-    Vraiment? fit la jeune femme dont le visage s’éclaira comme sous un rayon de soleil. Quel homme de bien est Mgr Suger. La route est dangereuse à ce que l’on dit, mais la plus grande partie de ceux qui s’y engagent en reviennent vivants.

-    Ce sera plus difficile pour votre protégé, dame Marjolaine. Ancelin doit partir pieds nus, enchaîné et gardé. Je crois, moi, qu’il a peu de chances de s'en tirer.

Le regard de la jeune femme se couvrit d'un nuage.

-    Pieds nus et enchaîné! Mais pourquoi? N'est-ce pas tenter de peser sur le jugement de Dieu? Et nous savons, nous, qu’il est innocent puisque le coupable a avoué. Qu'il parte pour Compostelle, c'est bien car, au fond, cela le mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis mais pas enchaîné, pas pieds nus. Il risque d'en mourir avant le tombeau de l'apôtre.

-    L'abbé ne peut pas faire autrement. C'est déjà beau qu'il lui évite la corde. Songez que l’homme est réputé coupable et que c'est déjà faire preuve d'une grande mansuétude que de le laisser en vie.

-    Pour combien de temps? sanglota Marjolaine.

-    Je vous en supplie, calmez-vous! L'homme est jeune et solide. Les autres pèlerins l'aideront. Il faut cesser de vous tourmenter pour lui à présent que vous êtes certaine qu'on ne le pendra pas. Oubliez-le! C'est à vous qu'il faut songer, à vous qui êtes en si grand danger.

-    Que puis-je faire?

Soudain très lasse, Marjolaine se laissa tomber sur un escabeau. Un instant, elle avait oublié la menace qui pesait sur elle pour ne songer qu’à l'homme si injustement condamné. A présent le choix impossible qu'on lui infligeait s'imposait de nouveau à elle et avec une insistance d'autant plus cruelle. La voix d’Aubierge lui parvint comme perdue dans le brouillard.

-    Pourquoi n’iriez-vous pas à la Pêcherie? Vous avez un père, des frères. Ils vous protégeraient.

-    Pas contre les gens du roi, et c’est le premier endroit où Etienne me ferait chercher. En outre, mon père est malade. J'ai appris qu’il boit beaucoup depuis mon mariage. C’est ma mère à présent qui mène tout à la maison et elle n’a pas envie de se souvenir trop souvent de sa fille bourgeoise.

-    Après tout ce que cela lui a valu? Ce n’est pas possible, mon agneau, vous vous trompez.

-    Oh si, c’est possible.

C’était même certain. Une fois le manoir de la Pêcherie rénové et les coffres familiaux plus confortablement remplis par la générosité de Foletier, dame Richaude avait subtilement espacé des relations qui, à la mort du pelletier, étaient devenues pratiquement inexistantes. Renier, le frère aîné, qui avait brillamment servi sous le seigneur de Marie et qui promettait de devenir un guerrier exemplaire, allait être prochainement armé chevalier. Son adoubement, qui ouvrirait pour lui la voie des fructueux tournois et des aventures lointaines, était à présent la grande affaire de sa mère, d'autant que l’on parlait aussi, pour lui, d’épousailles avec la plus jeune des filles du seigneur d’Ostel.

Mais ni pour la chevalerie ni pour les noces de Renier, on ne se souciait, chez les Bruyères, de voir figurer Marjolaine et son peu décoratif époux, bien que la bourse du pelletier parisien eût été mise à contribution discrètement pour le ruineux équipement du futur chevalier. Et la mort de Gontran ne changeait rien à la chose, bien qu’elle soulageât grandement la noble dame en supprimant un créancier qui risquait, à la longue, de devenir encombrant. Quant à Marjolaine, le grand deuil où elle se trouvait dispensait de l’inviter à des fêtes. Ce que l’on n’eût pas fait de toute façon, sa situation la mettant en quelque sorte au ban de la famille.

Par la suite, sans doute, dame Richaude se réservait de faire de nouveau appel à la bourse de sa bourgeoise de fille, tout en la maintenant quand même à une certaine distance d'une noblesse dont elle était déchue...

Tout cela, Marjolaine le savait et s'en attristait, mais elle était certaine que, dans de telles conditions, il ne pouvait être question pour elle de demander asile à la Pêcherie, et encore moins si elle se retrouvait sous le coup d'une accusation de meurtre. Une pareille tache, en effet, se révélerait indélébile et replongerait tous les Bruyères mâles et femelles dans les ténèbres extérieures où il n'est que pleurs et grincements de dents. Autrement dit, dans une situation encore plus désastreuse que celle dont le mariage de Marjolaine les avait tirés.

Indignée, Aubierge qui, au demeurant, n'avait guère d'illusions sur les sentiments maternels de la dame des Bruyères, en appela solennellement à la vengeance du Ciel, mais admit finalement, non sans regret, qu'en fait on en était toujours au même point.

-    Il faut pourtant trouver une solution, soupira-t-elle en se penchant pour tisonner les braises de la cheminée et y remettre quelques bûches. Vous ne pouvez épouser l'assassin de votre mari, mon agneau, ni vous laisser condamner sottement à... oh! c'est tellement affreux que je ne peux même pas prononcer ces mots-là! (Elle s'arrêta soudain, le tisonnier brandi comme si une inspiration céleste venait de la frapper.) Et si j'allais un peu raconter tout ça au seigneur abbé?

-    C'est inutile. Tout à l'heure, quand je lui ai confié ma conviction de l'innocence de ce pauvre Ancelin, j'ai bien vu qu'il était très surpris, sinon indigné. Il doit penser que je m’accommode trop aisément de mon veuvage et de là à accueillir favorablement une accusation d’incitation au meurtre...

-    Mais elle ne tient pas, cette accusation! Il suffit de vous connaître.

-    Et justement il ne me connaît pas. Pas assez, tout au moins, dit Marjolaine doucement. Je suis, pour lui, une fille pauvre qui a épousé par intérêt un homme riche.

-    ... sur l'ordre de ses parents!

-    Qu'en sait-il?

-    Allons donc! Comme si, de nos jours, une fille de noblesse pouvait se marier sans la bénédiction des siens.

-    Peut-être. Mais je peux avoir souhaité ce mariage. Il existe aussi des enfants difficiles pourvus de parents faibles.

-    C'est ridicule!

Découragée, Aubierge se laissa tomber sur la pierre de l'âtre aux pieds de la jeune femme et se mil à pleurer. Elle sentait bien qu'il n'y avait pas grand-chose à faire et que le piège, pour grossier qu’il fût, avait été bien tendu et qu’à moins d’un miracle, il faudrait que Marjolaine en passât par l’une de ces obligations également affreuses : épouser l’immonde Etienne ou se laisser exécuter d’abominable façon.

Durant un long moment, le silence ne fut troublé que par le crépitement du feu, les sanglots de la gouvernante et le bruit que faisaient les servantes, occupées au ménage dans les hauteurs de la maison ou au soin de la volaille dans la basse-cour. Immobile sur son siège, Marjolaine se laissait aller à un engourdissement de tout son être qui apaisait un peu les battements angoissés de son cœur. Elle n’avait pas le courage de chercher les mots qui eussent consolé Aubierge et elle la laissait pleurer parce qu’elle ne savait pas quoi lui dire. D'ailleurs était-ce elle qui avait le plus grand besoin de secours?

Au bout d'un moment, celle-ci se releva lourdement, essuya ses yeux à un coin de son tablier et soupira :

-    Il faut que j’aille veiller au dîner, dame Marjolaine.

-    Je n’ai pas faim du tout.

-    Il faudra vous forcer. L’esprit marche mieux quand l’estomac reçoit son content. Ensuite, j’irai prier Mgr saint Denis et Mme la Vierge et la Bienheureuse Aubierge, ma sainte patronne, et Notre Doux Seigneur de nous prendre en pitié. (Elle se dirigea vers la porte en traînant les pieds, courbée sous le poids d’un chagrin qui la dépassait. Mais, au seuil, soudain elle se retourna.) Que Dieu me pardonne ce que je vais dire, dame Marjolaine, mais il me semble que la meilleure solution est encore d’épouser ce chenapan parce que, voyez-vous, la mort n’offre pas d’issue. Un mariage, on peut toujours en sortir et, s’il ne tient qu'à moi, cela ira peut-être plus vite que vous ne pensez. Il est des recettes, des herbes que l’on peut accommoder. Il y aussi les champignons.

Marjolaine l’arrêta d'un geste.

-    N’en dites pas plus, ma bonne Aubierge. Je vous crois bien capable de mettre votre âme en péril pour me sauver. Mais cela, je n’en veux à aucun prix. Il faut que je trouve toute seule ce que Dieu attend de moi. Allez, à présent, je vais monter me changer.

En quittant la salle. Marjolaine trouva Aveline derrière la porte. Assise sur la dernière marche de l’escalier, elle pleurait comme une fontaine, sa tête rousse enfouie dans son tablier.

-    Eh bien, mais que fais-tu là? s'exclama la jeune femme.

La petite releva vers elle un visage tout brouillé de larmes.

-    J'ai tout entendu, hoqueta-t-elle. Je... je ne veux pas que vous... mouriez!

Sa désolation était si évidente que Marjolaine ne put s’empêcher de sourire.

-    Alors tu veux que j'épouse Etienne, toi aussi?

-    Oh non! Pas ça non plus!

-    Je n'ai pas beaucoup le choix, tu sais? Que ferais-tu à ma place?

-    Il faut fuir! Il faut s’en aller loin, très loin, là où il ne pourra pas nous retrouver. Car, bien sûr, j’irai avec vous!

C’était la première fois qu’Aveline la peureuse laissait paraître son affection pour sa jeune maîtresse. Il fallait qu’elle aimât bien fort Marjolaine pour lui proposer de s’en aller ainsi avec elle au loin, au péril des chemins, n’importe où, mais là où ni Etienne ni le bourreau ne pourraient les atteindre.

Marjolaine se pencha sur le rond visage mouillé et l'embrassa, puis s’assit sur la marche à côté d’Aveline.

-    Où pourrions-nous aller?

-    En pèlerinage, par exemple. Là où l'abbé veut envoyer le pauvre maître Ancelin. C'est loin?

-    Très loin. Et puis le pèlerinage ne part qu'à Pâques. Et, de toute façon, Etienne ne me permettra pas de m'éloigner. Tu as entendu? Je dois lui rendre réponse demain, sinon...

-    Alors il faut partir cette nuit, tout de suite.

-   Toutes les deux toutes seules sur les grands chemins? A la merci des brigands? Nous sommes trop jeunes.

-    Et puis surtout vous êtes trop belle. C'est difficile de passer inaperçue quand on a votre figure. Tout le mal vient de là.

Marjolaine regarda la petite avec étonnement.

-    Tu es sûre?

-   Si je suis sûre? Je pense bien! Si vous étiez un laideron ou simplement une fille ordinaire, l'Etienne vous laisserait bien tranquille. D'ailleurs, maître Foletier ne se serait pas assolé d'amour pour vous. Et puis vous voyez bien qu’il n’y a pas beaucoup d'hommes ou de garçons qui ne vous regardent doucement.

-    Tu exagères. Je m’en serais aperçue.

-    Mais vous vous en êtes aperçue! Prenez le garçon qui taille les images à l’abbaye et les amis de maître Foletier qui savent si bien vous regarder par en dessous quand ils viennent festoyer à la maison. Et Colin, le jardinier, qui passe des heures la nuit devant votre fenêtre à rêver aux étoiles, même quand il n’y a pas d’étoiles et qu’il pleut à plein temps, ou qu'il neige, ou qu’il gèle.

-    Colin?

Marjolaine ne put s’empêcher de rougir, se rappelant soudain le rêve qu'elle avait fait à la fin de la nuit. Ainsi, le jeune homme lui aussi pensait à elle? Et peut-être même était-il malheureux à cause d'elle?

-    Eh oui, Colin à qui j’ai vu des larmes de colère dans les yeux quand, au verger, le maître vous baisait la bouche ou vous mettait la main sur le sein. Même que ça ne devait pas vous être tellement agréable à vous non plus.

-    Pas tellement, non. Mais c’était mon époux et il avait tous les droits.

-    Des droits que l’Etienne il veut s’adjuger en héritage. Marchez, dame Marjolaine! Depuis que je vous sers j’ai bien souvent pensé que, dans certains cas, c’était pas un cadeau du ciel d'être trop jolie. Il aurait fallu que vous soyez la dame d'un jeune et beau seigneur qui vous aurait aimée, servie, adorée comme notre reine Aliénor prétend qu'il faut en user avec les dames et qui vous aurait gardée bien à l’abri d’un château où vous auriez été la reine des fêtes. Mais, à présent, vous n'avez même plus votre vieil époux pour vous protéger des galants.

-    Et aucun jeune et beau seigneur n'acceptera plus jamais de prendre pour sa dame la veuve d'un bourgeois. Il faut donc me défendre seule. Le malheur, c'est que je ne sais pas comment. Je ne peux tout de même pas, en un seul jour, vieillir ou devenir laide.

Elle s'arrêta brusquement, traversée par une idée terrible mais qui, peut-être, arrangerait tout, lui laisserait une vie à consacrer à Dieu et écarterait d’elle l’impensable idée d’unir, pour éviter une mort qui l’épouvantait, son sort à celui d’un assassin.