En effet, au lieu de diriger sa course vers le disque rouge du soleil près de disparaître derrière les campaniles de la ville, afin de la contourner pour rejoindre le chemin de Lucques, la pesante voiture poursuivait, vers l’Orient, la route suivie jusqu’à présent par le coupé. On allait vers l’Adriatique en tournant franchement le dos au pays lucquois. Evidemment, cela pouvait être une feinte afin de tromper les éventuelles poursuites, mais Marianne ne put retenir une question déguisée :
— Si vraiment vous êtes des gens de mon époux, remarqua-t-elle sèchement, vous devez me conduire à lui. Or, vous n’en prenez guère le chemin.
Sans se départir d’une politesse et d’une humilité que Marianne devait rapidement trouver excessives encore que nécessaires, l’homme noir répondit, la voix toujours aussi onctueuse :
— Beaucoup de chemins mènent au Maître, Excellenza. Il suffit de savoir lequel choisir. Son Altesse n’habite pas toujours la villa dei Cavalli ! Nous allons vers un autre de ses domaines, s’il plaît à Madame !
L’ironie des derniers mots glaça Marianne. Non, il ne lui plaisait pas ! Mais avait-elle le choix ? Une sueur froide mouilla désagréablement son front et elle se sentit pâlir. Son mince espoir d’être rapidement retrouvée par Jolival et par Arrighi s’évanouissait. Naturellement elle n’ignorait pas, pour l’avoir entendu dire par dona Lavinia, que son époux ne résidait pas continuellement à Lucques, mais aussi, parfois, dans l’une de ses autres propriétés. Vers laquelle l’emmenait-on ? Et comment ses amis parviendraient-ils à l’y retrouver alors qu’elle-même ignorait tout de ces propriétés ?
Elle avait perdu, en n’écoutant pas la lecture du contrat, la nuit de son mariage, une bien belle occasion de se renseigner... mais combien d’occasions n’avait-elle pas laissé fuir déjà au cours de sa courte vie ? La plus belle, la plus grande lui avait été offerte à Selton Hall, lorsque Jason lui avait proposé de fuir avec lui ; la seconde quand, à Paris, elle avait refusé une seconde fois de le suivre...
La pensée de Jason la submergea de chagrin tandis qu’un amer découragement s’emparait d’elle. Cette fois, le destin s’était mis en marche contre elle et rien ni personne ne viendrait déposer, dans ses rouages, le grain de sable sauveur.
Le mari aurait le dernier mot. Le peu d’espoir que Marianne pouvait conserver résidait dans son propre charme, son intelligence, la bonté de dona Lavinia qui ne quittait pas le prince et qui au moins plaiderait pour elle et, peut-être... dans une éventuelle occasion de fuite. Cette chance-là, si elle se présentait, Marianne était bien décidée à la saisir et, bien entendu, à la faire naître dans la mesure de ses moyens. Ce ne serait pas la première fois qu’elle s’évaderait !
Avec un certain plaisir et un brin d’orgueil elle se rappela son évasion de chez Morvan le naufrageur, puis, plus récemment, sa fuite des granges de Mortefontaine. La chance l’avait servie à chaque fois, mais, après tout, elle-même n’était pas si sotte !
Le besoin qu’elle avait de retrouver Jason, un besoin viscéral qui partait de sa chair profonde pour envahir son cœur et son esprit, lui servirait de stimulant, en admettant qu’elle en eût besoin dans sa passion de la liberté !
Enfin... elle avait peut-être tort de tellement se tourmenter sur l’avenir que lui réservait Sant’Anna. Ses angoisses prenaient naissance dans les sanglantes confidences d’Eleonora Sullivan et dans les circonstances dramatiques de cet enlèvement. Mais, il fallait bien avouer qu’elle n’avait guère laissé le choix à son invisible époux. Et, après tout, peut-être se montrerait-il clément, compréhensif...
Pour ranimer son courage, Marianne repassa dans sa mémoire l’instant où Corrado Sant’Anna l’avait sauvée de Matteo Damiani durant la terrible nuit du petit temple. Elle avait cru mourir de frayeur quand elle l’avait vu surgir des ténèbres, fantôme noir masqué de cuir clair et dressé sur l’éclatante blancheur d’Ilderim cabré. Pourtant, cette terrifiante apparition lui avait apporté le salut et la vie.
Il avait, ensuite, pris soin d’elle avec une sollicitude qu’il eût été facile de prendre pour de l’amour. Et s’il l’aimait... Non, mieux valait s’efforcer de ne plus penser, de faire le vide dans son esprit afin qu’il pût retrouver un peu de calme, un peu de paix...
Mais malgré elle, son esprit tournait toujours autour de l’énigmatique silhouette de son époux inconnu et sa pensée se retrouvait prisonnière, à la fois, de la crainte et d’une irrépressible et trouble curiosité. Peut-être, cette fois, arriverait-elle à percer le secret du masque blanc ?...
La voiture roulait toujours vers les ombres envahissantes du soir. Bientôt, elle y entra, s’y fondit et, de relais en relais, poursuivit à travers la montagne son voyage au bout de la nuit.
Marianne, épuisée, finit par s’endormir après avoir refusé la nourriture que Giuseppe (son ravisseur lui apprit que c’était là son nom) lui offrait. Elle était trop tourmentée pour pouvoir avaler quoi que ce soit.
Le grand jour la réveilla. Et aussi un arrêt brutal de la berline qui s’apprêtait à relayer devant une maisonnette enguirlandée de vigne et de plantes grimpantes. On était au flanc d’une colline que couronnait une petite ville rousse serrée autour d’une forteresse trapue dont les créneaux dépassaient fort peu ses toits. Le soleil éclairait un paysage de champs rectangulaires bien dessinés, creusés de fossés d’irrigation au bord desquels des arbres fruitiers servaient de supports à de larges festons de vignes et, à l’horizon, derrière une épaisse ligne d’un vert très sombre, scintillait un immense voile d’azur argenté : la mer...
La tête de Giuseppe, qui était descendu dès l’arrêt de la voiture, apparut à la portière :
— Si Madame désire descendre pour se dégourdir les jambes et se rafraîchir, je serais heureux de l’escorter !
— M’escorter ? Il ne vous vient pas à l’esprit que je peux souhaiter m’isoler ? J’aimerais, oui j’aimerais faire un peu de toilette. Ne voyez-vous pas que je suis couverte de poussière ?
— Il y a, dans cette maison, une pièce où Madame peut se retirer à son aise. Je me contenterai d’en garder la porte... et elle n’a qu’une très petite fenêtre !
— Autrement dit, je suis prisonnière ! Ne feriez-vous pas mieux de l’avouer honnêtement ?
Giuseppe s’inclina avec un respect trop théâtral pour n’être pas ironique :
— Prisonnière ? Quel mot pour une dame confiée aux soins d’une escorte dévouée ! Je dois simplement veiller à ce que Madame parvienne à destination sans accident et c’est pour cela, pour cela seulement, que j’ai reçu l’ordre de ne la quitter sous aucun prétexte.
— Et si je crie, si j’appelle ! gronda Marianne exaspérée, que ferez-vous, maître geôlier ?
— Je ne conseille ni les cris ni les appels d’aucune sorte, Excellenza, car, en ce cas, mes ordres sont fort précis... et fort affligeants !
Brusquement, la jeune femme, outrée, vit luire dans la main grassouillette du « dévoué serviteur » le canon noir d’un pistolet.
Giuseppe lui laissa tout le temps de le considérer avant de le repasser négligemment dans sa ceinture.
— Au surplus, ajouta-t-il, crier ne servirait de rien. Ce petit domaine et ce relais appartiennent à Son Altesse. Personne ne comprendrait que la Princesse y réclamât du secours contre le Prince !
Le visage de Giuseppe était toujours aussi bonasse mais, à une petite lueur cruelle qui brilla dans son œil, Marianne comprit qu’il n’hésiterait pas un instant à l’assassiner froidement en cas de rébellion.
Battue, sinon résignée, elle décida que, pour le moment, mieux valait capituler. En effet, malgré le confort indéniable de la berline, les mauvais chemins l’avaient rompue et elle souhaitait beaucoup changer de position.
Escortée à trois pas par Giuseppe toujours fidèle à son personnage de serviteur de grande maison, elle entra dans la maisonnettte où une paysanne en jupon coquelicot et fichu pervenche lui offrit sa plus belle révérence. Puis, quand Marianne se fut retirée un moment dans la chambre annoncée pour se rafraîchir, cette femme lui servit un pain bis, du fromage, des olives, des oignons et du lait sur lesquels la voyageuse se jeta affamée. Son refus de se nourrir la veille au soir avait été surtout de gloriole et d’un simple mouvement de mauvaise humeur, stupide d’ailleurs car elle avait plus que jamais besoin de ses forces. Et, dans l’air vif du matin, elle avait découvert qu’elle mourait de faim.
Pendant ce temps, des chevaux frais avaient été attelés à la voiture. Dès que la princesse se fut déclarée prête, l’équipage reprit sa route vers une plaine basse et plate qui semblait s’étendre à l’infini.
Restaurée et rafraîchie, Marianne, malgré les questions qui lui brûlaient les lèvres, choisit de se renfermer dans un silence hautain. Elle était, en effet, persuadée d’arriver bientôt à destination, ce qui rendait les questions inutiles. Ne piquait-on pas tout droit sur la mer, sans dévier ni à gauche ni à droite ? Le but du voyage » devait donc se situer au bord de la mer...
Vers le milieu du jour, on atteignit un gros village de pêcheurs qui boursouflait de ses maisons basses le bord d’un canal sablonneux. Au sortir de l’épaisse pinède dont les grands arbres noirs étalés largement donnaient une ombre fraîche, la chaleur parut plus forte qu’elle n’était en réalité et le village plus morose.
Ici, c’était le domaine du sable. Le rivage, à perte de vue, n’était qu’une immense plage chevelue d’herbes folles par endroits ; et le village lui-même, avec sa tour de guet croulante et ses quelques pans de murs romains, semblait directement issu de ce sable envahissant.
Près des maisons, de grands filets tendus dans l’air immobile séchaient sur des perches, semblables à de gigantesques libellules et, dans le canal qui servait de port, quelques bateaux étaient à l’ancre. Le plus grand, le plus pimpant aussi était une tartane effilée dont un pêcheur en bonnet phrygien préparait les voiles rouges et noires.
La berline s’arrêta au bord du canal et le pêcheur fit un grand geste d’appel. Une nouvelle fois, Giuseppe vint inviter Marianne à descendre :
— Sommes-nous donc arrivés ? demanda-t-elle.
— Nous sommes au port, Excellenza, non au bout du voyage ! La seconde étape doit s’accomplir par voie de mer !
L’étonnement, l’inquiétude et l’irritation furent plus puissants que l’orgueil de Marianne.
— Par mer ? s’écria-t-elle. Mais enfin, où allons-nous ? Vos ordres spécifient-ils que je doive être tenue dans l’ignorance ?
— Nullement, Excellenza, nullement ! répondit Giuseppe avec un salut. Nous allons à Venise ! Le voyage, ainsi, sera moins pénible.
— A Ve...
C’était une gageure ! Et, en vérité, en d’autres circonstances, c’eût été presque drôle cette espèce de rendez-vous universel qui semblait faire de la reine de l’Adriatique le centre même de toutes les préoccupations. En effet, et même s’il y avait mis quelque complaisance, il était important pour Napoléon que Marianne s’embarquât à Venise et voilà que le prince son époux avait choisi cette même Venise pour lui signifier sa volonté ! Si une obscure menace n’avait plané sur elle, Marianne aurait pu en rire...
Pour se ressaisir, elle descendit et fit quelques pas au bord du canal. La paix qui enveloppait ce petit port des sables était profonde. L’absence de vent laissait toutes choses immobiles et le chant des cigales régnait seul sur le village où tout semblait dormir. Hormis le pêcheur qui sautait le bordage pour venir vers les voyageurs, aucun être humain n’était en vue.
— Ils font la sieste en attendant le vent, commenta Giuseppe. Ils sortiront avec le soir, mais nous allons tout de même monter à bord. Madame pourra s’installer...
Il précéda Marianne sur la planche qui reliait le bateau à la terre et l’aida à franchir cet isthme branlant avec tout le respect d’un serviteur stylé tandis que le cocher et l’autre valet, après l’avoir saluée, faisaient demi-tour et disparaissaient dans la pinède avec la voiture.
En apparence et pour un observateur non prévenu, la princesse Sant’Anna offrait la parfaite image d’une grande dame voyageant en toute quiétude, mais, évidemment, ledit » observateur n’était pas obligé de savoir que ce serviteur si dévoué cachait à sa ceinture un gros pistolet et que ce pistolet était destiné, non aux détrousseurs de grands chemins, mais bien à sa maîtresse elle-même s’il lui prenait fantaisie de se rebeller.
Pour l’heure présente, il n’y avait d’autre observateur que le pêcheur, mais, au moment où elle posa le pied sur le bateau, Marianne surprit le regard admiratif dont il l’enveloppait. Planté auprès de la planche, il l’avait regardée monter à bord de cet œil émerveillé que l’on réserve en général aux apparitions. Et, une bonne minute plus tard, il était encore plongé dans son extase.
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