-    Pour sûr! J'ai une faim du diable! Et j’ai soif aussi. Buvons encore et fais-moi chercher mon écuyer pour qu’il vienne me débarrasser de cette ferraille. Il est temps de nous divertir.

On festoya tard la nuit. Ersende, qui avait tenu avec grâce la place vacante de la maîtresse du logis, s'était retirée depuis longtemps avec les damoiselles que l’on buvait encore autour des longues tables chargées de reliefs de toute sorte. Et ce fut seulement le lendemain après-midi que Ribemont, la langue pâteuse et la tête lourde, se décida à reprendre le chemin de ses domaines avec une escorte qui n'était pas beaucoup plus fraîche que lui.

Il mettait le pied à l’étrier pour se hisser sur son cheval quand un messager portant les couleurs de l’évêque de Laon sous une couche de poussière et des macules de boue fit son entrée dans la cour du château. Un instant plus tard, il remettait au baron de Fresnoy l’ordre de venir, le mardi suivant, jour de la Sainte-Félicité, répondre des accusations portées contre lui.

-    J’aurais bien voulu t’éviter ça! soupira Anselme. Si mon épouse n’était allée te dénoncer, l’évêque n’en aurait jamais rêvé. Veux-tu que j’aille avec toi?

-  Pour avoir droit à une éternité d’ennuis domestiques? Jamais! Ce moine est mort de ma main, même si je ne voulais pas réellement le tuer. Un homme doit savoir répondre de ses actes.

Lancée fièrement dans le vent du matin au début d’une journée qui, éclairée d’un petit soleil encore fragile, annonçait le printemps, la phrase était belle et ronde, vaguement héroïque, et ne manquait pas d’allure, mais ce qu'elle sous-entendait était déjà beaucoup plus difficile à vivre. Quand, au jour fixé, le baron de Fresnoy fut introduit dans la grande salle capitulaire du palais épiscopal de Laon, il se sentit beaucoup moins assuré qu’il ne voulait le paraître. Car, même si, en apparence, Hughes avait tendance à faire étalage de quelque désinvolture en face de l’Eglise, il n’en était pas moins l’un de ses fils à peu près soumis et, surtout, il n’ignorait pas quelles redoutables menaces elle pouvait faire peser sur un seigneur temporel, si riche et si puissant fût-il, puisque les rois eux-mêmes comptaient avec elle au point, parfois, de se courber sous la menace de ses foudres.

Hughes avait remâché ces pensées peu récréatives, tandis qu’escorté de Gerbert, de Bertrand et de quelques soldats, il grimpait la rampe menant aux portes de Laon. L’antique ville romaine de Bibrax était bâtie sur une colline d’où l’on découvrait un immense horizon de plaines et où se rejoignaient Ile-de-France, Picardie, Vermandois et Champagne. Le roi y possédait un palais où il ne venait guère, sinon jamais et, seul, le puissant évêque dont la demeure montrait sa tour carrée au-dessus des chemins de ronde, juste au bord du ravin, régnait ou s’efforçait de régner en autocrate sur un peuple turbulent de liniers, de chanvriers et de potiers d’argile qui s’entendaient à merveille à créer le désordre dès que l’on faisait mine de leur reprendre les franchises qu’ils avaient obtenues de haute lutte.

Il y pensait encore lorsque, franchi les défenses du palais épiscopal, il pénétra, seul, dans la grande salle capitulaire, lourdement voûtée de plein cintre, où l’évêque tenait sa justice. Elle s’ouvrit soudain devant lui, immense et vide comme une nef de cathédrale avec ses stalles rangées contre les murailles et, au bout, très loin, un siège de pierre où, mitre en tête et crosse en main, se tenait un homme sans âge, plutôt corpulent et qui eût peut-être été petit sans sa haute coiffure, un homme qui le regardait venir avec des yeux aussi froids que la pierre de ses murs, en la seule compagnie de deux moines bénédictins en robe noire qui se tenaient de chaque côté de son trône.

Sa voix gronda jusqu’au baron qui n’avait point encore quitté l’ombre de la porte.

- Approchez, baron de Fresnoy!

Un pas, puis un autre et encore un autre, le talon des bottes résonnant sur les dalles. Le chemin semblait interminable qui menait à ce juge mitré. Hughes le parcourut, le regard fixé sur la belle croix pectorale, d'or ciselé et d'améthystes grosses comme des prunes, qui brillait d’un éclat neuf sur la soie violette. Il n’y avait pas si longtemps qu’il avait vu Martin et il ne connaissait pas ce joyau. Se pouvait-il qu’il fût le présent de certaine noble et riche dame qu’il connaissait bien, par contre?

Enfin, il fut devant l’évêque et plia le genou respectueusement, attendant ce qui allait suivre.

- Nous avons appris avec douleur, mon fils, commença l’évêque d'un ton pompeux et en omettant de l’inviter à se relever, le crime affreux dont vous vous êtes rendu coupable, crime d’autant plus haïssable qu'il a été perpétré contre la personne d’un prêtre de la Sainte Eglise.

Apparemment, Martin avait décidé de fulminer ses reproches sur le coupable sans lui permettre de l’interrompre un seul instant, et Hughes, rongeant son frein, dut se résigner à le laisser déverser sur sa tête, et cela pendant un grand quart d’heure, les reproches les plus sanglants et les comparaisons les plus injurieuses avec les pires sacripants dont les méfaits illustraient tristement l’Ancien et le Nouveau Testament. Comparé tour à tour à Caïn, à Goliath, à Achab, à Hérode et à Judas Iscariote, le coupable sentit passer sur sa tête le vent des catastrophes à mesure que se développaient les savantes périodes de l’évêque. Après une telle diatribe, ce petit homme rageur allait, à coup sûr, l’excommunier et mettre son fief en interdit, à moins qu’il ne l'envoyât lui-même, le plus simplement du monde, au bourreau.

Enfin Martin s’arrêta, d’abord pour reprendre haleine et ensuite parce qu’il n’avait plus rien à dire. Hughes entreprit alors de se défendre. Ce fut beaucoup moins long et beaucoup plus clair : il se borna à expliquer, aussi simplement que possible, l’affreux tour que lui avait joué Rinaldo puis exprima, avec la contrition qui convenait, ses regrets sincères de s’être laissé entraîner à un geste aussi grave. Enfin, il attendit, n’ayant, lui non plus, rien d'autre à dire.

L’évêque se pencha vers l’un de ses moines puis vers l’autre, opina du bonnet et, finalement, déclara solennellement :

-    Relevez-vous, baron de Fresnoy, et préparez-vous à entendre, en bon chrétien, notre sentence. En expiation du crime exécrable dont vous vous êtes rendu coupable, vous paierez à notre trésorier dix livres d’argent fin [1 - La livre d'argent correspondait à 491 g de métal] afin que messes soient dites pour le repos de l’âme de votre victime partie vers son Créateur sans avoir reçu les consolations de l’Eglise...

-    Oh! Un si saint homme en avait-il tellement besoin?

-    ... après quoi, gronda Martin en le foudroyant du regard, vous prendrez la croix et, puisque vous semblez aimer à tuer vos semblables, vous vous en irez en Terre sainte afin d’y combattre l’infidèle pour la plus grande gloire du Christ-Roi!

Miséricorde, la croisade! Hughes n’y avait jamais pensé car il se sentait peu attiré par les mirages brûlants de l'Orient mystérieux et leur préférait de beaucoup les petits brouillards matinaux de ses bonnes terres de Fresnoy. Les récits qu’il avait pu entendre de ceux qui revenaient le confortaient encore dans ses goûts casaniers. En effet, l’enthousiasme batailleur qui arrachait parfois, ici ou là, un baron, un chevalier à sa tour et à sa glèbe pour l’envoyer au hasard des grands chemins et au péril de la mer jusqu’à ces terres brûlées qu’ils atteignaient parfois, lui semblait assez sujet à caution. Car s’il était parfois inspiré par le désir sincère de servir Dieu et de protéger les pauvres pèlerins, le plus souvent ce bel enthousiasme s’adressait surtout au mirage doré du pillage et des femmes à la peau couleur d'ambre que l'on violerait joyeusement dans les maisons infidèles pour la plus grande gloire de Dieu. Maître d’un beau fief, d’un solide château et de bonnes terres, Hughes n’avait aucune envie d’abandonner tout cela à la concupiscence toujours possible d’un voisin - et malheureusement Gerbert, bien que vaillant, n’était pas véritablement un homme de guerre - pour s’en aller galoper à la poursuite d’une fortune hypothétique dont il n’avait pas vraiment besoin.

Bien décidé à batailler pour ne pas y aller, mais conscient du fait qu’il allait falloir mener une délicate négociation pour obtenir d’être dispensé de croisade, Hughes commença à s’incliner avec humilité.

-    Les dix livres d’argent seront portées demain, seigneur Martin, mais, avant de quitter cette salle, j’ose implorer Votre Révérence de consentir à m’accorder un moment d’entretien...

-    Eh bien, parlez!

-    D’entretien sans témoins.

L’évêque commença par froncer le sourcil. Visiblement hésitant, il se mit à tripoter sa belle croix neuve, marmonna quelque chose entre ses dents, se racla la gorge et finalement se pencha derechef vers ses moines qui, agitant gravement leurs têtes tonsurées, prirent dignement le chemin de la sortie.

-    Voilà, nous sommes seuls, fit-il avec humeur. Qu’avez-vous à dire?

-    Tout d’abord, je demande permission d’aller prendre, dans le vestibule, un petit coffre que j’ai laissé aux mains de mon écuyer.

Permission accordée, Hughes alla jusqu’à la porte, fit un signe à Bertrand et le délesta d’une boîte, de dimensions réduites, qu’il portait sous son manteau. Puis il revint à l’évêque devant lequel il plia de nouveau le genou.

-    Tout-puissant et bon seigneur évêque, dit-il avec hypocrisie, je veux tout d’abord vous redire combien j’ai regret et douleur de ma lourde faute. La colère m’a emporté plus loin que je ne l’aurais voulu devant le désastre que ce malheureux avait causé chez moi en mettant ma dame au courant d’une aventure sans grande importance au fond.

-    Il vous plaît à le dire! Sans importance quand il s'agit d’adultère et que cet adultère est sur le point de porter fruit? Votre maîtresse est enceinte à ce que l’on m’a dit... et aussi que vous songiez à lui donner la place de votre légitime épouse? Tout cela, en vérité, est de peu d’importance!

-    L’idée de me séparer de dame Hermelinde, mon épouse, ne m’a jamais effleuré, fit Hughes sèchement. Nous n’avons pas encore d’enfants, certes, mais nous attendons sans impatience qu’il plaise à Dieu de bénir notre union quand il le jugera bon. Quant à celle qui est aujourd'hui en attente, je désire pouvoir lui donner toute l’aide dont elle pourrait avoir besoin tout en cessant, avec elle, nos relations coupables. (Il prit une longue respiration car l’instant délicat était venu, puis ajouta aussi doucement qu’il put :) Voilà pourquoi, j’ose supplier humblement Votre Révérence de consentir à modifier sa sentence, toute juste et bénigne qu’elle soit, en renonçant à m’envoyer pour le moment en Terre sainte.

-    Quoi! Vous osez en appeler de mon jugement? s’écria Martin du ton qu’aurait pu prendre Salomon si un lévite quelconque s’était avisé de le contester.

-    Nullement, saint évêque, nullement! J'ai trop de respect pour vous. Tôt ou tard, d’ailleurs, j’en viendrai à prononcer le vœu de croisade pour l'honneur de Dieu et la sauvegarde des pèlerins mais, à l’heure présente, je souhaite demeurer afin de veiller, justement, à ce qu’il n’arrive aucun mal à la malheureuse que j’ai entraînée dans le péché.

-    Eh bien, vous partirez quand elle aura mis l’enfant au monde!

-    Ce n’est pas suffisant. Songez que son époux peut revenir. En ce cas, qui la défendra de sa juste colère? Qui l'affrontera en champ clos comme il se doit en pareil cas? La malheureuse est sans famille, sans défense. Il faudra bien que je me constitue son champion pour lui éviter la mort. (Martin allait dire quelque chose, mais Hughes le prit de vitesse.) En témoignage de mon respect filial et en gage de ma bonne foi autant que de mon repentir, je me suis permis d’apporter, pour le trésor de l’Eglise, ce modeste présent.

Il prit le coffret sous son bras et le présenta tout ouvert à l’évêque. En dépit de son attitude pleine de majesté, celui-ci ne résista pas à la curiosité et tendit le cou.

-    Qu’est-ce?

-    Un trésor familial, souvenir du grand roi Hughes, en l’honneur de qui j’ai reçu mon nom et qui l’avait offert à mon aïeul après son élection au trône. (Et Hughes exhiba un large cercle d’or guilloché, d’un beau travail mérovingien, enrichi de quatre améthystes et d’une topaze, qu’il avait en fait gagné à Evrard de Fonsommes, au jeu des tables [1 – C’était en quelque sorte l'ancêtre du jeu de dames] quelques mois auparavant.) Peut-être pourrait-on en faire une couronne pour quelque statue de la benoîte Sainte Vierge?

-    Voyons cela!

Martin prit le bracelet, assez large pour cercler le bras d’un homme vigoureux, et le fit jouer un instant dans la lumière des gros cierges qui éclairaient la salle. Puis, sans en avoir l’air, il l'approcha de sa croix pectorale pour voir, sans doute, si la teinte violette des améthystes s’harmonisait. Il brûlait certainement d’envie de passer le cercle d’or à son poignet. Mais il remit la chose à plus tard, reposa le joyau dans son coffret qu’il referma et porta auprès de lui sans parvenir à dissimuler tout à fait un air de satisfaction qui l’empêcha de reprendre le ton abrupt d’auparavant.