- Je n'ai aucune raison de vous appeler. A présent, répondez à la question que je vous ai posée ou laissez-moi passer! L’un de vos compagnons mettra peut-être meilleure grâce à me renseigner.
Avec un soupir, Gilbert laissa retomber le bras qu’il avait étendu devant lui jusqu’à toucher un pieu d’échafaudage pour barrer le chemin devant la jeune femme.
- Quand on est aussi belle, on devrait être plus généreuse, fit-il, et votre défunt ne mérite pas tant de larmes, en admettant que vous les versiez vraiment. Allez, à présent! Le seigneur abbé est à la maison d’œuvre. Je viens de l’y voir entrer.
Et se détournant sans attendre qu’elle se fut éloignée, il reprit son maillet et son ciseau, et se remit à son ouvrage : un chapiteau dont il faisait fleurir la pierre blanche.
Étonnée de se voir plantée là sans plus de façons, Marjolaine le regarda travailler un instant, ouvrit la bouche pour une parole admirative touchant le talent du jeune homme puis, se ravisant, la referma, haussa les épaules et reprit son chemin de l’allure digne qui convenait à une grande bourgeoise. Aveline, muette, trottait toujours sur ses talons.
La jeune femme trouva en effet l'abbé de Saint-Denis dans la grande maison qui servait à la fois d'entrepôt, d'atelier et de bureau pour les maîtres d'œuvre de la basilique. Debout devant un grand coffre dont il avait, d'un geste vif, rejeté les rouleaux de plans qui l'encombraient, il alignait avec un ravissement visible toute une collection de pierres précieuses, topazes et grenats particulièrement beaux qu'il tirait d’un sac en peau de daim.
C’était un petit homme roux, faible de constitution et même malingre, et qui semblait toujours sur le point de passer de vie à trépas, mais son énergie n’en était pas moins active. Il la tirait de son origine terrienne et entendait bien continuer à vivre son étonnante existence le plus longtemps possible, cette existence qui l’avait mené de la maisonnette de torchis d’un paysan d’Argenteuil jusqu’au Conseil des rois et jusqu’à cette puissante abbaye de Saint-Denis à laquelle, étant mal vu du jeune roi et surtout de la reine Aliénor, il consacrait à présent tout son temps.
Entendant derrière lui les pas du moine qui introduisait Marjolaine, il s’écria sans se retourner :
- Voyez comme Dieu est bon, frère Augustin! Nous manquions de pierres fines pour satisfaire à la demande des orfèvres lorrains que nous avons chargés de ciseler cette grande croix d’or qui doit rayonner dans le chœur de notre église et voilà que le comte Thibaud de Champagne vient de nous faire porter toute une collection de pierres superbes! Elles sont toutes plus belles les unes que les autres, et quel éclat magnifique elles prendront dans la lumière des cierges! En vérité, le comte est d’une grande générosité.
- Il doit avoir quelque chose à se faire pardonner! marmotta frère Augustin qui, apparemment, ne croyait pas à la gratuité des dons seigneuriaux.
Sans cesser de mirer ses pierres, Suger se mit à rire.
- Ne préjugeons pas, mon frère, ne préjugeons pas! Pourquoi donc le comte Thibaud, nous sachant en peine, n'aurait-il pas simplement, et pour l’amour de Dieu, décidé de nous aider?
- Une chose est certaine : Votre Révérence a de la chance, il suffît qu’elle ait besoin de quelque chose pour qu’il se trouve tout de suite quelqu’un de disposé à lui venir en aide. Mais puis-je rappeler à Votre Révérence que je lui amène dame Foletier?
Lâchant ses pierres, l’abbé se retourna, ébauchant un sourire confus.
- C’est vrai, mon Dieu! Pardonnez-moi, ma fille. J'étais en train de pécher par orgueil. Pour la maison de Dieu, bien sûr, mais ce n’est pas une raison pour laisser attendre les âmes en peine. Laissez-nous, frère Augustin.
Le moine se retira tandis que Marjolaine s’agenouillait devant l’abbé pour baiser l’anneau qu'il offrait à ses lèvres puis, au lieu de se redresser, gardait sa pose d’humilité. Il s’en étonna :
- Relevez-vous, voyons! Et prenez place, ajouta-t-il en poussant vers elle l’unique escabeau.
- C’est que... je suis venue demander une grâce.
Suger sourit.
- Une grâce se demande aussi bien assis qu’à genoux, sauf, bien sûr, lorsque l’on s’adresse au Seigneur! Allons, mettez-vous là et dites-moi ce qui vous tourmente.
Il n’ajouta pas « dites-le vite! » mais, au regard qu’il jeta vers le coffre, Marjolaine comprit qu’il avait hâte de retourner à ses pierres.
- Je suis venue, monseigneur, demander la grâce de l’homme que l’on accuse d’avoir tué maître Foletier. La pensée de ce qu’il endure en prison m’ôte le sommeil. Souffrir dans son corps lorsque l’on souffre déjà dans son cœur...
- Vous connaissez cet homme?
- Non.
- Alors comment pouvez-vous savoir qu’il souffre dans son cœur?
- Comment ne souffrirait-il pas, ayant appris de façon si publique le péché de sa femme?
Elle mit tant de compassion dans ses dernières paroles que Suger releva un sourcil surpris.
- On dirait que votre sympathie va davantage au meurtrier qu’à sa victime? N’est-ce pas étrange si l’on considère qu’il s'agit de votre époux?
- Je n'ai jamais prétendu aimer maître Foletier. Il m'a achetée comme n'importe quelle peau de bête et si ma sympathie va plutôt à ce malheureux Ausbert Ancelin, c’est parce que je suis certaine qu’il n'est pas le vrai coupable.
- Où prenez-vous pareille idée?
Sentant venir une bataille, Marjolaine prit une profonde inspiration et serra ses mains l'une contre l’autre.
- S’il avait tué, je crois qu’il aurait pris la fuite. Quel homme sensé resterait tranquillement dans son lit en sachant un cadavre couché à sa porte?
- Il a dit qu’il était au lit, mais qui l’assure en dehors de la femme adultère dont c’est l’intérêt? Le crime venait peut-être tout juste d’être commis lorsque le corps a été découvert.
- Je ne crois pas. D’après ce que l’on m’a dit, maître Foletier était roide. Un mort ne le devient pas tout de suite.
L’abbé considéra la jeune femme avec curiosité.
- Vous avez déjà vu beaucoup de morts pour savoir cela?
Elle leva sur lui l’eau claire de son regard.
- Notre temps n'est guère pitoyable et les justices seigneuriales sont rudes. Il n'est pas rare, dans les campagnes d'où je viens, de trouver des pendus aux arbres ou d’autres sortes de morts dans les buissons. Il y a aussi les loups, et l’hiver et la misère.
- Vous oubliez l’arme du crime. Votre mari, ajouta Suger en appuyant intentionnellement sur le possessif, a été tué avec l’un des outils d’Ancelin.
- Pour mieux le désigner à la justice, bien que cela soit d’un raisonnement enfantin. S’il avait tué, maître Ancelin, fit-elle en retournant sa perfidie à l’abbé et en insistant sur le « maître », n’aurait pas choisi l’un de ses outils et, à plus forte raison, ne l’aurait pas abandonné auprès de sa victime. Vous qui n’hésitez pas à œuvrer, de vos mains, à cette belle église, monseigneur, vous savez bien à quel point l’homme qui travaille aime et respecte ses outils. Dans n’importe quelle maison on peut trouver un couteau, une serpette ou une cognée pour la vilaine besogne.
Cette fois, Suger ne répondit pas tout de suite. Visiblement, le raisonnement de Marjolaine faisait son chemin.
- Il se peut que vous ayez raison, admit-il enfin, mais, en ce cas, qui est le criminel?
Marjolaine garda le silence quelques instants. C’était chose grave que porter une accusation de meurtre et elle se rendait parfaitement compte de ce qu’elle ne possédait rien sur quoi étayer sa conviction. Il était plus facile, en s’appuyant sur la logique, de défendre Ausbert Ancelin que désigner un coupable.
- Je n’ai aucune preuve, soupira-t-elle enfin. Je sais seulement que quelqu’un d’autre avait le plus grand intérêt à la disparition de maître Foletier.
- Quel intérêt?
- Sa maison de pelleterie, sa fortune.
Elle n’ajouta pas « sa femme », craignant que l’abbé ne la pensât trop présomptueuse.
- N’êtes-vous pas héritière?
- Certes, mais seulement du douaire que l’on m’avait constitué, ce qui représente une belle fortune. Mon époux avait un neveu qu'il a fait élever comme son fils. Ce garçon qui est entendu aux affaires de la maison se trouve désigné pour en devenir le maître puisque Foletier n'avait pas de fils.
- Et il est mort sans en avoir. Par contre, il avait une jeune et bien jolie femme capable d’en tenter plus d’un. Une femme que sa mort fait libre et riche mais qui ne saurait tenir commerce de pelleterie. Comment s’appelle ce garçon?
Les quelques syllabes eurent du mal à passer. Marjolaine avait l’impression qu’en les prononçant elle les criait sur la place publique, appelant le bourreau à les entendre. Mais il y en avait un autre que le bourreau attendait déjà et elle se décida.
- Etienne Grimaud. Mais, encore une fois, monseigneur, je n’ai aucune preuve. Rien qu’une impression.
- Il vous plaît, cet Etienne Grimaud?
Les yeux gris de l’abbé s’enfoncèrent brusquement, comme une vrille, au fond du regard de la jeune femme qui sentit son cœur s'affoler.
- Mais non, pas du tout! Je ne l'ai jamais aimé.
- Tandis que vous en aimez peut-être un autre?
- Un autre? Mais quel autre?
- C'est à vous de le savoir. Un autre que vous aimeriez épouser après vous être débarrassée de ce Grimaud qui, selon la coutume corporative, devrait, pour le bien de la maison, épouser la veuve.
Un flot de sang empourpra le visage de la jeune femme. Oubliant le respect qu'elle éprouvait l'instant précédent pour cet homme, elle se releva brusquement et jeta :
- Je ne veux épouser personne, Votre Révérence! Personne, vous entendez? Ce que mon époux m’a appris de l’amour ne me donne pas envie d’en savoir davantage et je serais peut-être déjà partie pour un couvent afin d'y vivre dans le seul amour valable s’il ne s’était produit, cette nuit, un fait étrange.
- Lequel? fit Suger toujours aussi raide.
- Le fantôme de maître Foletier est venu hanter le grenier. Il a essayé d’emporter les peaux précieuses qui s’y trouvent. Et ne me regardez pas comme si j’étais folle : toute la maison l’a entendu et nous avons fouillé le grenier. C’est pourquoi je suis venue ce matin. Son âme est mal contente parce que vous ne tenez pas le vrai coupable...
- ... ou parce que nous tardons trop à le punir! Je ne crois pas aux fantômes, dame Foletier, mais je sais que d’étranges choses peuvent se produire s'il plaît à Dieu. Vous comprendrez néanmoins que je ne peux, sur des données aussi fumeuses, relâcher Ausbert Ancelin.
- Mais vous ne pouvez pas davantage le pendre! Ce serait un crime. Et si vous me supposez des pensées suspectes, demandez à dame Aubierge ce qu'elle en pense, cria Marjolaine à bout d'arguments.
Elle regardait avec angoisse ce petit homme tout-puissant qui, pareil à Dieu lui-même, pouvait d'un mot, d'un geste, décider du sort de centaines d'êtres humains. Il n'en avait pourtant pas l'air. Toujours assis sur son coffre, la mine soucieuse, il se rongeait les ongles.
- C’est peut-être une idée, fit-il enfin. (Puis il poursuivit, comme se parlant à lui-même :) Ausbert Ancelin a demandé à être entendu en confession et il jure de son innocence. C’est la raison pour laquelle je ne lui ai pas encore fait appliquer la question.
- Un bon moyen pour faire avouer un innocent, fit amèrement la jeune femme.
- Il arrive surtout qu’elle fasse avouer un coupable. Et il faut que je prenne une décision. Rentrez chez vous, ma fille, et envoyez-moi dame Aubierge. Il y a longtemps que je la connais et j’ai grande confiance dans son jugement.
Il descendit enfin de son coffre et, tournant le dos à Marjolaine, reprit le sac de peau dont il recommença à sortir les pierres, une à une. Comprenant qu’il n’y avait rien à ajouter, la jeune femme salua et sortit si rapidement qu’elle faillit renverser Aveline qui bayait aux corneilles en faisant les cent pas devant la maison d’œuvre.
- Viens-t’en! lui jeta-t-elle. Nous rentrons.
Hughes, son chapelain, son évêque...
On venait de corner l’eau pour le repas du milieu du jour quand le son d’une trompe se fit entendre à trois reprises devant le château. Arrivé pour une fois le premier devant les bassins, Hughes était occupé à se laver les mains.
- Qui donc nous vient là? fit-il avec bonne humeur car, d'un naturel hospitalier, il ne détestait pas les arrivées inattendues qui mettaient un peu d’animation dans une existence fatalement monotone quand il n'y avait ni tournois en vue ni autre occasion d’en découdre avec les voisins.
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