Telle qu’elle était, la grosse dame se savait à peu près irremplaçable, et l’idée d’abandonner si peu que ce soit de ses attributions entre des mains trop jeunes, donc inexpérimentées, ne l’avait même pas effleurée lorsque Gontran avait épousé, par pure concupiscence, la jeune et ravissante Marjolaine des Bruyères, fille d’un petit seigneur besogneux des environs de Laon. Il eût été sans doute absurde, et peut-être dangereux, de remettre entre les mains d’une gamine des intérêts d'une telle importance.

Celle-ci n’avait même pas songé, d’ailleurs, à en réclamer la charge. Elle était encore très jeune - à peine quinze ans! - lorsqu’on l’avait pratiquement vendue à Gontran et elle s’était installée dans la belle maison de son époux avec le naturel d’un petit chat, tout juste sorti d'une froide rivière et qui trouve un coin bien chaud pour se sécher et passer la mauvaise saison. Pour rien au monde elle ne se serait avisée de réclamer la plus infime parcelle d'un pouvoir domestique dont elle n'avait pas la moindre envie. Même si son époux lui inspirait une sorte d’horreur, c'était assez agréable de n'avoir rien à faire d’autre que de se parer pour aller aux offices ou siéger dans la grande salle où Gontran aimait à recevoir amis et clients, s’asseoir pour déguster la bonne cuisine ordonnée par dame Aubierge - une cuisine aux épices rares dont on n’avait pas la moindre idée chez les Bruyères - et se promener ou dormir quand l’envie lui en prenait. Évidemment, il y avait les nuits et elles représentaient autant de cauchemars, plus ou moins longs d’ailleurs suivant la quantité de vin ingurgitée au souper par le pelletier. Cela constituait une pénible corvée, mais guère plus rude, au fond, que celles dont Marjolaine était chargée dans le vieux manoir paternel où les fumées de cuisine passaient encore par un trou pratiqué dans le toit [1 - La cheminée n'étant apparue que depuis peu, il n'y en avait que dans les maisons riches.] et où ses occupations les plus habituelles, en dehors de la prière, consistaient à mener les oies au pré et à éplucher les légumes, principalement les raves qui constituaient le fond ordinaire des soupes et ragoûts au lard dont se nourrissait une famille qui comptait plus d'enfants que d’écus.

L'apparition d'Aubierge, dans la cour de la maison, ramena un silence momentané. Elle leva la tête, aperçut Marjolaine à sa fenêtre.

-    C’est vous qui avez appelé, dame Marjolaine? Qu'y a-t-il donc?

-    Il doit y avoir un voleur dans le grenier. J’ai entendu remuer les peaux qui y sont rangées. On les a traînées vers l’ouverture où est la poulie!

-    Ça me paraît difficile! marmonna la grosse femme en s’efforçant de distinguer l’ouverture incriminée qui semblait toujours aussi hermétiquement fermée par son volet de bois. Par où diable aurait-il pu passer? Mais on va voir ça! Ne bougez pas, dame! Allons, Guillot, Jeannet! Avec moi! Toi, Colin, reste ici avec tes chiens et veille à ce que personne ne sorte par là-haut!

-    N’ayez crainte, dame Aubierge, personne ne passera! dit le jardinier qui rassemblait déjà dans sa poigne les colliers de ses molosses, lesquels d’ailleurs s’étaient calmés comme par enchantement à l’apparition d’Aubierge dont Colin prétendait qu’ils avaient une peur bleue.

Le groupe formé par la femme de charge, Guillot et Jeannet disparut à l'intérieur de la maison. L’escalier protesta comme sous une charge de cavalerie. En dépit du conseil d’Aubierge, Marjolaine quitta sa chambre, timidement suivie par Aveline dont la curiosité avait été plus forte que la peur, à présent qu’elle se sentait défendue par une vraie puissance. Tout le monde se retrouva sous l’échelle qui aboutissait à la trappe du grenier.

-    C’est à moi de passer le premier, dit Guillot dans un beau mouvement de courage, dicté d’ailleurs par la certitude qu’Aubierge ne manquerait pas de l’envoyer en tête de file.

Elle s’écarta avec un hochement de tête. Guillot grimpa comme un chat, éclairé par les chandelles de ceux qui, le nez en l’air, suivaient son ascension. La trappe, sans doute bien graissée, n’émit pas le moindre cri quand, avec un soin prudent, le valet commença à la soulever. Sa tête et le haut de ses épaules disparurent dans le trou noir tandis qu’en bas chacun retenait son souffle.

-    Alors? émit dame Aubierge.

-    Je... je ne vois rien!

-    Tu ne risques pas de voir grand-chose, poltron, si tu restes là! Allons, avance! J’arrive!

Avec une agilité étonnante chez une femme si imposante, Aubierge se lança sur les échelons qu’elle gravit rapidement, non sans les faire crier de douleur sous son poids. Marjolaine suivit, relevant d’une main sa dalmatique et s’appuyant de l’autre aux montants. Pour ne pas être en reste, Jeannet et Aveline grimpèrent à leur tour et, bientôt, tout le monde se retrouva dans le grenier, plus ou moins courbé suivant la hauteur de sa taille.

-  Il n’y a vraiment rien, dit Aubierge qui venait d’éprouver la fermeture de planches de la lucarne sous pignon. Personne n’est entré. Vous êtes certaine de n’avoir pas rêvé, dame Marjolaine?

-    Non, je n’ai pas rêvé! s’insurgea la jeune femme.

Et la preuve, elle est là ! Regardez ces paquets de peaux de renard et de menu vair! Ils étaient bien rangés, bien empilés là et, à présent, les voilà dispersés.

Aubierge fronça les sourcils. C'était vrai. De son vivant, Gontran Foletier avait toujours veillé à ce que sa réserve de peaux fût toujours bien en ordre, et elle-même y donnait ses soins depuis qu’il avait quitté ce monde, n’ayant guère confiance dans le jeune Etienne Grimaud, le neveu du défunt pelletier, qui devenait naturellement son successeur à la tête de la pelleterie après avoir été son premier garçon.

Un long moment, elle contempla l’éparpillement des peaux semblables à de grandes feuilles abandonnées par quelque arbre géant au seuil de l’hiver. Puis son regard tourna sous ses épaisses paupières rougies et plissées par trop de travaux fins accomplis à la chandelle, rejoignit Marjolaine qui se tenait debout au milieu du grenier, très droite dans sa longue robe couleur de ciel d’orage, les mains au fond de ses manches mais si pâle, tout à coup, vivante image d’une terreur contrôlée par un miracle de volonté. Elle sentit que dans un instant la jeune veuve s’effondrerait.

- Aucun voleur n’est entré ici, dit-elle à regret. Redescendons s’il vous plaît, dame Marjolaine, vous allez prendre froid.

Et puis, comme tout de même elle était bonne et pieuse chrétienne et qu’il est des gestes de protection que l’on ne maîtrise pas en face d’un danger, surtout obscur, elle traça sur elle-même un large signe de croix qui eut le don étrange de déchaîner un double hurlement : Aveline et Jeannet qui venaient enfin de comprendre se ruaient dans l’escalier au risque de se rompre le cou.

Le grenier fut déserté avec quelque précipitation. Bien qu’il fût assez courageux, Guillot était aussi gris que la robe de Marjolaine. Il resta le dernier pour refermer la trappe, murmurant qu’il viendrait ranger tout ça le lendemain.

- Certainement pas! grogna Aubierge. Demain, maître Etienne sera prié de venir emporter tout cela à Paris. Ça n'a plus grand-chose à faire ici d'ailleurs et au moins, notre maîtresse ne sera plus éveillée par ces peaux quand... quand le vent les dérange! (Se penchant vers Marjolaine, elle ajouta, baissant la voix de plusieurs tons :) Au jour venu, dame Marjolaine, il faudra aller à l'abbaye demander des messes... beaucoup de messes, j’en ai peur. Et aussi faire aumônes. Quelque chose me dit que votre défunt époux a bien du mal à se faire ouvrir la porte du paradis par Mgr saint Pierre. Faut l’aider un peu si l’on veut dormir tranquille.

Marjolaine sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Un fantôme! C’était bien un fantôme qui habitait ce grenier, qui avait erré au-dessus de sa tête et qui le ferait sans doute nuit après nuit. Ne disait-on pas qu’un homme assassiné ne trouve pas le repos tant que la justice n’a pas été rendue? Le fantôme de Gontran! Ainsi, non content de lui avoir fait vivre des années de dégoût physique, il allait continuer d'une autre façon à lui empoisonner l'existence? Jamais elle ne pourrait le supporter.

Luttant contre la panique qui s’emparait d'elle, la jeune femme trouva seulement la force de hocher la tête puis, resserrant autour de son corps l’épais tissu doublé de fourrure, elle reprit d’un pas mal assuré le chemin de sa chambre. Elle avait froid, tout à coup, froid jusqu'à l'âme, bien plus froid qu'elle n’avait jamais eu chez son père quand le vent du nord entrait par les fissures de la chambre haute, située au sommet de l’unique tour trapue où elle s'entassait avec ses sœurs, comme une portée de jeunes chiots, dans le pêle-mêle d'un châlit grand comme un enclos à moutons. C'est qu’alors ses rêves lui tenaient chaud.

C’étaient des rêves d’adolescente, pleins d’innocence et de naïveté, des rêves un peu fous aussi où le rôle principal était tenu par le jeune comte Adam de Marchais, le maître du puissant château voisin. Un vrai château, celui-là, avec de gros murs faits de parpaings bien appareillés que le père du comte Adam avait fait venir à grands frais et à grandes suées de ses serfs des carrières de Compierre, dans les premières années de ce XIIe siècle. Un château qui avait quatre tours d’angle et un énorme donjon bien carré, si haut que, lorsqu’on le voyait de loin, dominant la plaine chevelue de forêts, il avait l’air d’un doigt menaçant brandi vers le ciel, plus imposant, bien sûr, que la modeste tour de l’église paroissiale de Marchais. Pas grand-chose à voir avec le modeste manoir de la Pêcherie, domaine de sa famille, qui bossuait à peine l’étendue herbeuse des marais de Samoussy!

Et le seigneur Adam, lui aussi, était un vrai seigneur. Dût-elle vivre mille ans, Marjolaine n’oublierait jamais ce jour d’hiver où elle l’avait vu passer sur les petites levées des marais de Samoussy à moitié gelés.

Il venait vers elle à contre-jour d’un gros soleil rougeaud et poussif, marchant au pas précautionneux de son destrier moreau, un peu tassé sur sa selle comme le font les hommes trop grands. Sous la cape d’épaisse laine brune bordée d’un galon doré, ses larges épaules encore anguleuses tendaient la tunique de cuir où s’étalait - croissants d’or sur fond rouge - l’emblème que son grand-père avait, à la croisade, choisi pour lui-même et ses descendants [1 - Les emblèmes peints sur les écus allaient devenir rapidement des armoiries.]

En le voyant venir vers elle, Marjolaine avait eu peur, si peur qu’elle avait bien failli tomber dans le marais pour chercher refuge derrière une touffe de roseaux. Barbe, sa nourrice, lui avait appris depuis longtemps la crainte de ces soudards errants qui hantaient parfois les campagnes, ribauds maraudant pour leur propre compte et plus habiles à trousser une fille qu’à faire la charité. Elle allait donc se précipiter dans l’eau quand quelque chose de plus fort qu’elle l’avait retenue : le visage du cavalier, à présent assez proche pour qu’elle pût le distinguer. Un visage mince aux traits fins, étonnant sur pareille carrure, des yeux glauques, gris-vert comme l'étendue trouble du marais, et par-dessus tout cela une tignasse noire que le vent échevelait. Tel qu’il était, il était apparu à l’adolescente comme la plus belle chose du monde, détrônant d’un seul coup le seigneur Aubry, son père, que Marjolaine avait jusqu’à présent considéré comme l’échantillon le plus achevé de la beauté mâle.

Le petit chemin, tracé sur la levée, n’était pas large et bientôt promeneuse et cavalier se trouvèrent face à face. Tiré de la vague méditation où l’avait plongé le pas paisible de son cheval, Adam de Marchais fronça un sourcil mécontent et grogna à l’adresse de la gamine en sabots qui l’empêchait de passer.

-    Allons, petite, fais-moi place!

-    Je... je voudrais bien, seigneur, mais il faudrait que j’entre dans l'eau et elle est bien froide.

La voix était douce avec des inflexions qui ne sentaient pas la campagne. Le jeune homme se pencha sur sa selle pour mieux voir celle qu’il avait prise d’abord pour une petite serve quelconque. Sous le capuchon, il aperçut de doux cheveux d’un blond presque blanc, un petit nez rougi par le froid et, sous de grands cils soyeux, les prunelles les plus bleues qu’il eût jamais vues.

-    Qui es-tu? Et que fais-tu dans le marais à cette heure? La nuit va bientôt tomber.

-    Je m’appelle Marjolaine des Bruyères. J’habite là-bas, ajouta-t-elle, tendant le bras vers la silhouette trapue de la Pêcherie.

Il avait eu un rire bref, un peu dédaigneux.

-    Ah! La nichée de messire Aubry et de dame Richaude! Et quel âge as-tu, damoiselle?