Elle leva sur son vieil ami des yeux qui se mouillaient.

— Ainsi donc, murmura-t-elle tristement, votre bonté envers ce pauvre garçon aura été inutile : son mouvement d’humeur, bien excusable chez un homme qui aime sa terre natale, lui vaudra la corde ! Néanmoins... je ne vous en remercie pas moins de tout mon cœur, sir James. Vous avez fait tout ce que vous pouviez... et je vous aurai vraiment causé beaucoup de tourments...

— Allons donc ! Sans vous, ce voyage aurait été un monument d’ennui ! Et je ne suis pas le seul à penser ainsi ! Vous en avez fait un jardin fleuri ! Quant à votre encombrant terre-neuve... le mieux sera qu’il s’évade dès que l’ancre glissera dans les eaux du Bosphore. Il en aura le temps, car je ne pense pas que nous trouvions sir Stratford Canning, notre ambassadeur, planté sur le quai avec une escouade, à attendre notre arrivée ! L’histoire est trop mince et les plaignants aussi ! Cessez donc de vous tourmenter et venez prendre une tasse de thé avec moi. Il fait une damnée chaleur et je ne connais rien comme le thé bouillant pour en venir à bout !...

Malgré les paroles réconfortantes de sir James, Marianne n’était pas tranquille. Le dépit et la rancune de ces deux hommes pouvaient présenter un danger, pour peu qu’ils aient quelque crédit auprès des autorités anglaises, mais elle avait compris, aux regards offensés que lui avaient lancés ses ex-adorateurs, qu’elle perdrait à la fois son temps et sa dignité à essayer de fléchir leur mesquine résolution. Ils avaient l’entêtement des gens sans largeur de vues et ne verraient, dans le geste de la jeune femme, qu’une incompréhensible, et combien regrettable, faiblesse envers un homme qu’ils considéraient très certainement comme un rebut de l’humanité. Le mieux était encore de s’en remettre au jugement de sir James et à son amitié : ne lui avait-il pas implicitement laissé entendre qu’il ne s’opposerait pas à l’évasion du coupable ? Elle en eut même la certitude quand il l’autorisa à faire parvenir, dans la cale, un petit billet avertissant Théodoros d’avoir à prendre la fuite dès qu’il entendrait descendre la chaîne de l’ancre.

— Les fers lui seront enlevés quand nous aurons quitté ce port, lui dit-il quand le navire arriva au coucher du soleil en vue de l’ancienne Héraclée de Marmara. Il n’aura donc aucune peine à nous fausser compagnie. Mais il se peut aussi que nous bâtissions un roman et que nous prêtions à vos adorateurs des idées plus noires qu’ils n’en ont !

— De toute façon, ce sera une bonne précaution, fit Marianne, et je vous remercie de tout mon cœur, sir James !

Aussi fut-ce d’un œil rasséréné qu’elle assista au débarquement des deux Anglais dans une débauche de bagages passés de main en main et de cris des bateliers et des porteurs qui les transportèrent du pont de la frégate dans un caïque, et du caïque sur un quai encombré d’une foule bruyante que la fin du jour, atténuant la chaleur, mettait en joie.

Sans un mot d’adieu, Cockerell et Foster quittèrent le navire et l’on put voir longtemps les parasols verts voguer sur une mer de turbans et de bonnets de feutre. Enfin, ils disparurent dans la masse compacte des maisons bariolées et des mosquées, juchés sur des ânes qu’escortaient des gamins braillards et des guides armés de bâtons.

— Quelle ingratitude ! soupira la jeune femme. Ils ne vous ont même pas salué ! Votre hospitalité méritait mieux !

Pour toute réponse, sir James se mit à rire et donna l’ordre d’appareiller. Et la frégate, comme si elle se sentait soudain allégée d’un poids désagréable, reprit sa course dans le soleil mourant, sur une mer couleur d’améthyste, tachetée d’îlots dorés, autour desquels dansaient des dauphins d’argent.

On entamait, cette fois, la dernière étape. Le long, l’épuisant voyage qui avait failli lui coûter la vie plusieurs fois s’achevait. Constantinople n’était plus qu’à une trentaine de milles et Marianne, maintenant, s’étonnait presque de la savoir si proche.

A mesure que s’écoulaient les jours difficiles qu’elle avait vécus, la ville de la sultane blonde, dont elle attendait tellement de choses et, avant tout, une raison d’espérer encore, s’était peu à peu muée en une espèce de mirage, une sorte de cité de légende qui reculait éternellement dans le temps et dans l’espace. Et voilà que le port était proche maintenant... Les voiles nombreuses qui pointaient sur la mer bleuissante l’annonçaient et aussi ce ciel profond, dont le velours déjà nocturne s’éclairait de traînées laiteuses.

Tard dans la soirée, tandis que le navire, voilure amollie à cause du vent brusquement tombé, voguait doucement dans un bruit de soie froissée, Marianne resta sur le pont, regardant les étoiles et cette nuit d’Orient, tellement semblable à celles dont elle avait rêvé la douceur au temps où l’avenir s’écrivait encore « Jason Beaufort ». Où était-il à cette heure ? Sur quelle mer promenait-il son orgueil ou sa misère ? Où se gonflaient en ce moment les voiles blanches de sa belle « Sorcière » ? Et à quels ordres obéissait-elle ? Respirait-il seulement encore à la surface du monde, l’homme impérieux et fier qui proclamait, hier encore, n’aimer au monde que deux objets : la femme qu’il n’avait gagnée que pour la reperdre et le navire qui lui ressemblait...

En cette dernière nuit d’errance, l’assaut des regrets se faisait plus impérieux. Pour atteindre cette ville, dont elle sentait l’approche, pour tenter d’en ramener le cœur brûlant mais fragile, puisque féminin, vers une alliance trois fois séculaire, Marianne avait semé au long d’une douloureuse voie tout ce qui comptait pour elle, tout ce qui était la vérité de sa vie : amour, amitié, estime de soi-même, fortune, jusqu’à ses vêtements, sans compter l’époux jamais approché que la folie d’un misérable avait supprimé. La moisson lèverait-elle un jour ? Pourrait-elle au moins rapporter vers la France la vieille amitié reconquise ? Ou bien l’échec doublerait-il le désastre personnel que constituait cette vie tenace, tapie au fond de son corps et qui s’y cramponnait si bien que les pires conditions d’existence n’en venaient pas à bout ?

Longtemps, la jeune femme contempla les grosses étoiles brillantes, y cherchant un signe, un encouragement, un espoir. L’une d’elles parut se détacher de la voûte bleue, fila vers l’horizon comme un minuscule météore et s’y engloutit de nouveau.

Vivement, Marianne se signa et, les yeux fixés vers le point où l’étoile avait disparu, elle murmura, jetant au vent léger le vœu traditionnel :

— Le revoir, Seigneur ! Le revoir à n’importe quel prix ! S’il vit encore, faites que je le revoie au moins une fois...

Que Jason fût encore en vie, au fond, elle n’en doutait pas trop. Malgré la cruauté qu’il lui avait montrée, malgré sa folle jalousie et son comportement si étrange qu’elle en était venue à se demander si Leighton n’avait pas usé contre lui d’une de ces drogues qui déchaînent la frénésie et le meurtre, elle savait qu’il était si profondément enfoui dans la chair de son cœur que l’en arracher équivaudrait à le détruire et que, même au bout du monde, sa vie ne pouvait pas s’éteindre sans qu’elle en eût conscience à ces mystérieux frémissements qui sont les voix mêmes de l’âme...

La ville impériale apparut avec le soleil levant. Ce fut d’abord, loin à l’horizon de la mer nacrée, un profil argenté de brume, arrondi de dômes nébuleux et hérissé des flèches pâles des minarets.

La mer, où s’écroulaient les collines d’Asie en masses luxuriantes d’un vert profond piqué de villages blancs, était constellée de bateaux qui avaient l’air surgis d’un conte oriental : mahones brunes emportées par les bras solides de rameurs aux costumes bariolés, Caïques dorés et peints comme des odalisques, chebecs rouges ou noirs, profilés comme des squales, galères archaïques posées sur les flots comme de gigantesques insectes aux longues pattes synchronisées, tchektirmes aux voiles aiguës menaçant le ciel... tout cela volait vers ce mirage qui scintillait au soleil.

A mesure qu’il grandissait, la ville entière s’étala, coulant des grandes murailles ocre étirées, depuis le château des Sept Tours tout au long des Sept Collines et des Sept Mosquées, pareilles aux arches d’un pont gigantesque, jusqu’aux noirs cyprès de la pointe du Sérail, étonnant éboulis de toits rouges, de dômes translucides, de jardins et de vestiges antiques que semblaient retenir de leurs robustes épaules, juste au moment de sa chute dans la mer, les coupoles bleues étagées entre six minarets de la mosquée d’Ahmed et les puissants contreforts de Sainte-Sophie.

La longue ligne crénelée des digues apparut quand on doubla l’île aux Princes et l’énorme perle irisée précisa ses contours.

La frégate, inclinant doucement ses grandes voiles blanches au vent du matin, comme pour une révérence, doubla la pointe du Sérail et s’engagea dans la Corne d’Or.

A cette croisée des bras de mer où se rejoignaient le bouillonnement de la vieille Europe et le silence de l’Asie, la majesté de la triple cité se fit écrasante. On y entrait comme dans la caverne d’Ali Baba, sans plus savoir où regarder, où admirer, les yeux meurtris à force d’éclats et de lumière. Mais la vie ardente de ce creuset, où s’amalgamaient les civilisations, vous sautait aussitôt à la gorge et vous emportait.

Cramponnée à la lisse de la dunette, auprès de sir James qui, blasé, regardait sans s’étonner, Marianne dévorait des yeux le port immense et grouillant qui s’ouvrait devant elle et dont la langue bleue s’insinuait entre deux mondes.

A gauche, aux quais de Stamboul, s’enchevêtraient les navires ottomans, pittoresques et bariolés ; en face, aux échelles de Galata, les bateaux de l’Occident se rangeaient : noirs vaisseaux génois, anglais, hollandais, dont les pavillons colorés, aux branches des mâts dépouillés, ressemblaient à des fruits oubliés par un jardinier négligent.

Sur les rives, gesticulait tout un monde vivant directement ou indirectement de la mer : matelots, commissionnaires, fonctionnaires, scribes, agents des négociants ou des ambassades, porteurs, débardeurs, marchands et cabaretiers, au milieu desquels passaient les silhouettes guerrières et les hauts bonnets de feutre des janissaires chargés de la police des navires.

Remorquée par des barques chargées de rameurs frénétiques, la frégate gagnait majestueusement son mouillage, quand une chaloupe, montée par des marins anglais en chapeaux de cuir bouilli, quitta le bord et vint à sa rencontre. Debout à l’arrière, se tenait un homme très grand, très mince et très blond, d’une extrême élégance, dont les bras se croisaient sous l’aile volante d’un ample manteau clair.

A sa vue, sir James eut un hoquet de stupeur :

— Mais... cet homme, c’est l’ambassadeur !...

Arrachée à sa contemplation, Marianne sursauta :

— Que dites-vous ?

— Que nos deux énergumènes ont le bras plus long que je ne l’imaginais, ma chère enfant, car voici lord Stratford Canning en personne qui se dirige vers nous !

— Cela signifie... qu’il vient lui-même pour arrêter ici un pauvre diable de Grec parce qu’il s’est permis de secouer un peu un malheureux architecte ?

— C’est incroyable... mais cela m’en a tout l’air ! Monsieur Spencer, ajouta-t-il se tournant vers son second, allez voir dans la cale si le prisonnier est encore là. Si oui, jetez-le à l’eau s’il le faut, mais faites-le filer ! Sinon je ne réponds plus de lui. J’espère que les fers ont été convenablement faussés ?

— Soyez tranquille, mylord, sourit le jeune homme. J’y ai veillé personnellement...

— Alors, conclut le marin en s’épongeant discrètement le front sous son bicorne, il ne reste plus qu’à accueillir au mieux Son Excellence. Non, ne partez pas, ma chère, ajouta-t-il en retenant Marianne qui esquissait déjà un mouvement de recul, il vaut mieux que vous demeuriez avec moi. Il se peut que j’aie besoin de vous... et puis il vous a vue !

En effet, le regard de l’ambassadeur, levé, s’était attaché au groupe qui occupait la dunette et Marianne, dans ses vêtements de couleurs vives, était plus visible que quiconque.

Résignée, elle regarda le diplomate approcher du navire, s’étonnant de le trouver si jeune. Sa haute taille et la raideur de son maintien n’ajoutaient pas beaucoup d’années à un visage incontestablement juvénile. Quel âge pouvait avoir lord Canning ? Vingt-quatre, vingt-cinq ans ? Pas beaucoup plus en tout cas ! Et qu’il était donc beau !... Les traits de son visage auraient pu convenir à une statue grecque. Seuls, la bouche, mince et réfléchie, et le menton un peu long, appartenaient à l’Occident. Les yeux, enfoncés sous les arcades, étaient profonds et, sous la froideur protocolaire du diplomate, trahissaient les rêves du poète.