Quand la chaloupe accosta le navire, il s’élança sur l’échelle de coupée avec l’aisance d’un homme rompu à tous les exercices du corps et quand, enfin, il atteignit la dunette, Marianne put constater qu’il était encore plus séduisant de près que de loin. Il se dégageait de sa personne, de ses manières et de sa voix grave un charme certain.
Pourtant quand son regard croisa pour la première fois celui du beau diplomate, la jeune femme eut soudain la sensation d’être en face d’un danger. Cet homme avait la dureté, l’éclat et la pureté d’une lame d’acier vierge. Sa courtoisie elle-même, pour parfaite qu’elle fût, avait quelque chose d’inflexible. A peine d’ailleurs eut-il échangé avec le commodore les civilités d’usage, qu’il se tourna vers la jeune femme et, sans attendre que sir James eût fait les présentations, il s’inclina avec une extrême politesse, puis déclara d’un ton parfaitement uni :
— Vous me voyez, Madame, tout à fait charmé de pouvoir enfin saluer Votre Altesse Sérénissime. Elle a tant tardé que nous n’espérions plus guère son arrivée. Dirai-je que, personnellement, j’en suis à la fois heureux... et rassuré ?
Aucune trace d’ironie dans ces paroles et Marianne, à les entendre sans surprise, comprit qu’obscurément elle s’y était attendue dès l’instant où elle avait aperçu l’ambassadeur. Pas une seconde elle n’avait cru qu’un si haut fonctionnaire se fût dérangé pour un simple domestique grec...
Cependant, sir James, croyant à une méprise, éclatait de rire :
— Altesse Sérénissime ? s’écria-t-il, mon cher Canning, je crains que vous ne commettiez là une erreur singulière... Madame...
— ... est la princesse Sant’Anna, ambassadrice aussi extraordinaire que discrète de Napoléon ! affirma tranquillement Canning. Je serais étonné qu’elle le nie : une aussi grande dame ne s’abaisse pas à mentir !
Prisonnière du regard perspicace de l’ambassadeur, Marianne sentit ses joues devenir brûlantes, mais ne détourna pas le sien. Au contraire, elle le planta avec un calme égal dans celui de l’ennemi.
— C’est vrai, admit-elle, je suis celle que vous cherchez, mylord ! Puis-je au moins savoir comment vous m’avez trouvée ?
— Oh, mon Dieu, c’est assez simple... J’ai été réveillé à l’aube par deux bien curieux personnages qui réclamaient je ne sais quelle justice de je ne sais quel attentat commis contre l’un d’eux par le serviteur d’une jeune dame, aussi noble qu’extraordinaire, surgie tout à coup des eaux de la mer Egée par une nuit de brume. L’affaire de ces gentlemen m’intéressait peu... par contre, la description enthousiaste qu’ils firent de la noble dame me passionna : elle correspondait, trait pour trait, à un signalement que l’on m’avait fait parvenir, voici déjà quelque temps. Et quand je vous ai vue, Madame, le dernier doute s’est envolé : j’étais prévenu de ce que j’aurais affaire à l’une des plus jolies femmes d’Europe !
Ce n’était pas un madrigal. Rien qu’une paisible constatation qui arracha un sourire mélancolique à celle qui en était l’objet.
— Eh bien ! fit-elle avec un soupir, vous voilà désormais sûr de votre fait, lord Canning ! Pardonnez-moi, sir James, ajouta-t-elle en se tournant soudain vers son vieil ami qui avait écouté cet incroyable échange de paroles avec une stupeur qui, peu à peu, se changeait en tristesse, mais il ne m’était pas possible de vous dire toute la vérité. Il fallait que je fasse tout au monde pour arriver jusqu’ici et, si j’ai trompé votre hospitalité, songez que je ne l’ai fait qu’au nom d’un devoir plus grand que moi.
— Envoyée de Napoléon ! Vous !... Qu’en penserait votre pauvre tante ?
— Honnêtement, je ne sais pas, mais j’aime à croire qu’elle ne m’aurait pas condamnée. Voyez-vous, Tante Ellis a su, de tout temps, qu’en moi le sang français réclamerait un jour ses droits. Elle a tout fait pour l’éviter, mais elle s’y était préparée ! Maintenant, Excellence, reprit-elle en revenant à Canning, me direz-vous ce que vous comptez faire ? Je ne pense pas que vos pouvoirs vous autorisent à me faire arrêter : c’est ici la capitale de l’empire ottoman et la France y possède une ambassade tout comme l’Angleterre, pas davantage... mais pas moins ! Il vous était loisible de m’arrêter en route, ainsi que votre amirauté a tenté de le faire dans les eaux de Corfou ; ce n’est plus possible maintenant...
— Aussi n’en ferai-je rien. Nous sommes, en effet, dans les eaux turques... Cependant, sur le pont de ce vaisseau, nous sommes en Angleterre : il me suffira de vous y retenir !
— Cela signifie ?...
— Que vous ne descendrez pas à terre. Vous êtes, Madame, la prisonnière du Royaume-Uni. Bien entendu, il ne vous sera fait aucun mal : simplement le commodore King voudra bien vous enfermer dans votre cabine et vous y faire garder durant les quelques heures où il restera dans ce port. Demain matin, il remettra à la voile pour vous ramener, sous étroite surveillance, en Angleterre... où vous serez le plus précieux... et le plus charmant des otages ! Vous avez compris, sir James ?
— J’ai compris, Excellence ! Vos ordres seront exécutés !
Marianne ferma les yeux, saisie d’un vertige. Tout était fini ! Elle échouait lamentablement, en touchant au but, sur le plus stupide des écueils : la rancune des deux bourgeois vindicatifs ! Mais son orgueil lui fit honte de sa faiblesse et la ranima. Ouvrant tout grands ses larges yeux, elle les posa, étincelants de colère et de larmes contenues, sur le visage parfait de l’ambassadeur :
— Est-ce que vous n’abusez pas de votre droit, mylord ?
— Nullement, Madame ! C’est au contraire de bonne guerre... et nous sommes en guerre ! Je vous souhaite un excellent voyage de retour dans un pays qui, peut-être, vous est demeuré cher dans certaines limites !
— Dans des limites certaines, mylord... et fort réduites ! Je vous salue ! Maintenant, sir James, faites votre devoir et enfermez-moi !
Tournant le dos à l’ambassadeur, elle effleura du regard le visage fermé du commodore et abandonna son dernier espoir. Comme elle l’avait deviné quand elle avait embarqué sur le « Jason », James King ne mettrait jamais en balance son devoir et ses sentiments. Peut-être même allait-il y joindre le ressentiment bien naturel d’avoir été dupé et pris au piège d’une ancienne amitié !...
Avec un soupir, Marianne détourna la tête, jetant par-dessus la lisse arrière un dernier regard sur la cité interdite. C’est alors qu’elle vit la « Sorcière des Mers »...
Croyant à une illusion née du désir désespéré qu’elle avait eu de la revoir, elle hésita, passa sur ses yeux une main incertaine qui craignait inconsciemment de détruire le merveilleux mirage. Mais elle ne se trompait pas : c’était bien le brick de Jason.
Il se balançait doucement à quelques encablures, ancré à peu de distance des quais et tirant sur ses chaînes comme un chien sur sa laisse. Avec une immense joie qui l’envahit d’un seul coup, montant de son cœur à sa gorge qu’elle étrangla, à ses mains qu’elle fit trembler, Marianne reconnut sa propre image sculptée à la proue. Le doute n’était plus possible : Jason était là, dans ce port, où cependant il ne voulait pas venir, et que l’abandonnée avait, elle, espéré comme une terre promise.
Mais comment avait-il pu y arriver ?
— Venez-vous, Madame ?
La voix glacée de sir James la rappelait à la réalité. Elle n’était plus libre de courir vers celui qu’elle aimait. Et, pour qu’elle achevât de s’en persuader, deux marins armés vinrent l’encadrer. Elle était désormais une prisonnière politique... rien de plus !
Désemparée, elle jeta au vieil officier impassible un regard qui s’égarait :
— Où me conduisez-vous ?
— Mais... dans votre cabine ! Votre... Altesse Sérénissime y sera gardée, comme il convient, ainsi que lord Canning l’en a prévenue. Elle ne pensait pas, j’espère, qu’on la mettrait aux fers ? Une dame mérite des égards... même celles qui servent Bonaparte !
Elle détourna la tête pour qu’il ne vît pas qu’elle avait blêmi. L’ami indulgent de naguère avait disparu à jamais. Il avait fait place à un étranger, un officier anglais qui ferait tout son devoir aveuglément, même-si ce devoir était celui d’un geôlier. Et Marianne n’était pas très sûre que, dans l’amertume de sa déception, il ne regrettât pas de ne pouvoir la traiter avec plus de rigueur.
— Non, sir James, dit-elle enfin, je ne le pensais pas. Mais j’aurais aimé que vous ne me gardiez pas rancune !
Avec un dernier regard au brick silencieux où aucune vie ne se montrait et qui, indifférent, semblait se détourner et regarder ailleurs, elle se laissa emmener et conduire jusque chez elle.
Le bruit de la clé tournant dans la serrure lui passa sur les nerfs comme une râpe, tandis que retentissait le bruit des armes que l’on reposait. Les marins, désormais, tout au moins tant que l’on ne serait pas en pleine mer, garderaient sa porte avec un soin vigilant. L’Angleterre ne lâcherait pas facilement l’amie de Napoléon !...
Lentement, elle alla jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit, se pencha au-dehors et ne put que constater ce qu’elle savait déjà : située tout près de la chambre du capitaine, sa cabine dominait l’eau d’une belle hauteur. Peut-être, dans son désarroi, se fût-elle décidée tout de même à un plongeon hasardeux pour échapper, malgré tout, à son sort et à ses gardiens, mais même ce moyen extrême lui était interdit : contre le navire arrêté s’était reformée la mosaïque de petits bateaux, naves, Caïques ou pérames, qui se pressaient autour de tous les autres comme des poussins autour de grosses pondeuses et qui servaient aux continuels transbordements d’une rive à l’autre de l’immense port. Sauter équivalait à se briser les os.
Découragée, elle revint vers sa couchette, s’y laissa choir... et constata que les draps en avaient été enlevés. Apparemment, sir James était décidé à ne plus rien laisser au hasard et ne lui accordait pas la moindre chance !...
Avec un peu d’amertume, elle songea à Théodoros qui devait être loin maintenant. Il avait bénéficié, juste à temps, de l’indulgence coupable du Commodore pour une petite Marianne qui devait tout au souvenir et dont personne maintenant ne viendrait fausser les entraves pour lui permettre de prendre son vol.
Le Grec avait atteint le but de son voyage. Il ne lui restait, à elle, que l’intime mais faible satisfaction d’avoir tenu le serment de Santorin. De ce côté-là, au moins, elle était libérée... mais c’était bien le seul !
Les heures chaudes du jour coulèrent une à une, chacune d’elles plus pesante que la précédente et plus rapide. Il était si court le temps que la captive passerait encore à Constantinople ! Et la proximité de la « Sorcière » en rendait l’inexorable fuite plus désespérante encore.
Bientôt, quand un nouveau jour se lèverait, la frégate anglaise hisserait ses voiles et emporterait la princesse Sant’Anna vers un inconnu morose qui, perdu dans les brumes britanniques, n’aurait même pas l’attrait du danger. On l’enfermerait dans quelque coin et voilà tout ! Peut-être pour l’y oublier si Napoléon ne se souciait plus d’elle...
Le cri aigu des muezzins appelant la foule à la prière vint avec le coucher du soleil. Puis ce fut la nuit. La vie tumultueuse du port s’affaiblit et mourut tandis que s’allumaient les fanaux des navires. Avec elle apparut le vent froid venu du nord qui, entrant dans la cabine, fit frissonner Marianne, mais elle ne put se résoudre à fermer sa fenêtre parce que en se penchant un peu elle pouvait encore apercevoir vaguement le beaupré du vaisseau de Jason.
Un marin entra portant un chandelier allumé, suivi d’un autre avec un plateau qu’ils déposèrent sans un mot. Ils avaient dû recevoir une consigne sévère.
Leurs visages étaient à ce point dépourvus d’expression qu’ils en devenaient curieusement semblables et ils ressortirent sans que Marianne eût seulement tenté un geste ou une parole.
Elle enveloppa le plateau d’un coup d’œil indifférent. Il lui importait si peu qu’on la nourrît et qu’on l’éclairât ! Le confort d’une prison n’enlève rien aux dures limites qu’elle impose.
Néanmoins, comme elle sentait la soif lui brûler la gorge, elle se versa une tasse de thé, l’avala et s’en préparait une seconde, quand un choc sourd la fit tressaillir et se retourner. Quelque chose venait de rouler sur le tapis...
En se baissant, elle vit que c’était une pierre rugueuse autour de laquelle une mince ficelle était enroulée et nouée serré. Le bout de cette ficelle disparaissait par la fenêtre.
Le cœur battant, elle tira doucement, puis un peu plus fort. La ficelle s’allongea, s’allongea, se continua par un nœud que prolongeait une corde solide. Comprenant tout à coup ce que cela signifiait et envahie d’une joie bien proche de la folie, elle posa spontanément ses lèvres sur le toron de chanvre et l’embrassa comme elle eût embrassé l’ange de la délivrance. Elle avait donc encore un ami ?
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