Marjolaine ferma les yeux. Elle n’avait toujours pas sommeil, mais elle essayait de chasser une image importune qui, depuis l’aventure de la nuit, s’implantait en elle et la hantait. Elle revoyait Colin tel qu'il lui était apparu cette nuit, sous la lumière de sa lanterne : vêtu seulement de ses braies et d’un mauvais sac posé sur ses larges épaules et qui ne cachait rien de sa puissante musculature. En dépit de la frayeur qui la tenait alors, l’épouse mal déflorée de feu Gontran avait été surprise par la beauté de ce torse viril dont la peau, à la lumière de la chandelle, avait des reflets d’or. Elle en éprouvait un trouble étrange qu’elle ne comprenait pas mais qu’elle souhaitait effacer.

Elle n’effaça rien, bien au contraire, car elle s’endormit et bascula sans transition dans un rêve absurde : Colin, encore plus nu que tout à l’heure, se glissait dans son lit et s’enroulait autour d’elle comme un serpent ou comme le lierre autour du vieux pommier du verger. Sur toute la longueur de son corps Marjolaine sentait le poids de celui de Colin, sa chaleur, mais elle n’éprouvait ni dégoût ni répulsion. C’était au contraire une sensation agréable car le corps du garçon était dur et lisse et il bougeait doucement contre elle en une lente caresse presque immobile qui lui parut délicieuse et qui alluma dans les profondeurs de son corps un feu étrange qui était un besoin et un appel. Un début de spasme la réveilla brusquement, haletante, trempée de sueur et le cœur fou.

Elle se dressa sur son lit et prit dans ses mains ses seins qui lui faisaient mal. Elle vit alors qu’Aveline, bien réveillée cette fois, était en train d’allumer le feu dans la cheminée et ne la regardait pas.

-    Pourquoi allumes-tu le feu? dit-elle d’une voix dont le peu d’assurance lui fit honte. Il me semble qu’il fait terriblement chaud ici.

-    Chaud? Vous êtes certaine de n’avoir pas la fièvre, maîtresse? La pluie et le vent qui ont fait rage toute cette nuit étaient si froids que tout est glacé et humide dans la maison. Dame Aubierge a ordonné de grandes flambées partout.

Marjolaine ne l’écoutait pas. Rejetant draps et couvertures, elle courait vers la fenêtre dont elle arracha presque le panneau dans sa hâte de trouver Pair frais et, fermant les yeux avec un soupir de soulagement, l'aspira à longues goulées avides.

-    Dame! fit Aveline scandalisée, songez que l’on peut vous voir.

La jeune femme ouvrit les yeux et constata, non sans horreur, que quelqu’un en effet la regardait. Colin était là. Planté devant l’étable, ses yeux pleins d’étoiles étaient levés vers la fenêtre et contemplaient, émerveillés, le joli spectacle de ce corps dont il ne voyait que la moitié. Avec un gémissement de détresse, Marjolaine se rejeta en arrière, claqua le panneau et ordonna :

-    Fais-moi monter un bain! Je veux aller à la première messe!

-    Il faut le temps de chauffer l’eau, maîtresse. Le bain ne sera pas prêt avant un moment.

-    Qui te parle d’un bain chaud? Je veux un bain froid. Et tout de suite!

L’effarement ouvrit d’un même mouvement les yeux et la bouche d'Aveline.

-    Maîtresse, vous êtes sûre de n’être point souffrante? Un bain froid, par ce temps, et quand vous avez sûrement un peu de fièvre? Ce n’est pas...

-    C’est toi qui vas être souffrante si, dans cinq minutes, tu ne m’as pas obéi! Et prépare-toi à me suivre à l’église! A moins que tu ne préfères le fouet?

Le fouet, jamais Marjolaine n’en avait fait usage. L’idée même ne lui en serait jamais venue, mais elle avait un air si résolu tout à coup qu’Aveline jugea prudent de ne pas discuter. Elle disparut, ses nattes rousses volant derrière elle, bien persuadée que l’aventure de cette nuit avait complètement dérangé l’esprit de sa jeune maîtresse.

Elle fit si bien qu’une demi-heure après Marjolaine était dehors. Aveline sur ses talons, trottant vers la grande basilique encore en construction. Elle marchait vite, le nez dans le vent qui s’était réveillé, moins rude que cette nuit heureusement, essayant d’éviter les énormes flaques d’eau et cherchant à maîtriser, en vue de la confession qu’elle voulait faire avant l’office, la déroute de son esprit. Son corps, lui, s’était calmé. Le bain froid - moins qu’elle ne l’aurait cru toutefois car Aveline avait tout de même jeté dedans, sournoisement, un seau d’eau chaude pour quatre d’eau froide -avait calmé sa brûlure mais n’avait pas apaisé le sentiment de honte et de dégradation qu’elle éprouvait.

C’était de cette honte qu’elle voulait se laver en allant s’agenouiller au tribunal de la pénitence. De cela et, peut-être aussi, de la peur que lui laissait cette nuit inquiétante, une peur qui reviendrait, elle en avait la certitude, lorsque tomberait le jour. Jamais elle n’avait eu autant besoin de Dieu. C’était du moins ce qu’elle pensait, traduisant en appel vers la divinité le profond besoin de protection qu’elle éprouvait.

Tout en marchant, elle se livrait à un sévère examen de conscience pour être sûre de ne rien oublier quand elle serait devant le prêtre. Elle pensait que, peut-être, la solution au problème que lui posait Gontran pourrait être celle que sa mère avait, jadis, choisie pour elle. A l’abri des murailles d’un couvent, plus rien ne pourrait l’atteindre, homme ou fantôme, car personne n’a jamais entendu parler d’un couvent hanté et rien non plus n’évoquerait jamais les dégoûtantes manifestations de l’amour charnel, si dégradant, même en rêve.

Comme chaque fois qu’elle se rendait à l’église, Marjolaine s’était habillée avec un soin tout particulier dans son inconscient besoin d’être belle et admirée. Sur une chemise de fine toile des Flandres, si fine que la teinte de sa peau apparaissait en transparence, Aveline lui avait passé une robe d’épaisse soie noire brodée ton sur ton, puis elle avait déposé sur ses épaules une grande cape de drap fin doublée de vair, attachée sur la poitrine par un large fermail rond en or ciselé. Quant au grand voile de tête qui enveloppait sa chevelure sévèrement tressée et ses épaules, il était de cet arachnéen tissu de Mossoul dont les Croisés avaient rapporté l’usage et le secret en Europe. Qu’il fut noir ne faisait qu’exalter la lumineuse blondeur de la jeune femme, et plus d’un regard admiratif ou envieux la suivit au long du chemin encombré de bestiaux, de villageois et d’ouvriers charriant des pierres ou du sable quand elle pénétra dans l’enceinte de l’abbaye pour gagner la chapelle provisoire où se disaient les offices en attendant que les travaux de la basilique fussent achevés.

Six ans plus tôt, en effet, en 1137, l’abbé de Saint-Denis qui était déjà le grand Suger, conseiller très écouté du feu roi Louis VI et fort peu écouté du jeune roi Louis VII, avait entrepris la reconstruction de l’église dont la dernière inauguration datait de Charlemagne. Elle était devenue beaucoup trop petite et nettement insuffisante pour les grandes foules qui s’y entassaient à chaque pèlerinage. En outre, elle menaçait ruine. Il y avait eu des accidents : des femmes, des enfants, des hommes même avaient péri piétinés, étouffés ou assommés au pied des châsses où reposaient les reliques des saints.

Jusqu’à l’an 1140, Suger, qui avait décidé de conserver la nef centrale édifiée jadis par ordre de Pépin le Bref et de se contenter d’allonger l’église par les deux bouts, avait fait élever la superbe façade, les deux tours qui la surmontaient et l'étonnant narthex où, pour la seconde fois en France, la croisée d’ogives faisait son apparition, ce qui donnait à l'ensemble une extraordinaire légèreté. Ensuite, Suger s’était attaqué au transept, au chœur et à la crypte, ce qui constituait un énorme ouvrage. Mais grâce au grand rassemblement d’artisans, d’ouvriers et d’artistes que le bouillant abbé avait su réunir, son œuvre avançait vite et il espérait bien, avec l’aide de Dieu, pouvoir l’inaugurer dans un an, c’est-à-dire en 1144.

Cette construction fascinait Marjolaine et elle s’y intéressait comme tous les gens d’alentour d’ailleurs, prenant plaisir à voir s’élever les grandes merveilles qui allaient chanter, si haut, la gloire de Dieu et l’habileté de ses maîtres d’œuvre. Et, quand elle se rendait aux offices, elle ne manquait jamais de faire quelques pas en direction des chantiers pour voir naître, sous les mains calleuses des tailleurs de pierre et des sculpteurs, les fleurs, les rinceaux, les animaux fantastiques et les figures de saints. Cela, jusqu’au jour où elle se reconnut dans un petit visage de pierre qu’un jeune homme achevait de polir avec des gestes presque tendres. Or, ce visage paré de longs cheveux s’érigeait sur un corps de femme, mince et délié mais sans autres vêtements que ladite chevelure.

Sous le coup de l’émotion, Marjolaine était devenue toute rouge et elle ouvrait la bouche pour faire entendre son indignation quand le jeune homme qui la regardait en souriant avait dit, sans s’émouvoir :

-    Notre mère Eve! Elle est belle, n’est-ce pas?

-    C’est là notre mère Eve? balbutia la jeune femme.

-   Elle-même! Dans sa redoutable et divine beauté. Elle prendra place dans l'un des tympans, trop haut pour qu’on la reconnaisse, avait-il ajouté avec un petit clin d’œil.

Il semblait si content de son œuvre que Marjolaine n’avait pas eu le courage de se fâcher. D’ailleurs, peut-être se trompait-elle, peut-être n'était-ce pas vraiment son visage. Mais, à présent, quand elle apercevait le jeune sculpteur, elle détournait son chemin pour ne pas passer auprès de lui. Depuis ce jour, d'ailleurs, elle évitait le grand chantier.

Contrairement à ce qu’elle espérait, la messe ne lui apporta pas l’apaisement et le réconfort qu’elle en attendait. Elle avait souhaité se confesser en arrivant afin de recevoir la sainte communion mais, curieusement, au moment d’aborder l’un des moines pour lui demander de l’entendre, elle se sentit retenue par une gêne inexplicable. Elle avait l’impression qu’elle n’arriverait jamais à trouver les mots qui lui permettraient, sans mourir de honte, d’avouer ses rêves diaboliques. Et puis il y avait l’histoire de cette nuit, les bruits inexplicables, le fait que, sans doute, l’âme coupable de son époux revenait hanter la maison, réclamant des prières, des messes mais peut-être aussi le châtiment du criminel. Or, celui que l’on s’apprêtait à faire expier le crime n’était pas le bon, Marjolaine en aurait mis sa main au feu. Ce n’était donc pas auprès d’un simple moine qu’il lui fallait vider son cœur et laver son esprit car si certains, en bon chemin pour la sainteté, possédaient la douceur naïve de jeunes agneaux, d’autres, elle le savait d’expérience, étaient de redoutables imbéciles et totalement obtus.

Celui qu’elle avait failli aborder était l’un de ceux-là et la jeune veuve préféra se passer de communion plutôt que d’avoir affaire à lui. Après la messe, elle verrait le révérend abbé. Lui seul avait assez de sagesse pour démêler ses idées embrouillées.

Forte de cette résolution, elle écouta l’office avec une distraction tout à fait inhabituelle, mélangeant les répons, en oubliant certains et se trémoussant sur ses genoux qui lui semblaient envahis par les fourmis, sous l’œil de plus en plus inquiet d’Aveline qui ne comprenait rien à l’attitude étrange d’une jeune femme qui, ordinairement, se conduisait à l’église avec la sagesse émerveillée d’un ange.

Mieux encore : à peine le célébrant eut-il, se retournant vers les fidèles, prononcé l’ite missa est... et tracé sur leurs têtes inclinées une large bénédiction que Marjolaine, se relevant, se précipitait vers la sortie sans même prévenir sa servante qui, tout à fait effarée cette fois, la suivit en courant.

A peine hors de la chapelle, la jeune femme se dirigea avec décision vers le chantier et interpella le premier ouvrier qu’elle rencontra :

-    Je désire voir le seigneur abbé. Pouvez-vous me dire où il se trouve?

-    Le seigneur abbé est vieux et sage, moi je suis jeune et fou. Ne préférez-vous pas parler avec moi?

-    Oh! c'est vous? fit Marjolaine qui, très contrariée, venait de reconnaître, trop tard, son admirateur au ciseau.

-    Qui, moi? Vous ne savez même pas mon nom... dame Foletier!

-    Puisque vous savez le mien, vous savez aussi que je pleure mon époux mort et je trouve bien hardi à vous d'oser me parler!

-    C’est vous qui m'avez parlé la première! Pour votre gouverne, on m'appelle Gilbert. Vous pourriez faire comme tout le monde et m'appeler ainsi.

Agacée, Marjolaine ne put s’empêcher tout de même de constater que l'insolent sculpteur était de visage avenant, de corps bien découplé et qu’il avait les yeux bruns, assortis à ses cheveux, les plus vifs et les plus gais qu'elle eût jamais vus.