— Et ton mari ? Où est-il ?

— Le prince ? Il est mort. Je suis veuve, donc libre, et c’est pourquoi l’Empereur a décidé d’utiliser mes services.

A mesure qu’elle parlait, la colère désertait peu à peu les traits convulsés du géant, mais la méfiance demeurait.

— Que lui as-tu dit de moi à cet Anglais ? de-manda-t-il.

— J’ai dit ce que nous avions convenu à Santorin : que vous étiez mon serviteur et j’ai ajouté que j’étais très fatiguée, que nous parlerions plus tard. Cela nous laisse un peu de temps pour réfléchir, car cette rencontre inattendue m’a prise au dépourvu.

 » ... D’ailleurs, ajouta-t-elle, se souvenant tout à coup des premières paroles que lui avait adressées sir James, ce navire fait route vers Constantinople. N’est-ce pas le plus important ? Bientôt nous y débarquerons. Qu’importe, dès lors, le moyen que nous employons pour y entrer ? Bien plus ! Ne sommes-nous pas plus en sûreté sur une frégate anglaise que sur n’importe quel navire grec ?

Théodoros réfléchit un moment, si long d’ailleurs que Marianne, épuisée, alla s’asseoir sur la couchette qu’on lui avait attribuée pour attendre le résultat de ses cogitations. Le géant, les bras croisés, la tête basse, l’œil fixe, devait peser chacun des mots qu’elle avait prononcés. Finalement, il releva la tête et enveloppa la jeune femme d’un regard lourd de menaces :

— Tu as juré sur les saintes icônes, rappela-t-il. Si tu me trahis, non seulement tu seras damnée pour l’éternité, mais je t’étranglerai de mes mains !

— Ainsi donc, vous en êtes là ? fit-elle tristement. Avez-vous déjà oublié que j’ai tué un homme pour vous délivrer ? Et est-ce là tout ce qu’il demeure de cette amitié dont vous me parliez voici encore bien peu de temps ? Si nous avions abordé un vaisseau grec, ou même turc, nous serions demeurés compagnons de combat. Mais, parce que celui-ci est anglais, il n’en reste rien ?... Pourtant, j’ai tellement besoin de vous, Théodoros ! Vous êtes la seule force qui me reste alors que je suis environnée de périls ! Vous pouvez me perdre : il vous suffirait de dire la vérité à cet homme vêtu de blanc qui parle aisément votre langue. Peut-être qu’en me voyant jetée à fond de cale, vous n’auriez plus de doute... mais alors ni votre mission ni la mienne n’auraient plus la moindre chance de réussite.

Elle parlait lentement, avec une espèce de résignation qui peu à peu pénétrait l’esprit empli d’orages du Grec. Il la regarda, la vit à la fois fragile et pitoyable dans sa robe tachée et déchirée qui, encore mouillée, collait à son corps, à ce corps dont, même au plus pénible de sa lutte contre la tempête, il n’avait pu chasser de son esprit l’image lumineuse.

Elle aussi le regardait, avec ses grands yeux verts où la fatigue et l’angoisse mettaient des cernes singulièrement émouvants. Jamais encore, il n’avait rencontré de femme aussi désirable et il éprouvait, envers elle, la triple et contradictoire tentation de la protéger, de la violer pour apaiser cette soif qui lui était venue d’elle ou encore de la tuer pour cesser d’en être obsédé...

Il céda à une quatrième : la fuite. Sans même prendre la peine de lui répondre, il se jeta hors de la petite pièce dont la porte claqua derrière lui et qui, privée tout à coup de sa gigantesque silhouette, parut prendre de nouvelles dimensions.

Cette sortie laissa Marianne interdite. Que signifiait ce silence ? Théodoros n’allait-il pas la prendre au mot ? Etait-il parti à la recherche de l’homme en blanc pour lui raconter la vérité sur sa fausse maîtresse ?... Il fallait qu’elle s’en assurât...

Elle fit un effort pour se lever, mais elle était affreusement lasse et, pour Spartiate que fût la couchette qu’on lui avait donnée, elle avait des draps blancs et lui paraissait plus moelleuse qu’un duvet après les planches de l’entrepont. Néanmoins, elle résista à la tentation, s’obligea à marcher vers la porte qu’elle ouvrit... et referma tout aussitôt avec un sourire. Théodoros n’était pas allé loin : en bon serviteur style « chien fidèle », il s’était couché en travers de sa porte et, terrassé de fatigue, sans doute, s’y était déjà endormi.

Soulagée, Marianne revint vers son lit et s’y laissa tomber sans avoir même le courage d’ouvrir les draps, sans penser à souffler la lanterne. Elle avait droit à un peu de repos sans arrière-pensée.

Au-dehors, le vacarme allait décroissant. Avec des gaffes, les marins de la frégate avaient réussi à repousser la polacre qui s’engloutissait lentement tandis que les hommes de Kouloughis s’entassaient sur les trois chaloupes de secours pour tenter de gagner des eaux plus hospitalières.

La voix du commodore King, traduite par un interprète, leur avait signifié d’avoir à s’éloigner au plus tôt s’ils ne voulaient pas être envoyés par le fond et aucun d’entre eux n’aurait eu l’idée de renouveler l’exploit de Théodoros et d’escalader la forteresse flottante.

Mais tous ces bruits ne pénétraient plus que noyés de brume dans l’esprit de Marianne qui s’enfonçait bienheureusement dans le sommeil...

Quand la frégate nommée « Jason » reprit sa route, elle voguait elle-même depuis longtemps à bord d’un navire de rêve, aussi blanc qu’une mouette et aussi rapide, qui l’emportait vers un but inconnu plein de douceur et de joie, mais qui, cependant, avait le visage tragique de son amant quand elle l’avait vu pour la dernière fois. Et, à mesure qu’avançait le bateau blanc, le visage reculait et s’abîmait dans les flots en poussant une clameur désespérée. Puis il renaissait pour s’éloigner encore et disparaître à nouveau dès que les bras de Marianne se tendaient vers lui...

Combien de temps dura ce rêve, reflet fidèle de la pensée inconsciente de Marianne où alternaient dramatiquement, depuis tant de jours, l’espoir et la désespérance, le regret, l’amour et la rancune ! Mais quand la jeune femme ouvrit de nouveau les yeux sur un monde réel débarrassé de toutes les brumes, de tous les renégats du monde, et empli de soleil, l’impression en demeura fichée en elle comme une flèche empoisonnée.

En retrouvant un cadre plus conforme à celui des jours enfuis, Marianne qui, dans les dangers, n’avait plus guère songé qu’à sauvegarder sa vie et sa liberté, découvrait maintenant les regrets amers dans cette cabine de bateau qui lui en rappelait une autre où, cependant, elle avait souffert une agonie, mais qu’au prix d’autres tortures elle aurait retrouvé avec joie.

En se réveillant seule dans cet espace clos, elle eut une conscience plus aiguë de ce que, justement, elle était seule avec ses rêves meurtris dans le monde impitoyable des hommes, s’efforçant encore, comme une mouette blessée, d’atteindre enfin le port où elle pourrait se cacher dans quelque trou, panser ses blessures et reprendre souffle.

Dire qu’il y avait, un peu partout sur cette planète folle qui la ballottait comme une bouteille jetée à la mer, des femmes qui avaient le droit de ne vivre que pour leur maison, leurs enfants et l’homme qui leur avait donné tout cela ! Elles s’éveillaient le matin et s’endormaient le soir dans la chaleur rassurante du compagnon choisi ; elles mettaient leurs enfants au monde dans la joie et la sérénité ! Et, ces enfants, elles les avaient voulus, désirés, non subis comme une malédiction. Elles étaient des femmes, enfin, pas des pièces d’échecs ou des enjeux ! Elles avaient des vies normales, pas des destins aberrants réglés par quelque démiurge fou, qui semblait prendre un malin plaisir à tout défigurer !

Maintenant qu’elle se savait en route vers Constantinople, où cependant elle avait tant rêvé d’aller, Marianne découvrait qu’elle n’en avait plus envie ! Elle n’avait plus envie de plonger encore dans un monde inconnu, peuplé de visages inconnus, de voix inconnues et d’y plonger seule, terriblement, désespérément seule ! Et par-dessus le marché, le navire qui l’y conduisait portait, par une de ces grimaces ironiques auxquelles le Destin se complaisait, le nom de l’homme qu’elle aimait et qu’elle croyait bien perdu pour elle !

« C’est ma faute, songea-t-elle amèrement, je n’ai que ce que je mérite ! J’ai voulu forcer le sort, j’ai voulu contraindre Jason à capituler et j’ai manqué de confiance en son amour ! Si c’était à refaire, je lui dirais tout, tout de suite et sans hésiter, puis, s’il voulait encore de moi, je partirais avec lui où il voudrait et le plus loin serait le mieux !... »

Seulement, il était beaucoup trop tard maintenant et le sentiment d’impuissance qui l’envahit fut si violent qu’elle éclata en sanglots et se mit à pleurer bruyamment, la tête dans ses bras repliés et posés sur ses genoux. C’est ainsi que la trouva Théodoros quand, attiré par le bruit de sanglots, il passa la tête par l’entrebâillement de la porte.

Elle était tellement plongée dans son désespoir qu’elle ne l’entendit pas entrer. Un moment il la contempla, ne sachant que faire, emprunté comme l’est un homme devant un chagrin de femme dont il ne connaît pas la cause. Mais, constatant bientôt que cette crise de larmes amorçait une crise de nerfs, que la jeune femme tremblait comme une feuille, qu’elle poussait des gémissements inarticulés et semblait sur le point de suffoquer, il lui releva la tête et, posément, méthodiquement, la gifla.

Les sanglots s’arrêtèrent net. La respiration aussi et une seconde Théodoros se demanda s’il n’avait pas frappé trop fort. Marianne le regardait avec des yeux dilatés qui, cependant, n’avaient pas l’air de voir. Elle semblait changée en statue et il s’apprêtait à la secouer pour la réveiller de cette bizarre torpeur, quand d’une voix parfaitement calme elle dit soudain :

— Merci ! Cela va mieux !...

— Vous m’avez fait peur, fit-il enfin avec un soupir de soulagement. Je ne comprenais pas ce qui vous arrivait. Vous avez bien dormi, pourtant. Je le sais, je suis venu plusieurs fois !

— Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai fait des rêves bizarres et puis, en me réveillant, j’ai pensé à bien des choses... des choses que j’ai perdues !

— C’est de ce bateau que vous avez rêvé. Je vous ai entendue... vous prononciez son nom !

— Non, pas du bateau... mais d’un homme qui porte le même nom !

— Un homme... que vous aimez ?

— Oui... et que je ne reverrai jamais !...

— Pourquoi ? Il est mort ?

— Peut-être... Je ne sais pas !

— Alors, fit-il revenant au tutoiement qui lui était presque instinctif, pourquoi dis-tu que tu ne le reverras pas ? L’avenir est dans la main de Dieu et tant que tu n’as pas vu le cadavre de ton amant ou son tombeau tu ne peux dire qu’il est mort ! Tu es bien une femme pour user de tes forces en larmes et en regrets quand nous sommes encore en danger. Que vas-tu dire au maître de ce bateau ? Y as-tu pensé ?

— Oui. Je vais dire que j’allais à Constantinople rejoindre un parent éloigné. Il sait que je n’ai plus de famille : il me croira...

— Alors, dépêche-toi de préparer ton histoire parce qu’il viendra te voir dans une heure. L’homme habillé de blanc me l’a dit. Il m’a donné aussi ces étoffes pour toi, pour que tu essaies de t’habiller un peu avec. Ils n’ont pas de robes de femme à bord de ce bateau. Je dois aussi aller te chercher à manger...

— Je ne veux pas que vous vous donniez tant de peine pour moi ! Un homme tel que vous !

Il eut un sourire rapide qui éclaira brièvement son visage rude :

— Je suis ton serviteur dévoué, princesse. Il faut bien que je joue mon rôle. Les gens d’ici ont l’air de trouver ça tout naturel ! Et puis tu dois avoir faim...

En effet, la seule évocation de la nourriture rappela à Marianne qu’elle mourait de faim. Elle dévora ce qu’on lui apporta, puis se lava, se drapa à la manière antique dans une pièce de soie qui avait dû être achetée par sir James comme souvenir de voyage... et se sentit mieux !

Ce fut avec une certaine sérénité retrouvée qu’elle attendit la visite de son hôte. Quand il fut assis sur l’un des deux sièges qui meublaient la cabine, elle le remercia gracieusement de son hospitalité et des soins qu’il prenait d’elle.

— Maintenant que vous êtes reposée, lui dit-il, me direz-vous au moins où je dois vous conduire ? Nous sommes, je vous l’ai annoncé, en route pour Constantinople, mais...

— Constantinople me conviendra parfaitement, sir James. C’est là que j’allais lorsque... j’ai fait naufrage. Je m’étais embarquée... voici longtemps déjà, pour rejoindre là-bas un membre de la famille de mon père. Il était français, vous le savez, et, lorsque j’ai fui l’Angleterre, je suis passée en France pour tenter d’y retrouver ce qu’il pouvait rester de ma famille paternelle. Il ne m’en restait rien... ou si peu ! Une vieille cousine assez mal vue par la police impériale. Elle m’a dit qu’à Constantinople vivait une de nos lointaines parentes qui serait certainement heureuse de m’accueillir et, qu’après tout, les voyages forment la jeunesse. Je suis donc partie, mais ce naufrage m’a fait demeurer durant plusieurs mois dans l’île de Naxos. C’est là que j’ai connu Théodoros, mon serviteur. Il m’avait recueillie, sauvée de la noyade et il m’a soignée comme une mère. Malheureusement, les pirates sont venus...