D’abord, Sa persane Majesté ne jugea pas utile d’entretenir la conversation, préférant converser dans sa langue natale avec son grand vizir, qui se tenait debout derrière son fauteuil, parlant de toute évidence de l’impératrice, qu’il ne quittait pas des yeux, et ne s’occupant guère de ce que l’on servait.
Soudain, les valets apportèrent un magnifique poisson accompagné d’une sauce verte vers laquelle aussitôt le shah pointa son long nez, faisant signe qu’on la lui approchât.
Il examina la saucière attentivement, renifla la sauce d’un air méfiant.
— On dirait du vert-de-gris ! fit-il aimablement.
— C’est une sauce rémoulade, Sire, le renseigna Élisabeth.
— Ah !
Prenant la cuillère, Nasir-Al-Din l’emplit de sauce, la goûta, fit une affreuse grimace… et remit le plus tranquillement du monde la cuillère dans la saucière.
— Je n’aime pas du tout cela ! fit-il.
Au supplice, l’impératrice qui luttait courageusement contre le fou rire, avait préféré détourner les yeux et contemplait un portrait de François-Joseph accroché au mur en face d’elle comme si sa vie en dépendait.
Elle ne put garder longtemps cette attitude détachée. Trouvant qu’elle ne s’occupait plus assez de lui, le shah prit une coupe de champagne et, se tournant vers elle, suggéra :
— Trinquons !
Force fut à la malheureuse, au bord des larmes, de prendre une coupe et de rendre raison à cet encombrant voisin qui s’obstinait à la contempler avec des yeux énamourés. S’obligeant à bien remplir ses devoirs de maîtresse de maison, elle constata, pour le regretter, que son hôte n’avait pas mangé grand-chose.
— Cette cuisine ne m’inspire pas confiance ! lui confia aimablement le Persan.
Mais comme, à cet instant, s’approchait un laquais portant une grande coupe d’argent remplie de fraises, il saisit la coupe, la plaça devant lui avec un parfait sang-froid, et attaqua gaillardement le dessert de la table impériale dont il ne laissa pas la plus petite bribe.
— Ça, j’aime ! conclut avec un bon sourire l’exotique majesté.
Et la fin de la soirée fut charmante. D’ailleurs, en dépit – ou peut-être à cause – de ses excentricités, Nasir-Al-Din intéressait Élisabeth. Elle le trouvait original. Surtout, elle approuva sa liberté et son indépendance quand elle constata qu’il lui était impossible de se montrer aimable avec qui lui déplaisait.
Ainsi quand, à l’issue d’une cérémonie, il offrit son portrait entouré de diamants à l’Empereur, tout le monde fut enchanté, mais les mines autrichiennes s’allongèrent quand le shah offrit un autre portrait, identique, au comte Andrassy qui était sans doute le meilleur ami de l’impératrice.
On lui fit comprendre alors, discrètement, qu’il était d’usage de distinguer d’abord les frères de l’empereur.
— Non, je ne veux pas, répondit-il tranquillement. Je ne donne mon portrait qu’à ceux qui me plaisent.
Et il fut impossible de l’en faire démordre… ce qui plongea Élisabeth dans une douce joie. Du coup, Nasir-Al-Din lui devint immensément sympathique, et elle se fit un devoir d’aller visiter les chevaux favoris du shah, qu’il emmenait toujours avec lui et qui logeaient, comme lui-même, au château de Laxenbourg. Sa passion des chevaux et l’espèce d’amitié que lui inspirait son adorateur lui faisaient une joie de cette visite, mais elle pensa tomber de son haut en constatant que les trois plus belles bêtes, celles que Nasir-Al-Din honorait d’une tendresse particulière, arboraient fièrement des queues et des crinières teintes en rose.
— J’aime les chevaux et j’aime le rose ! décréta Sa Majesté, d’un ton si fervent qu’il n’y avait vraiment rien à ajouter à cela, d’autant que le munificent monarque couvrit son invitée de cadeaux fastueux.
Malheureusement, si Élisabeth et même François-Joseph s’amusaient beaucoup grâce à leur hôte, il n’en allait pas de même du reste de la cour, et singulièrement de l’élément le plus âgé, qui trouvait le shah impossible.
Ainsi du comte Crenneville, ancien aide de camp de l’empereur devenu son premier gentilhomme de la chambre. C’était un homme déjà âgé, austère et plein de morgue, qui accepta comme son dû la charge de s’occuper personnellement de l’invité persan.
Hélas, le pauvre homme crut mourir d’apoplexie quand, devant accompagner Nasir-Al-Din dans une promenade au Prater en voiture découverte, il se vit offrir, au lieu de la place qu’il escomptait auprès du souverain, celle qui se trouvait libre auprès du cocher sur le siège de la voiture. Puis, comme le soleil, très ardent, incommodait Sa Majesté, on lui tendit, avec un bon sourire, une grande ombrelle blanche qu’il fut poliment prié d’ouvrir et de tenir au-dessus de l’auguste tête.
Inutile de préciser qu’à peine rentré au palais, Crenneville se fit porter malade, refusant de passer une heure de plus auprès d’un tel hurluberlu.
Ainsi, également, des vieilles dames qui avaient composé la cour de l’archiduchesse Sophie. Le 12 août, à Schönbrunn, après la grande fête et le feu d’artifice, lorsque la comtesse Göess, première dame d’honneur, voulut, à l’heure du thé, lui présenter ces vénérables dames, le shah regarda la première lui faire sa révérence. Puis, considérant avec horreur la file qui attendait, il revint à la comtesse et, avec une grimace des plus significatives :
— Merci ! Assez ! fit-il seulement.
Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte, cependant, et vint le jour du départ de Nasir-Al-Din. Au cours de la dernière soirée, le Persan avait ouvert son cœur à Andrassy.
— Je pars avec beaucoup de regrets de quitter cette « déesse », lui dit-il en regardant Élisabeth qui évoluait à quelques pas de lui. C’est la plus belle femme que j’aie jamais vue. Quelle dignité ! Quel sourire ! Quelle beauté… Si jamais je reviens, ce sera uniquement pour la revoir et lui porter mes hommages…
Et, le lendemain, à quatre heures du matin, il faisait réveiller la comtesse Göess pour la charger de remercier encore Sa Majesté et lui confier que son image ne s’effacerait jamais de sa mémoire…
Il ne devait jamais revenir et « Sissi », après en avoir beaucoup ri avec François-Joseph, finit par oublier cet admirateur lointain.
« Sissi » et le domino jaune
Quand on ne connaît personne dans une ville où l’on vient tout juste de débarquer, il est bien difficile de s’y amuser, même au beau milieu d’un merveilleux bal costumé !… Il semblerait même, au contraire, que la solitude, s’y fasse plus cruellement sentir que dans la plus silencieuse des chambres.
C’était exactement ce que pensait, au soir du Mardi gras 1874, un jeune provincial de vingt-six ans, Frédéric List Pacher von Theinburg, qui s’essayait à la vie viennoise en participant, ou tout au moins en essayant de participer, à la fameuse « redoute » de l’Opéra. Mais il était trop timide pour se jeter à l’eau et aborder l’une de ces femmes parfumées et chatoyantes qui voltigeaient autour de lui, cachant soigneusement leurs visages sous le masque à barbes de dentelles qui était de rigueur.
Il y avait, à vrai dire, fort peu de temps qu’il était arrivé de sa Carinthie natale, appelé par la protection d’un parent qui l’avait pourvu d’un poste au ministère de l’Intérieur. Et Fritz, peu hardi, aimant le rêve et la poésie, assez renfermé d’ailleurs et plutôt silencieux, n’avait pas encore eu le temps de se faire des amis, même pas des relations intéressantes. Finalement, venir à ce bal n’avait pas été une bonne idée !
Pourtant, quelques femmes auraient pu s’intéresser à lui. C’était un garçon de belle taille et d’allure naturellement élégante. Les traits que laissait voir le masque étaient réguliers et fins, la bouche sensible, la chevelure noire et bouclée. Certaines danseuses lui avaient jeté, en passant, une plaisanterie, une œillade, espérant être arrêtées par lui, mais cette maudite timidité était toujours là, qui le paralysait : Fritz souriait mais n’ouvrait pas la bouche… et l’occasion passait.
Découragé, il allait se résigner à rentrer chez lui, quand une main gantée se posa sur son bras, cependant qu’une voix joyeuse, teintée d’un accent hongrois assez prononcé, murmurait à son oreille :
— Tu es bien seul, beau masque ! Ce n’est pas naturel dans un bal. Est-ce que tu ne t’ennuies pas ?
C’était une femme tout enveloppée d’un domino de satin rouge qui lui donnait l'air d’une énorme cerise, mais la voix était jeune et, à travers la dentelle noire du masque, Fritz pouvait deviner un clair sourire. Il rendit le sourire.
— Si ! avoua-t-il. Je ne connais personne ici. J’allais m’en aller.
— Tu ne connais personne ? C’est impossible ! Tout le monde connaît tout le monde à Vienne. D’où sors-tu donc ?
— De Carinthie, et je ne connais pas du tout Vienne !
— Comme c’est romantique ! Écoute, puisque tu t’ennuies tant, accepterais-tu de me rendre un service ?
— Bien sûr, si je le peux !
— Ce ne sera pas difficile. Je suis ici avec une amie. Elle est là-haut, dans la galerie. C’est une femme très belle, mais très timide et un peu triste. Elle non plus ne s’amuse pas. Me permets-tu de t’emmener vers elle ? Tu réussiras peut-être à la distraire.
Ravi de l’invitation, Fritz offrit son bras à l’inconnue et gravit avec elle le grand escalier, pour atteindre le premier étage. Et tout à coup, le jeune homme se trouva en face d’une femme fastueusement vêtue d’un magnifique domino de brocart jaune d’or pourvu d’une traîne qui lui donnait un air royal. Naturellement, elle aussi portait un masque noir, mais la dentelle du sien descendait jusqu’à sa gorge et elle était assez serrée pour que l’on ne pût rien distinguer de ses traits.
— Bonjour ! fit-elle en agitant doucement son éventail. C’est aimable à toi d’avoir accompagné mon amie.
Elle avait, elle aussi, l’accent hongrois. Mais sa voix était pleine de douceur et d’amabilité. Et tout d’abord, Fritz ne trouva rien à répondre. Sans qu’il pût savoir pourquoi, cette inconnue l’impressionnait infiniment plus que sa compagne et réveillait sa timidité.
Une Hongroise, elle aussi, pensa-t-il. Mais sûrement une grande dame…
On peut être un jeune provincial, mais quand on appartient à un certain milieu, il y a comme cela des lignes qui ne trompent pas. Beaucoup plus grande que le domino rouge, la dame hongroise avait une allure, un port de tête tout à fait remarquables. Les cheveux flamboyants que l’on pouvait voir sous le Capuchon devaient être une perruque, mais les yeux qui étincelaient par les trous du masque avaient une expression devant laquelle le nouveau fonctionnaire te sentait très petit garçon et très gauche. La dame se mit à rire :
— Tu n’es pas très bavard, il me semble ! Voudrais-tu m’offrir ton bras afin que nous allions nous promener dans cette foule ? Je crois que cela m’amuserait, mais seule, je n’ose pas.
— Je serai très heureux de vous offrir mon bras, Madame ! murmura-t-il, sans parvenir à employer le tutoiement rituel du bal.
Quelque chose lui soufflait qu’avec cette femme-là, c’eût été déplacé. Mais il aurait été bien incapable de dire pourquoi. Il s’inclina légèrement.
Une main longue, fine, gantée de dentelle noire se posa sur sa manche. Un parfum très doux l’enveloppa quand la soie du domino le frôla. Fritz eut envie, tout à coup, d’être brillant, gai, étincelant, de séduire, d’étonner, cette inconnue dont il devinait la beauté.
Elle bavardait à présent avec une sorte d’abandon et il se surprenait à lui répondre facilement. Mais, à sa grande surprise, il s’aperçut bientôt qu’elle n’abordait aucune de ces futilités que l’on échange au bal. Elle le questionnait, demandait ses impressions sur Vienne, ce qu’il y faisait, ce qu’il entendait dire autour de lui. Elle l’interrogea aussi sur la famille impériale. Que pensait-il de l’empereur François-Joseph ? Approuvait-il sa politique ? Et l’impératrice ? L’avait-il déjà rencontrée ?
Fritz répondait de son mieux à toutes ces questions, un peu désorienté tout de même. Qui pouvait être cette femme ? Soudain, une idée folle lui traversa l’esprit : Si c’était l’impératrice elle-même ?
Il s’entendit répondre, tandis que son regard essayait de percer la dentelle :
— L’impératrice ? Je la connais de vue, évidemment, pour l’avoir aperçue à cheval au Prater. C’est ; une femme d’une beauté merveilleuse, c’est tout ce que j’en puis dire. Le public lui reproche de trop peu se montrer, de trop s’occuper de chiens et de chevaux. Mais il a certainement tort. Je sais d’ailleurs que cet amour des chiens et des chevaux tient de famille. Le duc Max, son père, aurait dit un jour : « Si nous n’étions princes, nous serions devenus écuyers… »
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