mariage que ma femme, certainement, aurait formellement déconseillé à votre tante. On m’a dit que vous vous étiez enfuie après avoir blessé gravement Francis Cranmere et tué sa cousine... Mais j’ai toujours refusé de voir en vous une criminelle, car, selon moi et aussi selon quelques personnes de bon sens, ces gens ne méritaient pas mieux. Ils avaient dans la société une détestable réputation et il fallait être aussi aveugle que cette pauvre lady Ellis pour accorder la main d’une enfant telle que vous à pareil chenapan !...
Marianne sourit, amusée. Elle avait oublié combien sir James pouvait être bavard. C’était un travers plutôt rare chez un Anglais. Sans doute se payait-il ainsi des longs silences qu’imposait la vie en mer et, en tout cas, il savait aussi écouter, car il semblait assez bien renseigné sur son désastreux mariage.
— Qui donc vous a appris tout cela, sir James ? Est-ce lady Mary ?
— Dieu, non ! Il y a seulement six mois que ma femme est revenue de Kingston, malade d’ailleurs ! Elle a pris une fièvre là-bas et il lui faut se ménager. Elle ne quitte plus notre maison des champs. Non, celle qui m’a raconté votre malheureuse histoire, c’est la nièce de feu lord Chatham, lady Hester Stanhope. Au début de l’année dernière, elle s’est embarquée sur ce bateau pour gagner Gibraltar. La mort du ministre, son oncle, l’avait laissée désemparée et lui avait valu de nombreux déboires. Elle a décidé de voyager, de visiter la Méditerranée, de gagner l’Orient dont le mirage l’attirait. Je ne sais où elle se trouve à l’heure présente, mais, au moment de son départ, l’histoire de votre mariage était vieille de trois ou quatre mois et faisait encore les frais de nombreuses conversations ; les uns plaignant Francis Cranmere, qui se remettait fort lentement de sa blessure, les autres vous donnant raison.
» ... Personnellement, j’étais demeuré trop peu de temps à Portmouth pour avoir eu le loisir d’apprendre tous ces potins. C’est donc lady Hester qui m’a mis au courant. Ajouterai-je qu’elle vous donnait pleinement raison ? Elle jurait que Cranmere n’avait eu que ce qu’il méritait et qu’il fallait être insensé pour vous avoir mariée à un coquin de cette espèce. Mais votre pauvre tante, je crois, n’a obéi qu’à des motifs sentimentaux... et à des souvenirs !
— Je n’y avais pas mis obstacle, avoua Marianne. J’aimais Francis Cranmere, ou je croyais l’aimer.
— Cela se conçoit. Il est fort séduisant, à ce que l’on dit. Savez-vous ce qu’il est devenu ? Le bruit court qu’il a été arrêté comme espion en France et qu’il serait emprisonné on ne sait trop où...
Marianne se sentit pâlir. Elle revit, tout à coup, la machine rouge dressée dans le fossé boueux de Vincennes, l’homme enchaîné qui, dans son sommeil, se débattait déjà contre la mort... Le froid de cette terrible nuit d’hiver la pénétra de nouveau et elle frissonna.
— J’ignore... ce qu’il est devenu, balbutia-t-elle d’une voix altérée. S’il vous plaît, sir James... J’aimerais prendre un peu de repos ! Nous avons vécu, mon compagnon et moi, des heures si terribles...
— Mais bien sûr ! Pardonnez-moi, ma chère ! J’étais si heureux de vous revoir que je vous tiens là, au milieu de ce tintamarre. Venez vous reposer. Nous parlerons plus tard... Au fait, ce Grec, qui est-il ?
— Mon serviteur ! répondit Marianne sans hésitation. Il m’est dévoué comme un chien. Pourriez-vous le loger près de moi ? Il serait perdu si on l’éloignait...
Elle n’était pas, en effet, sans inquiétude au sujet des réactions de Théodoros devant ce bouleversement total du plan qu’il avait établi et il importait qu’elle pût s’expliquer avec lui le plus vite possible.
En effet, elle n’augurait rien de bon de ses sourcils froncés et de l’air méfiant avec lequel il avait suivi, sans en comprendre un mot, et pour cause, la conversation visiblement amicale entre « la grande dame française » et un officier ennemi de son pays. Prévoyant des difficultés, elle préférait y faire face dans les plus brefs délais.
De fait, à peine leur eut-on attribué des logis dans le vaste château arrière du navire (une cabine et une sorte de cagibi pourvu d’un hamac), que Théodoros vint la rejoindre et entama le débat, à voix contenue, mais non sans violence.
— Tu m’as menti, jeta-t-il furieusement, et ta langue est fausse comme celle de la plupart des femmes ! Ces Anglais sont tes amis et...
— Je n’ai pas menti, coupa sèchement Marianne qui ne tenait pas à le laisser développer ses griefs. Cet officier anglais est, en effet, un ancien ami, mais il se transformerait en ennemi implacable s’il savait qui je suis !
— Allons donc ! Il est ton ami, tu le dis toi-même et il ne sait pas qui tu es ? Tu te moques de moi ! Tu m’as attiré dans un piège !
— Vous savez très bien que non, fit la jeune femme avec lassitude. Comment aurais-je pu ? Ce n’est pas moi qui ai prié Kouloughis de nous enlever, ni qui ai fait venir ici cette frégate... et si je dis que je n’ai pas menti, c’est parce que c’est vrai ! Je suis française, mais je suis née pendant la Grande Révolution. Mes parents sont morts sur l’échafaud et j’ai été élevée en Angleterre. C’est là que j’ai connu le Commodore King et sa famille ; mais j’ai eu là-bas de graves ennuis et je me suis enfuie en France pour y retrouver ce qu’il pouvait rester des miens. C’est alors que j’ai connu l’Empereur et qu’il m’a... prise en amitié. J’ai épousé un peu plus tard le prince Sant’Anna. Mais le commodore ne m’a pas vue depuis longtemps et l’ignore. C’est assez simple, comme vous voyez.
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