- L’intention est louable, mon fils, et nous vous remercions de vouloir honorer Notre Dame. Mais de là à vous dispenser de partir en croisade! Dix livres d'argent ne sont pas une punition suffisante : il est bon que vous soyez puni de façon publique et sur vous-même.
- On ne punit pas un chevalier en l’envoyant guerroyer, seigneur évêque, et je serais déjà parti si je n’étais retenu ici par les obligations que vous savez.
Un gros pli se creusa entre les sourcils de l’évêque.
- J’entends bien, j’entends bien. Mais il faut que je vous punisse. La justice l’exige et...
Il s’arrêta à temps. Peut-être allait-il ajouter : « Et je l’ai promis à la dame de Ribemont. » Il y eut un petit silence qu’Hughes se garda bien de troubler et, finalement, l’évêque s’écria, comme si l’inspiration venait de lui venir :
- Passons pour la croisade momentanément. Mais, en attendant, faites pèlerinage! Allez à Rome, par exemple.
- C’est très loin et, encore une fois, je dois veiller à...
- A Compostelle de Galice, alors?
- C’est presque aussi loin.
L’évêque eut un geste d’agacement.
- Prenez garde à ne pas lasser notre patience! Vous ne faites guère preuve de bonne volonté. (Nouveau silence au bout duquel il proposa d’un ton maussade :) Écoutez bien ceci car c’est ma dernière offre : vous irez à Tours prier au tombeau de notre saint patron vénéré, le grand saint Martin.
Hughes n’en espérait pas tant, et il retint le large sourire qui lui venait.
- Avec joie, monseigneur! Avec une très grande joie et avec toute la reconnaissance...
- Je n’ai pas fini. Vous irez donc à Tours, mais vous paierez douze livres d’argent!
Interloqué d'abord puis indigné, Hughes de Fresnoy se retint de dire à l’évêque ce qu’il pensait de son chantage. Mais cela aurait grandement compromis la fin d’une négociation dont il n'avait pas tellement lieu d'être fier, car il l'avait menée avec une duplicité et une fourberie qui n'avaient rien de très honorable. Il avait, lui, chevalier adoubé, menti à un serviteur de Dieu, et cela avec une constance remarquable.
Tout en se livrant aux respectueuses salutations d'usage, il songea qu'évidemment il se tirait de l'aventure quelque peu appauvri mais somme toute satisfait. Par contre, il allait lui falloir confesser son chapelet de mensonges à son chapelain. Du moins quand il en aurait retrouvé un, ce qui ne pressait pas autrement.
Huit jours plus tard, le baron de Fresnoy partait pour Tours en compagnie de son écuyer Bertrand.
Où Etienne propose un marché...
Une surprise attendait Marjolaine au logis. Etienne était là. Assis sur la pierre de l’âtre, une écuelle entre les genoux, il trempait des châtaignes dans du lait. Il n’était pas arrivé depuis longtemps car son nez était encore bleu de froid et de menus points de givre brillaient ici et là dans ses cheveux couleur de paille.
Il se leva poliment à l’entrée de sa jeune tante et la salua comme il convenait. Il était exactement le même que d’habitude, avec son visage plat et large où les yeux étroits mettaient deux taches verdâtres et sa bouche mince qui souriait rarement mais, à partir du cou, les choses changeaient. Ainsi l’habituelle tunique de laine brune avait fait place à un beau drap d’Arras, épais et soyeux, d’une chaude couleur de prune mûre, la chaussure de cuir souple s’était affinée et, posée sur un escabeau, il se trouvait une cape doublée de vair, visiblement neuve et ornée d’un large fermail d’argent où brillaient des améthystes. Enfin, dans l’attitude du garçon, généralement si modeste, il y avait une assurance nouvelle, quelque chose de triomphant que Marjolaine flaira, comme le chien flaire un danger encore lointain.
Elle planta son regard clair bien droit dans celui du visiteur.
- Peste, mon neveu! Comme vous voilà mis. Mais vous risquez de gâter vos habits sur cette pierre souillée de cendres. Dame Aubierge aurait dû vous conduire dans la salle.
L’incriminée, occupée à surveiller la préparation d’un pâté d’anguilles au verjus, releva un regard courroucé.
- Voudriez-vous pas aussi, dame Marjolaine, que je donne à ce morveux du monseigneur? La salle? Voyez-moi cela! Et pourquoi faire, s’il vous plaît?
Marjolaine se permit l’ombre d’un sourire.
- Mais, pour y recevoir comme il convient l’héritier de mon défunt époux. N'avez-vous donc rien remarqué? Ce n’est plus notre petit Etienne qui nous arrive là : c'est maître Grimaud.
- Maître Grimaud? Depuis quand est-il passé maître? La mort de maître Foletier ne lui a pas pour autant conféré la maîtrise et, dans ces conditions, la cuisine est toujours assez bonne pour lui. D'ailleurs, dès son entrée, il a réclamé à manger.
- J'a... j'a... j'avais froid et f... faim! protesta Etienne qui, lorsqu’il s'énervait, avait tendance à bégayer. Mais je... je ne refuse pas la... la salle, ma... ma tante car j’ai à p... parler de choses importantes... qu’on ne peut dire dans une cuisine! acheva-t-il tout d’une traite en jetant à Aubierge un regard meurtrier.
- Dans ce cas, venez! soupira Marjolaine en ouvrant la marche. Dame Aubierge nous fera porter du vin chaud pour achever de vous réchauffer.
Dans la salle, un grand feu flambait dans la cheminée neuve, éclairant les peintures géométriques des murs et la grande tenture de lin, brodée jadis par la mère de Gontran, qui constituait le principal ornement du fond de la pièce. Marjolaine vint tendre ses mains à la flamme après avoir, du geste, invité Etienne à prendre place sur une bancelle.
- Eh bien, fit-elle calmement, qu'avez-vous à me dire, mon neveu? Je vous écoute.
Etienne ne répondit pas tout de suite. Peut-être cherchait-il ses mots. En outre, Aubierge venait d'entrer, portant sur un plateau le vin chaud embaumant la précieuse cannelle, et des gobelets. Elle fit toute une affaire de reposer l'ensemble sur un dressoir, d'emplir les gobelets. Etienne la regardait faire et, de toute évidence, il n'ouvrirait pas la bouche tant qu’elle serait là. De son côté, la gouvernante souhaitait, visiblement, pouvoir mettre son grain de sel dans la conversation. Ce fut Marjolaine qui dénoua la situation.
- J’allais oublier, dame Aubierge! Le seigneur abbé de Saint-Denis que je quitte à l'instant souhaite recevoir votre visite le plus tôt possible. Laissez la cuisine aux filles et allez-y. Il est à la maison d'œuvre.
Le soupir d'Aubierge aurait fait tomber des murs moins solides.
- J’y vais, fit-elle.
Et elle sortit non sans jeter sur Etienne un coup d’œil qui en disait long sur ses sentiments intimes. Mais l’ordre que Marjolaine venait de donner fournissait au jeune homme une entrée en matière inespérée et il sauta dessus.
- Vous avez vu Mgr Suger? demanda-t-il.
- Je le quitte.
- Ah! Et vous a-t-il dit quand il compte enfin faire justice de l’assassin de mon oncle? Un tel retard est scandaleux et fait jaser.
- Je ne conseille pas à ceux qui « jasent » d’aller le faire trop près de ses oreilles. Le seigneur abbé est un homme de Dieu, mais il peut avoir la main lourde. Quant à pendre Ausbert Ancelin, il faudrait pour cela être sûr de sa culpabilité.
Une brusque bouffée d’indignation empourpra le visage pâle du neveu de Gontran.
- Sûr de sa culpabilité? Mais, il a été pris pratiquement la main dans le sac.
- Vous trouvez? S’il fallait pendre tous les gens qui, un beau matin, trouvent un cadavre à leur porte, on refuserait du monde chaque jour aux fourches patibulaires. Il y a bien assez de bandits qui courent les rues la nuit.
- Et l’outil? L’outil qui a servi à tuer? Il n’appartenait pas à ce misérable peut-être?
Marjolaine répéta ce qu'elle avait dit tout à l’heure :
- Un outil se vole ou s’emprunte.
- Allons donc! Cela ne tient pas debout! Cet homme est l’assassin. Qui voulez-vous que ce soit d’autre?
La sainte indignation qui s'étalait sur le visage plat du garçon souleva le cœur de Marjolaine et lui donna envie de lui taper dessus.
- Ne soyez donc pas si prompt à condamner autrui, mon neveu! Vous savez ce que dit la Sainte Ecriture : ne juge pas, si tu ne veux pas être jugé. Laissez plutôt ce soin à Mgr Suger qui est prud’homme et plein de sagesse. S’il décide qu’un complément d’information est nécessaire, c’est qu’il a ses raisons.
- Ses raisons? Je voudrais bien les connaître! Quant à vous, dame Marjolaine, je vous trouve bien peu ardente à la recherche de la vengeance.
- Quel mauvais chrétien vous faites! Voilà que vous mélangez encore tout : la vengeance appartient à Dieu. D’ailleurs, pendre un innocent ne ressusciterait pas maître Foletier. Méditez tout cela, mon neveu.
Etienne rougit encore un peu plus : il venait d’avaler d’un coup tout le contenu de son gobelet, d’où Marjolaine conjectura que le moment était venu pour lui de faire connaître le but de cette visite inhabituelle. En effet, il se racla la gorge puis lâcha, non sans se remettre à bégayer, ce qu’il n'avait pas fait tant que la colère lui avait dénoué la langue.
- Ne... ne pourriez-vous... cesser de m’a... appeler votre ne... neveu? Les cir... constances ne sont plus... les mêmes!
- Je ne vois pas en quoi ! Me devez-vous moins de respect parce que votre oncle n’est plus? fit Marjolaine avec quelque hauteur.
Brusquement, la timidité d’Etienne s’envola comme se lève un voile de brume. Marjolaine en eut conscience au frisson prémonitoire qui glissa le long de son dos, à la courte flamme qui brilla un instant dans les yeux du garçon.
- Le temps du respect est passé, lui aussi, dit-il d’une voix redevenue curieusement ferme. C’est à présent celui de l’amour.
- De quoi? dit Marjolaine qui crut avoir mal entendu.
Mais, comme il se rapprochait d’elle, et que ses mains levées vers elle tremblaient bizarrement, elle jugea plus prudent de se lever du fauteuil où elle était assise pour en faire le tour et s’en faire un rempart.
- De l’amour, répéta Etienne, pas désarçonné le moins du monde. Mon oncle est mort : je suis son neveu et l’héritier de son négoce comme vous êtes, par votre douaire, héritière d’une belle part de sa fortune. La coutume veut que vous deveniez ma femme et moi je ne souhaite rien de mieux. Quand nous marions-nous?
Le mariage? Déjà? Il y avait décidément quelque chose de changé dans le silencieux et timide Etienne! Et Marjolaine comprit qu’il allait falloir se battre. En dépit de l’angoisse qui lui venait, elle s’efforça de paraître toujours aussi calme, comme il est d’usage de le faire avec les enfants coléreux - ou avec les fous.
- La coutume n’est pas absolue, mon cher Etienne. Quant à vos sentiments envers moi, pour flatteurs qu’ils soient, ils n’entrent pas en ligne de compte car il y a un troisième élément que vous semblez décidé à négliger : moi. Moi, qui n’ai pas la moindre envie de vous épouser.
- Et pourquoi cela, s’il vous plaît?
- Mais parce que je ne vous aime pas.
- La belle affaire! Est-ce que, par hasard, vous aimiez mon oncle quand vous l'avez épousé? Laissez-moi vous dire qu’il n’y paraissait guère.
Marjolaine comprit que sa garde était faible, qu’il fallait trouver autre chose et que seule, peut-être, une volonté bien trempée pouvait la libérer de ce garçon visiblement amoureux et qu’elle savait têtu.
- En effet, je n’aimais pas maître Foletier, dit-elle. Mais mon père avait ordonné ce mariage et je lui devais obéissance absolue. A présent je suis veuve et maîtresse de moi-même par-devant Dieu comme par-devant la loi des hommes. Et je dis que je ne deviendrai pas votre femme. Contentez-vous de ce qui vous revient et, d’ailleurs, vous fait riche. Et laissez-moi vivre comme je l’entends. Fondez une famille et oubliez-moi.
- Les biens de l’oncle ne doivent pas sortir de la famille. Si vous alliez vous remarier et les porter à un autre, ce serait une malhonnêteté.
- Dites plutôt que vous ne supportez pas l’idée qu’une partie pourrait vous échapper! N’insistez pas. Etienne. J’ai déjà dit que je ne vous aimais pas. Ne m'obligez pas à le répéter car je ne veux pas vous désobliger.
Si Marjolaine s'attendait à le voir se troubler, bégayer, pleurer peut-être, elle se trompait lourdement. Tout ce qu'elle vit fut un insolent sourire.
- Que vous m'aimiez ou non est sans importance. Marjolaine. Ce qui compte, c'est que moi je vous aime.
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