Soufflant vivement ses chandelles, elle retourna vers la fenêtre et se pencha. En bas, dans l’ombre dense du quai, elle crut bien distinguer une forme humaine, mais ne s’attarda pas à des questions inutiles : le temps pressait et elle avait tellement hâte de s’évader ! Elle revint à la porte et y colla son oreille. Un silence profond enveloppait le navire. On n’entendait que le léger grincement de sa charpente quand il bougeait un peu dans l’eau du port. Les sentinelles s’étaient peut-être endormies car elles ne faisaient pas le moindre bruit, elles non plus !

Evitant soigneusement d’en faire elle-même, Marianne attacha solidement la corde au pied de son lit puis se hissa sur la fenêtre avec quelque difficulté car elle n’était pas très large. Immédiatement, elle sentit le filin, maintenu par une main invisible, se tendre fermement et, doucement, elle commença à descendra, s’efforçant de ne pas regarder le trou noir ouvert sous ses pieds et cherchant des points d’appui le long du vaisseau. Heureusement aucune des fenêtres de l’étage inférieur n’était ouverte. Les officiers du navire devaient être à terre pour profiter pleinement de cette unique soirée de liberté.

La descente lui parut interminable et pénible. Ses mains vite écorchées la brûlaient, mais elle sentit soudain que des bras se refermaient sur elle et la soutenaient solidement.

— Lâchez la corde ! souffla la voix de Théodoros. Vous y êtes !

Elle obéit et se laissa aller dans le fond du petit bateau où il l’attendait, cherchant dans cette obscurité la main du Grec dont la gigantesque forme sombre la dominait de toute sa hauteur. A se sentir aussi miraculeusement hors de sa prison flottante, elle débordait d’une reconnaissance qu’elle ne parvenait pas à exprimer, cherchant à la fois son souffle et les mots qui pourraient traduire son émotion.

— Je vous croyais loin... chuchota-t-elle, et vous êtes là ! Vous êtes venu à mon secours ! Oh, merci !... merci ! Mais comment avez-vous deviné ?... Comment avez-vous su ?

— Je n’ai pas deviné ; j’ai vu. Quand le grand Anglais blond est arrivé, je venais tout juste de quitter le bateau et je m’étais caché sur le chaland qui est amarré là, tout près, au milieu des piles de bois de construction pour voir comment j’allais me diriger. Cela m’a permis d’observer ce qui se passait sur la frégate et, quand les marins t’ont emmenée entre les fusils, comme une criminelle, j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Ils ont découvert qui tu es ?

— Oui. Cockerell et Foster sont allés se plaindre et ils ont donné mon signalement.

— J’aurais dû le tuer ! grogna Théodoros. Mais ne restons pas ici. Il faut s’éloigner au plus vite.

Il saisit les avirons, dégagea doucement la pérame et se dirigea vers l’eau libre.

— Nous allons contourner la pointe de Galata et aborder vers la mosquée de Kilidj Ali. Le coin est tranquille et l’ambassade de France n’est pas loin...

Il allait donner une vigoureuse impulsion à son embarcation quand Marianne l’arrêta d’une main posée sur son bras. Là, à bien peu de distance, la silhouette obscure du brick surgissait de l’eau noire. L’un des fanaux seulement était allumé et, dans le gaillard d’avant, on apercevait une faible lueur fauve mais rien de plus.

— C’est là que je veux aller ! dit Marianne.

— Là ? Sur ce navire ? Mais tu es folle ! Pour quoi faire ?

— Il appartient à un ami... très cher et que je croyais perdu. C’est celui dont la mutinerie a failli me coûter la vie... mais il faut que j’y aille !

— Et qui te dit qu’il n’est pas encore aux mains des mutins ? Cherches-tu vraiment à entrer dans cette ville ou bien à augmenter tes malheurs ? N’es-tu pas encore lasse du danger ?

— S’il était toujours aux mains des rebelles, il ne serait pas ici ! L’homme qui s’en était emparé ne voulait pas venir à Constantinople ! Je vous en prie, Théodoros, menez-moi sur ce bateau ! C’est tellement important pour moi ! C’est même ce qui a le plus d’importance puisque je ne croyais plus le revoir !

Tendue comme une corde d’arc, elle essayait de toutes ses forces de le convaincre et, tout bas, comme si elle avait honte d’exiger encore après ce qu’il venait de faire pour elle, elle ajouta :

— Si vous ne voulez pas, j’irai tout de même... à la nage ! Ce n’est pas si loin !

Il y eut un silence. Le Grec avait retenu ses rames et tête basse réfléchissait, tandis que le petit bateau dérivait doucement. Au bout d’un moment, il demanda :

— C’est donc... l’homme qui s’appelle Jason ?

— Oui... c’est lui !

— C’est bien ! Dans ce cas, je vais te conduire et que Dieu nous aide !

Il pesa sur les avirons et la pérame reprit son glissement soyeux sur les flots. Bientôt l’ombre de la « Sorcière » l’enveloppa et ses flancs abrupts se dressèrent devant elle. Là non plus aucun bruit ne se faisait entendre. Théodoros releva les rames et fronça les sourcils.

— On dirait qu’il n’y a personne !

— C’est impossible ! Jamais Jason ne quitte son navire la nuit quand il voyage et stationne dans un port. De plus, le bateau n’est même pas à quai... D’ailleurs, écoutez ! Il me semble que j’entends des voix !

Un murmure, en effet, bourdonnait vers l’avant. Emportée par l’impatience, Marianne se leva tâtant de ses mains la paroi du navire, cherchant quelque chose qui pourrait lui permettre d’y monter.

— Reste tranquille ! grogna le Grec dont les yeux de chat semblaient y voir aussi clair qu’en plein jour, il y a une échelle de corde à la coupée... Et tu vas nous faire chavirer !

Il fit avancer doucement la pérame le long du bateau mais, quand la jeune femme voulut saisir l’échelle, il l’en empêcha.

— Ne bouge pas ! Tout ça ne m’inspire pas confiance. Il y a quelque chose d’anormal et je ne t’ai pas tirée des mains de l’Anglais pour te laisser te jeter dans un autre piège. C’est moi qui vais monter. Toi, tu attendras...

— Non ! C’est impossible, s’insurgea la jeune femme qui ne pouvait plus contenir son impatience. Voilà des jours et des jours que je ne vis que pour l’instant où je pourrai de nouveau poser le pied sur ce bateau et vous voulez que je reste ici, dans cette barque, à attendre ? Mais à attendre quoi ? Tout ce que j’attendais est là... à deux pas de moi ! Et vous voyez bien que je n’en peux plus !

Comprenant que rien ni personne ne pourrait la retenir, Théodoros capitula de mauvaise grâce.

— C’est bon, viens ! Mais tâche de ne pas faire de bruit. Il se peut que je me trompe, mais il me semble bien que l’on parle turc !

L’un derrière l’autre, ils escaladèrent silencieusement l’échelle, se glissèrent sur le pont désert. Le cœur de Marianne battait à l’étouffer. Tout était à la fois semblable et différent. Le pont avait perdu son impeccable netteté. Des choses indéfinissables y traînaient ; les cuivres ne brillaient plus ; des filins pendaient, balancés mollement au vent de la nuit. Et puis ce silence...

Elle ne s’expliquait pas l’abandon apparent du bateau. Quelqu’un allait venir... un marin... Craig O’Flaherty, le second... ou encore son vieil ami Arcadius, dont l’absence lui était presque aussi cruelle que celle de Jason lui-même ! Mais non. Il n’y avait personne ! Rien que cette lueur qui venait de l’avant et vers laquelle Théodoros fit un pas précautionneux, puis un autre... pour reculer bien vite sous la protection du grand mât. Deux hommes portant de longs fusils venaient d’apparaître, sortant de l’écoutille. A leur costume rouge et bleu, leur haut bonnet de feutre blanc où se fixait la cuillère à riz, leurs armes brillantes et leur mine farouche, Marianne et son compagnon les identifièrent aussitôt : les janissaires !

— Ils gardent le bateau ! souffla Théodoros. Cela veut dire que l’équipage n’y est pas.

— C’est possible, mais cela ne veut pas dire que le maître n’y soit pas non plus. Laisse-moi aller voir...

Incapable de supporter plus longtemps cette incertitude, étreinte aussi par une angoisse qu’elle ne parvenait pas à définir et par cette impression d’anomalie qui avait déjà frappé Théodoros, elle fila comme une ombre le long du rouf dont la porte arrachée battait sur le vide, atteignit la dunette et y grimpa en prenant soin d’éviter la pâle traînée lumineuse qui tombait de l’unique fanal.

Un élan la jeta vers la porte qui menait au carré du capitaine pour l’ouvrir et pénétrer dans les appartements. Mais là, elle s’arrêta interdite, regardant sans comprendre la porte barricadée et, sur les planches qui l’encloutaient, les larges sceaux de cire rouge qui ressemblaient à des taches de sang...

Elle jeta alors, autour d’elle, un coup d’œil circulaire, remarquant des détails qui d’abord lui avaient échappé et que le peu de lumière précisait. Les traces de lutte se voyaient partout, dans les éclats de bois arrachés des membrures, les cuivres tordus, les trous faits par les balles... et aussi dans les traînées sombres qui s’élargissaient sinistrement autour de la barre !

Alors, d’un seul coup, l’espoir l’abandonna...

Il n’y avait plus rien à attendre, rien à chercher ! Le beau navire de Jason, c’était maintenant le vaisseau fantôme, l’ombre défigurée de ce qu’il avait été. Quelqu’un, bien sûr, avait dû le reprendre aux mutins, mais ce quelqu’un n’était pas Jason, ce ne pouvait pas être lui, sinon pourquoi ces traces, pourquoi ces scellés ? Un pirate barbaresque peut-être... ou un reis ottoman avait rencontré en pleine mer la « Sorcière » à demi désemparée, aux mains sans expérience des bandits de Leighton et la proie avait été facile...

Dans l’esprit accablé de Marianne, le drame du bateau se lisait clairement dans toutes ces traces lugubres. Tout, ici, criait le combat perdu, le malheur et la mort, tout jusqu’à ces soldats impassibles qui surveillaient ce spectre flottant, parce que, malgré tout, il était la propriété de quelque notable.

Quant à ceux qu’elle aimait et qu’elle avait laissés dans ces lieux qui ne gardaient même plus l’écho de leurs voix, elle ne les reverrait jamais. Maintenant, elle était certaine qu’ils avaient cessé de vivre...

Epuisée par ce dernier coup, Marianne oubliant tout ce qui l’entourait se laissa glisser à terre et, la tête contre la porte close que Jason ne franchirait plus, elle se mit à pleurer tout bas. C’est là que Théodoros la retrouva, recroquevillée sur elle-même, blottie contre ce bois comme si elle cherchait à y mêler intimement sa propre substance.

Il essaya de la relever mais, malgré sa force, il n’y parvint pas : elle était lourde de son poids de chair aggravé d’une immense charge de souffrance et de désespoir qui dépassait même ses possibilités d’homme. Elle gisait là, écrasée par la déception et la douleur qui pesaient sur elle comme des rochers et il sentit qu’elle ne ferait rien, qu’elle ne voulait plus rien faire pour se libérer. Le monde extérieur avait cessé tout à coup de l’intéresser.

S’agenouillant auprès d’elle, Théodoros chercha sa main et la trouva froide comme si tout le sang déjà s’en était retiré. Mais déjà cette main le repoussait.

— Laisse-moi... souffla-t-elle ! Va-t’en !

— Non. Je ne te laisserai pas ! Tu es ma sœur puis que tu souffres. Viens avec moi.

Elle ne l’écoutait pas. Il comprit qu’elle lui échappait et se laissait emporter par le flot amer de ses larmes bien au-delà de tout raisonnement et de toute logique. Précautionneusement, il releva la tête, regarda autour de lui.

Là-bas, vers l’avant, les janissaires n’avaient rien vu, rien entendu. Assis maintenant sur des rouleaux de cordages, leurs fusils entre leurs jambes, ils avaient tiré de longues pipes et fumaient placidement en regardant la nuit. L’odeur poivrée du tabac parfuma le vent venu de la mer Noire et se mêla à l’odeur des algues. Visiblement, les gardiens n’imaginaient même pas qu’il y eût, sur ce bateau, d’autres humains qu’eux-mêmes...

Un peu rassuré, Théodoros se pencha de nouveau sur Marianne :

— Je t’en supplie, fais un effort ! Tu ne peux rester là... C’est de la folie ! Il faut vivre, combattre encore !

Il essayait de la convaincre avec ses mots à lui, ceux qui résumaient tout ce qu’il aimait au monde.

Elle ne répondit même pas, se contentant de refuser d’un hochement de tête presque imperceptible et, sur sa main, le Grec sentit couler des larmes. Elles le bouleversèrent d’une pitié encore inconnue.

Il savait cette femme vaillante, pleine de vie et pourtant les mots de la vie et du combat n’agissaient plus sur elle.

Elle s’était couchée là, comme un chien se couche devant la porte du maître perdu, et il sentit qu’elle n’en bougerait plus jamais s’il n’agissait pas. Ce qu’elle voulait c’était attendre ici que la mort la prenne. Et elle était si jeune... si belle !