Croisant calmement les bras sur sa poitrine, elle dévisagea le personnage avec un clair dédain. Entre leurs longs cils ses yeux s’étrécirent jusqu’à n’être plus que de minces et brillantes fentes vertes.
— Le carnaval se poursuit-il jusqu’en mai, à Venise, demanda-t-elle sèchement, ou bien allez-vous au bal masqué ?
Surpris, peut-être par l’ironie du ton, Damiani eut un petit rire, mais ne s’attendant pas à être attaqué sur ce point, il jeta sur son costume un regard incertain, presque gêné !
— Oh ! cette robe ? Je l’ai mise pour vous faire honneur, Madame, de même que j’ai fait dresser cette table afin de vous fêter et de donner à votre arrivée dans cette maison le maximum d’éclat. Il m’a semblé...
— Je ? coupa Marianne. J’ai sans doute mal entendu ou bien vous oubliez-vous au point de vous substituer à votre maître ? Et, en passant, voulez-vous me dire qui vous a permis de vous adresser à moi à la seconde personne, comme si j’étais votre égale ? Reprenez-vous, mon ami, et, d’abord, dites-moi où est le prince ? Et comment se fait-il que dona Lavinia ne soit pas encore venue me recevoir ?
L’intendant tira la chaise placée devant lui et s’y laissa tomber si lourdement qu’elle gémit sous son poids. Il avait grossi depuis la nuit terrible où, dérangé dans ses pratiques occultes, il avait tenté, dans sa fureur, de tuer Marianne. Le masque romain qui conférait alors à son visage une certaine distinction s’amollissait dans la graisse et ses cheveux, naguère encore si épais, se clairsemaient dangereusement tandis que, sous les bagues qui les couvraient avec une prétentieuse profusion, ses doigts se boudinaient. Mais le ridicule de ce gros homme vieillissant s’arrêtait à son regard pâle et impudent qui ne prêtait nullement à rire.
« Le regard d’un serpent ! » songea la jeune femme avec un frisson de répulsion devant la froide cruauté qu’il exprimait.
Le sourire de tout à l’heure s’était effacé comme si Matteo jugeait inutile de se donner encore la peine de feindre. Marianne sut qu’elle avait, en face d’elle, un implacable ennemi. Aussi fut-elle très peu surprise de l’entendre grommeler :
— Cette sotte de Lavinia ! Vous pouvez prier pour elle si le cœur vous en dit ! Pour moi, j’étais excédé de ses jérémiades et de ses grands airs de sainte... je l’ai...
— Vous l’avez tuée ? gronda Marianne, à la fois indignée et envahie d’une peine aussi amère qu’inattendue car elle ne croyait pas avoir laissé la douce femme de charge prendre une telle place dans son cœur. Vous avez été assez abject pour vous attaquer à cette sainte femme qui n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit ? Et le prince ne vous a pas fait abattre comme le chien enragé que vous êtes ?
— Il aurait fallu pour cela qu’il en eût la possibilité, s’emporta Damiani en se levant si brusquement que la table, cependant lourdement chargée, vacilla et que les objets d’or s’entrechoquaient. J’avais commencé par me débarrasser de lui ! Il était grand temps, pour moi, de reprendre la place qui m’était due, la première ! ajouta-t-il en ponctuant chaque mot d’un coup de poing.
Cette fois, le coup porta. Si rudement même que Marianne recula, comme sous un choc brutal, avec un gémissement d’horreur !
Mort ! Son étrange époux était mort ! Mort, le prince au masque blanc ! Mort l’homme qui, un soir d’orage, avait pris dans la sienne sa main tremblante, mort le merveilleux cavalier que, du fond de sa crainte et de son incertitude, elle avait admiré ! Ce n’était pas possible ! Le destin ne pouvait pas lui jouer ce tour de mauvais bateleur.
D’une voix blanche mais tranchante elle affirma :
— Vous mentez !
— Pourquoi donc ? Parce qu’il était le maître et moi l’esclave ? Parce qu’il m’imposait une vie humiliée, servile, indigne de moi ? Voulez-vous me dire quelle raison valable pouvait me retenir de supprimer ce fantoche ? Je n’ai pas hésité un instant à tuer son père parce qu’il avait assassiné la femme que j’aimais ! Pourquoi donc l’aurais-je épargné, lui qui avait été la cause première de ce crime ? Je l’ai laissé vivre tant qu’il ne me gênait pas, tant que je n’étais pas prêt ! Voici peu de temps, il s’est mis à me gêner !
Un affreux sentiment d’horreur, de répulsion, de déception aussi et, chose étrange, de pitié et de chagrin envahit la jeune femme. Tout cela était absurde, grotesque et profondément injuste. L’homme qui, spontanément, avait accepté de donner son nom à une inconnue enceinte d’un autre, fût-ce d’un empereur, l’homme qui l’avait accueillie, comblée de luxe et de trésors, sauvée en outre de la mort, ne méritait pas de tomber sous les coups d’un fou sadique.
Un instant, grâce à l’infaillible fidélité de sa mémoire, elle revit, fuyant parmi les ombres du parc, la double silhouette du grand étalon blanc et de son silencieux cavalier. Quelle qu’ait pu être la disgrâce cachée de l’homme, il réalisait alors, avec l’animal, une image d’une extraordinaire beauté, faite à la fois de force et d’élégance, qui s’était gravée dans son esprit. Et la pensée que cette image inoubliable venait d’être détruite à jamais par la faute d’un misérable perdu de vices et de crimes fut à ce point intolérable à Marianne qu’elle chercha instinctivement, autour d’elle, une arme quelconque. Elle voulait faire justice, immédiatement, de ce meurtrier. Elle le devait à celui dont elle savait, maintenant, qu’elle n’avait jamais rien à redouter et que peut-être, il l’avait aimée ! Qui pouvait dire s’il n’avait pas payé de sa vie son intervention dans la nuit du parc ?
Mais les élégants couteaux à lame d’or qui brillaient sur la table ne pouvaient être d’aucun secours. Il ne restait, pour le moment, à la princesse Sant’Anna que la seule parole pour essayer de frapper ce misérable, la parole à laquelle, cependant, il ne devait pas être fort sensible. Mais la suite viendrait. Cela, Marianne en faisait tout bas le serment solennel. Elle vengerait son époux...
— Assassin ! cracha-t-elle enfin avec un immense dégoût. Vous avez osé abattre l’homme qui vous faisait confiance, celui qui s’était si totalement remis entre vos mains, votre maître !
— Il n’y a plus ici d’autre maître que moi ! cria Damiani d’une curieuse voix de fausset. C’est le juste retour des choses car j’avais infiniment plus de droit au titre de prince que ce malheureux rêveur ! Vous l’ignorez, pauvre sotte, et c’est là votre excuse, ajouta-t-il avec une suffisance qui porta à son comble l’exaspération de la jeune femme, mais je suis, moi aussi, un Sant’Anna ! Je suis...
— Je n’ignore rien du tout ! Et il ne suffit pas, pour être un Sant’Anna, que le grand-père de mon époux ait engrossé une malheureuse à demi folle qui, d’ailleurs, n’a pu résister à son déshonneur ! Il faut un cœur, une âme, une classe ! Vous, vous n’êtes qu’un misérable indigne même du couteau qui l’égorgera, une bête puante...
— Assez !
Il avait hurlé, dans un paroxysme de fureur, et son visage empâté était devenu blême avec de vilaines infiltrations fielleuses mais le coup avait porté et Marianne le nota avec satisfaction.
Il haletait, comme si le souffle lui manquait. Et quand il parla de nouveau, ce fut d’une voix basse et feutrée, comme s’il étouffait.
— Assez ! répéta-t-il... qui vous a dit tout cela ? Comment... savez-vous ?
— Cela ne vous regarde pas ! Je sais, cela doit suffire !...
— Non ! Il faudra bien... qu’un jour vous me disiez ! Je saurai bien vous faire parler... car... maintenant c’est à moi que vous obéirez ! A moi, vous entendez ?
— Cessez de déraisonner et de retourner les rôles ! Pourquoi vous obéirais-je ?
Un mauvais sourire glissa comme une tache d’huile sur sa figure décomposée. Marianne attendit une réplique venimeuse. Mais, aussi subitement qu’elle était venue, la colère de Matteo Damiani tomba d’un seul coup. Sa voix reprit son registre normal, et ce fut d’un ton tout à fait neutre, presque indifférent, qu’il reprit :
— Excusez-moi. Je me suis laissé emporter mais il est des événements que. je n’aime pas évoquer.
— Peut-être mais cela ne me dit toujours pas ce que je fais ici et puisque, si je vous ai bien compris, je suis désormais... libre de ma personne, je vous serais reconnaissante de ne pas prolonger cet entretien sans objet et de prendre des dispositions pour que je quitte cette maison.
— Il ne saurait en être question. Vous ne pensez tout de même pas que j’ai pris la peine de vous faire amener jusqu’ici, au prix de beaucoup d’argent et de nombreuses complicités qu’il a fallu acheter jusque chez vos amis, pour le mince plaisir de vous apprendre que votre époux n’avait plus rien à faire avec vous ?
— Pourquoi non ? Je vous vois mal m’apprenant, par lettre, que vous avez assassiné le prince. Car c’est bien cela, n’est-ce pas ?
Damiani ne répondit pas. Nerveusement, il cueillit une rose dans le surtout et se mit à la tourner dans ses doigts d’un air absent, comme s’il cherchait une idée. Puis tout » à coup, il se décida :
— Entendons-nous bien, princesse, fit-il sur le ton morne d’un notaire s’adressant à un client, vous êtes ici pour remplir un contrat : celui-là même que vous aviez passé avec Corrado Sant’Anna.
— Quel contrat ? Si le prince est mort, le seul contrat existant, celui de mon mariage, est caduc, il me semble ?
— Non. On vous a épousée en échange d’un enfant, d’un héritier pour le nom et la fortune des Sant’Anna.
— J’ai perdu cet enfant accidentellement, s’écria Marianne avec une nervosité dont elle ne fut pas maîtresse, car le sujet lui était encore pénible.
— Je ne nie pas le côté accidentel et je suis persuadé qu’il n’y a pas eu de votre faute. Toute l’Europe a su combien avait été dramatique le bal de l’ambassade d’Autriche, mais en ce qui concerne l’héritier des Sant’Anna, vos obligations demeurent. Vous devez mettre au monde un enfant qui puisse, officiellement, continuer la famille.
— Peut-être auriez-vous pu avoir ce grand souci-là avant de supprimer le prince ?
— Pourquoi donc ? Il n’était d’aucune utilité sous ce rapport, votre mariage en est la meilleure preuve. Quant à moi, je ne peux malheureusement pas reprendre au grand jour le nom qui me revient de droit. Il me faut donc un Sant’Anna, un héritier...
Le cynisme et le détachement avec lesquels Matteo parlait du maître qu’il avait abattu indignaient Marianne en qui, d’ailleurs, une crainte imprécise s’infiltrait. Peut-être parce qu’elle avait peur de comprendre, elle s’obligea à l’ironie :
— Vous n’oubliez qu’un détail : cet enfant était celui de l’Empereur... et je ne pense pas que vous poussiez l’audace jusqu’à faire enlever Sa Majesté pour l’amener à moi, pieds et poings liés.
Damiani hocha la tête et s’avança vers la jeune femme qui recula d’autant.
— Non. Il nous faut renoncer à ce « sang impérial » qui avait si fort séduit le prince. Nous nous contenterons du sang familial pour cet enfant que je pourrai former à mon gré et dont j’administrerai avec bonheur les grands biens durant de longues années... un enfant qui me sera d’autant plus cher qu’il sera mien !
— Quoi !
— Ne faites pas semblant de vous étonner : vous avez fort bien compris. Tout à l’heure, vous m’avez traité de misérable, madame, mais les insultes ne peuvent ni effacer ni même rabaisser un sang tel que le mien ; même s’il vous plaît de le nier, je n’en suis pas moins le fils du vieux prince, l’oncle du pauvre insensé que vous aviez épousé. C’est donc moi, Princesse, moi votre intendant, qui vous ferai cet enfant !
Suffoquée par une telle impudence, la jeune femme eut besoin d’un instant pour retrouver l’usage de la parole. Son jugement de tout à l’heure était erroné : cet homme n’était rien d’autre qu’un fou dangereux ! Il suffisait de le voir croiser et décroiser ses gros doigts, tout en passant machinalement sa langue sur ses lèvres, à la manière d’un chat qui se pourlèche, pour s’en convaincre. C’était un maniaque, prêt à n’importe quel crime pour assouvir un orgueil et une ambition démesurés, sans même parler de ses instincts !...
Elle prit soudain conscience de sa solitude en face de cet homme ; plus fort qu’elle, évidemment, et qui, sans doute, possédait des complices dans cette maison trop silencieuse, ne fût-ce que l’affreux Giuseppe... Il avait tout pouvoir sur elle, même celui de la forcer. Sa seule chance était, peut-être, de l’intimider.
— Si vous vouliez réfléchir un instant, vous verriez tout de suite que ce projet insensé est irréalisable. Si je suis revenue en Italie c’est sous la protection spéciale de l’Empereur et dans un but bien défini qu’il ne m’appartient pas de vous révéler. Mais soyez certain qu’à l’heure présente, on me cherche, on s’inquiète de moi. Bientôt, l’Empereur sera averti. Espérez-vous lui faire admettre une disparition de plusieurs mois, de ma part, suivie d’une naissance plus que suspecte ? On voit bien que vous ne le connaissez pas et, si j’étais vous, j’y regarderais à deux fois avant de me faire un ennemi de cette taille !
"Toi, Marianne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Toi, Marianne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Toi, Marianne" друзьям в соцсетях.