Étant douée d’une riche nature, Jacqueline aimait les hommes, même le sien auquel elle ne ménageait pas les heures savoureuses quand elle avait le temps. Mais il suffisait qu’une main habile sût l'effleurer aux bons endroits pour lui mettre la tête à l’envers et le ventre en folie. En outre, elle s’ennuyait ferme dans son village et rêvait d’habiter Paris. Avoir mis la main sur Foletier, l’un des plus riches bourgeois de la ville, lui donnait des espérances. D’autant que, pris pour elle d’une véritable passion, il se mit à lui faire des cadeaux comme toutes les femmes aiment à en recevoir, mais que Jacqueline pouvait difficilement porter parmi les siens.
La mauvaise saison étant venue mettre un terme obligatoire aux ébats champêtres que, d’ailleurs, Gontran n’aimait guère, le pelletier avait déniché, à Stains, près des étangs qui avaient donné leur nom au village et à la limite des vignobles de Pierrefitte, un cabaret où l’on pouvait se réjouir sur de bonnes couettes de plumes en buvant le vin nouveau entre deux tendres assauts. De larges rétributions assuraient au couple la discrétion de l’hôte et Jacqueline n’avait guère qu’à traverser le fameux bois de leurs premières étreintes pour retrouver son amant.
Or, un jour de mars 1143, huit jours avant la nuit d’angoisse vécue par Marjolaine et sa maisonnée, Gontran qui se trouvait alors dans sa maison de Saint-Denis (où, à cause du voisinage, il se rendait d’ailleurs de plus en plus souvent et où il entreposait beaucoup de marchandises) vit venir à lui une vieille femme. Elle était chargée par Jacqueline d'un message urgent : Ancelin était convoqué chez le prieur de Saint-Ouen qui tenait les terres et les vignes pour la puissante abbaye tourangelle de Marmoutier, afin d'y donner tous ses soins à une grande tonne qui faisait la gloire de cette cave réputée. Il en avait au moins pour deux jours et naturellement coucherait sur place. Le bien-aimé Gontran ne voudrait-il pas venir passer avec sa tendre Jacqueline cette nuit qui serait leur première nuit d'amour complète et qui permettrait à l'ardente créature de gâter son amant plus encore que de coutume? Et puis, pour une fois, elle pourrait enfin se parer de toutes les belles choses qu'il lui avait offertes et qu'à son grand regret elle devait tenir cachées. Elle porterait ses bijoux et rien d'autre, et tous deux feraient l'amour sur les belles fourrures qu'il lui avait données.
Mis ainsi en appétit. Gontran eut bien du mal à attendre la tombée de la nuit. Enfourchant sa mule, il se hâta, dès que le pâle soleil hivernal eut disparu, vers ce qu'il pensait être la grande nuit de sa vie. Mais il ne devait jamais la vivre.
Alors qu'il s’avançait à pas de loup vers la porte de la maison après avoir dissimulé sa mule à l'abri d'un boqueteau, il reçut, à la nuque, un coup si violent qu'il l'envoya non seulement à terre mais dans l'éternité.
Un voyageur attardé qui passa peu après sur le chemin le trouva là, les bras en croix, le nez sur la pierre du seuil et fit grand vacarme pour appeler à l'aide. Ausbert Ancelin, qui n'était jamais parti pour Saint-Ouen, sortit au bruit que faisait l'autre, découvrit le cadavre et, tout naturellement, se baissa pour ramasser l'arme abandonnée à côté. Avec une immense stupeur, il découvrit que c'était, taché de sang et souillé de cheveux gris, son plus lourd maillet de tonnelier. Dès lors son sort était scellé : l'assassin ne pouvait être que lui qui, las de porter ramures à faire envie à un dix cors, avait abattu le larron qui s'en venait à domicile lui voler sa femme et son honneur. Tout le monde à Cercelles lui donna raison, mais il n'en fut pas moins arrêté et conduit dans la geôle de l'abbé de Saint-Denis, seigneur haut et bas justicier de toute la région dépendant de sa grande abbaye. Depuis, le malheureux Ancelin attendait le jugement qui, selon toute vraisemblance, l’enverrait à la potence si aucune voix ne s’élevait pour tenter au moins de le défendre.
Marjolaine, pour sa part, apprit avec étonnement mais sans le moindre chagrin la fin tragique d’un époux auquel, en dépit de la vie confortable qu’elle lui devait, elle n’avait jamais pu s’attacher. Qu’il eût des maîtresses ne la gênait pas, bien au contraire et, au fil des jours, elle en était venue à les considérer comme des assistantes de bonne volonté qui la déchargeaient en partie des obligations pénibles d’une vie d’épouse. Même réduits à deux par semaine, les épanchements amoureux de Gontran lui étaient toujours un cauchemar et ce n’était jamais sans une profonde angoisse qu’elle voyait venir la nuit lorsque c’était jeudi ou dimanche.
Bien plus, dans les circonstances particulières créées par la mort de Foletier, elle avait découvert, non sans se le reprocher sévèrement, que sa sympathie allait tout entière au meurtrier et même qu’elle lui était reconnaissante de l’avoir délivrée d’une chaîne qui lui semblait de plus en plus lourde à traîner. Aussi, quand on lui eut montré Ausbert Ancelin, les fers aux pieds et aux mains, pleurant désespérément sous la garde de deux archers et jurant sur son âme qu’il n’avait pas tué Foletier, l’avait-elle plaint de tout son cœur. Un instant, il avait relevé la tête et elle avait rencontré un regard si douloureux que sa conviction en avait été emportée : un assassin ne pouvait avoir ce candide regard de bête perdue. Aussi décida-t-elle dès cet instant de tout faire pour le sauver.
- Quiconque se conduit comme un larron doit s'attendre à être traité comme un larron, déclara-t-elle fermement.
Cette attitude inhabituelle eut pour résultat immédiat de surseoir au procès d’Ancelin qui eût été suivi d’une rapide exécution. Cela valut aussi à dame Foletier les critiques prudentes des commères du quartier Saint-Barthélemy, encore que l’on mît le plus souvent sa réaction sur le compte du dépit et de la jalousie - c’était un si bel homme que maître Foletier! - mais, chose curieuse, cela lui valut aussi une sorte de respect de la part d’Aubierge. La femme de charge était à cent lieues d’imaginer que ce joli bibelot rapporté de pèlerinage par Gontran pût avoir sur la justice et l’humanité des idées d’une sagesse aussi austère. Et elle se rangea à son point de vue avec la vigueur qu’elle mettait en toutes choses, ce qui fit taire instantanément tous les caquets. Il n’était jamais sain de se faire une ennemie de dame Aubierge.
D’ailleurs, après avoir vu, elle aussi, le prisonnier, elle se prit à réfléchir et n’hésita pas à confier à sa jeune maîtresse le fruit de sa pensée.
- Mr Jésus et Mme la Vierge ont dû vous inspirer, dame Marjolaine, quand vous avez si hautement refusé d’exercer votre droit de vengeance.
- La vengeance n’appartient qu’à Dieu, coupa vertueusement la jeune femme, toujours aussi fermement accrochée à ses hautes idées.
- D’abord, oui! Et puis, si vous voulez le fond de ma pensée, je n’arrive pas à croire que cet Ancelin soit coupable. Il sue l’innocence par tous les pores de sa peau, ce malheureux.
- C’est aussi l’impression que j’ai eue. Pourtant, il faut bien qu’il y ait un coupable. Quelqu’un a tendu un piège à maître Foletier. Et si ce n’est le mari trompé...
- Ça pourrait bien être quelqu’un d’autre, quelqu’un qui aurait intérêt à voir maître Foletier quitter ce monde.
Aubierge avait parlé lentement, doucement, en détachant bien les mots, comme quelqu'un qui pense à haute voix, et sans regarder Marjolaine, mais peu à peu son regard rejoignit celui de la jeune femme et s’y planta. Le soupçon qui habitait Aubierge s’y épanouit brusquement et les yeux de Marjolaine s’agrandirent car elle venait de comprendre à qui la gouvernante pensait. Or, elle avait eu elle-même cette idée-là mais, la jugeant téméraire et peu chrétienne, elle s’était bien gardée de la formuler. Cette fois, elle osa.
- Vous pensez à Etienne, n’est-ce pas? Moi aussi j’y ai pensé mais cela paraît impossible. Il aurait fallu qu’il soit au courant de l'aventure de mon époux et personne ne la savait.
Aubierge haussa les épaules.
- Etienne sait toujours tout ce qu’il a besoin de savoir. Quant à moi, il y a beau temps que je m’en méfie. Il est trop calme, pour son âge, ce garçon-là. Trop docile aussi, et il l’a toujours été. Un caractère que l’on cache si bien - car ses regards ont parfois démenti ses actes ou ses paroles quand il ne se croit pas observé - ne peut que réserver des surprises.
Marjolaine regarda Aubierge avec stupéfaction.
- Pourtant, il vous traite comme une seconde mère, avec respect et affection?
- Trop! Je suis assez vieille pour savoir faire la différence. Or, il est l'héritier de son oncle puisque celui-ci est mort sans enfants. Et je sais qu’il craignait de vous voir donner un fils à maître Foletier.
Cette fois, Marjolaine ne répondit rien car Aubierge venait d’exprimer tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Etienne Grimaud, fils de Gerberge, la sœur de Gontran, et d’un écrivain public, avait été recueilli par son oncle à la mort de ses parents, victimes tous deux d’une mortelle épidémie de mal des ardents qui avait ravagé Sens en l’an 1126. L’enfant avait alors trois ans et Gontran, son unique parent, l’avait confié à Aubierge qui l’avait élevé. Sans grande peine d’ailleurs : peu bavard, silencieux même, riant rarement, écoutant beaucoup, observant encore plus, le garçon s’était plié, sans élever jamais la moindre protestation, à la vie qu’on lui imposait, qui n’avait d’ailleurs rien de pénible, et au métier qu’on lui préparait. Car, tout naturellement, quand Etienne avait eu dix ans, Gontran avait commencé à l’initier au travail de la pelleterie.
Adroit et intelligent, le garçon était vite devenu le bras droit de son oncle et caressait doucement l’idée d'en être un jour l'héritier, quand le pelletier, revenu de son expédition à Notre-Dame de Liance, avait annoncé son mariage bientôt suivi de l’entrée effective de Marjolaine dans l’empire domestique de la rue Saint-Barthélemy et du clos de Saint-Denis.
Si Etienne avait éprouvé quelque déception, il n’en avait rien montré, accueillant au contraire sa jeune tante avec la déférence normale d’un subalterne envers la nouvelle maîtresse du logis. Par contre, si maître de lui-même qu'il fut déjà, il n’avait pu cacher tout à fait l’admiration que lui inspirait sa beauté et la jeune épousée n'avait pas aimé le regard plein d'une avidité féroce qu'elle avait surpris parfois posé sur elle. Ils auraient pu être amis, voire complices car trois ans seulement les séparaient mais, à cause de ce regard-là. Marjolaine avait toujours préféré se tenir à l'écart d’Etienne.
A présent que Gontran n’était plus là, Etienne lui faisait peur, bien qu’il n'eût strictement rien changé à son attitude envers elle, et c’était pour cette raison qu’elle avait choisi de s’établir à Saint-Denis, lui laissant la libre disposition de la maison de la Cité que d’ailleurs le commerce des peaux occupait en grande partie. Par souci des convenances, Aubierge avait suivi la jeune veuve, laissant à sa fille Péronelle, qui était fort entendue en la matière, le soin de la maison et du nouveau maître.
Marjolaine avait découvert qu’aucune preuve possible ne pouvait étayer ses soupçons et qu'elle ne pouvait apporter le moindre secours au malheureux Ausbert Ancelin. Celui-là n’avait que sa bonne foi et ses larmes.
En pensant à toutes ces choses, la jeune femme acheva enfin la longue nuit qu'avait troublée si fort le mystérieux visiteur du grenier. Aveline, qu'elle avait gardée auprès d'elle, avait fini par s'endormir, roulée en boule à l'un des bouts du vaste lit, remplaçant le chat Grimbert qui avait dû profiter du remue-ménage de tout à l'heure pour chercher aventure sur les toits d'alentour. Marjolaine, pour sa part, était restée étendue sur le dos, bien droite, dans la chaleur douillette du lit, les couvertures remontées jusqu'à ses yeux qui n'avaient pas réussi une seule fois à se refermer, l'oreille au guet, cherchant à démêler, par-dessus les plaintes du vent, si les peaux recommençaient à s’agiter au-dessus de sa tête. Mais plus aucun bruit suspect ne se fit entendre jusqu’à ce que le chant du premier coq, bientôt relayé par tous ceux des environs, vînt donner le signal du lever pour les travailleurs des champs, des vignes et des courtils. Il y avait longtemps déjà que, dans l’abbaye voisine, les moines avaient chanté matines. Ils devaient déjà se préparer pour laudes qui se chantaient quand paraissait l’aurore. D’ailleurs, les sons argentés de la cloche annonçant l’office s’égrenaient dans la nuit. Comme par enchantement le vent se calma, cessant ses râles comme si le son divin venait d’apaiser une souffrance. Il y eut un petit moment de grande paix que troublèrent un instant les aboiements des chiens que Colin faisait rentrer pour leur donner à manger. Puis tout se tut de nouveau.
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