Il tendait une main dans laquelle Marjolaine, encore mal remise de sa frayeur et de sa surprise, mit une pièce d’argent que l’autre fit sauter avec une adresse de chat.
- Grand merci! Dis donc, Sanche, faudrait voir à me remettre en état. J’ai à faire cette nuit.
- Assieds-toi là.
Le miracle se reproduisit mais dans le sens inverse. En quelques minutes, l’ulcère fut remis en place, consolidé, et Adam le Picard avec un clin d'œil complice à l'adresse de Marjolaine clopina vers la porte et disparut comme un cauchemar, laissant derrière lui un silence stupéfait. Mais l'angoisse s’était envolée comme par enchantement du cœur de Marjolaine qui découvrait soudain des perspectives insoupçonnées, un avenir qui pouvait ne pas être d’horreur et de souffrance vécu sur les pierres glacées d’un moutier. Perdue dans ses pensées, elle en oubliait que le temps passait et Sanche la ramena à l’heure présente.
- Eh bien, que décidez-vous? fit-il. La nuit avance.
- Pardonnez-moi. Mais c’est tellement incroyable. Pourquoi faites-vous cela?
- Je vous l'ai dit, pour de l’argent. Adam m’a bien payé pour ce travail et j'aime l’argent. Sans compter que, du temps où nous vivons, il vaut mieux en avoir.
Marjolaine prit alors, dans l'aumônière pendue à sa ceinture, une bourse assez ronde qu'elle mit dans la main immédiatement tendue pour la recevoir. Sanche la soupesa puis, l'ouvrant, fit couler sur la dalle une douzaine de pièces d’or qui brillèrent sur la pierre grise.
- Je crois que je vais faire merveille, jeune dame! Votre amoureux pensera que vous vous êtes brûlée au vitriol romain, ou à l'huile bouillante, comme l’avait fait cette sainte dont j'ai oublié le nom pour échapper aux entreprises d'un proconsul romain. Cela m’étonnerait qu'il ait encore envie de vous épouser. D’ailleurs, j'ai commencé à préparer ce qu'il faut, ajouta-t-il en se dirigeant vers la mixture qu'il avait mise à cuire et qu'il retira du feu. Dites-moi, fit-il au bout d'un moment, est-ce que l'homme qui vous accompagne est sûr?
- Tout à fait. J'en réponds comme de moi. Il m'aime lui aussi.
- C’est bien ce que je pensais. Aussi vaudrait-il mieux le mettre dans la confidence car il s’agite beaucoup, là-dehors. J’ai eu du mal à le faire tenir tranquille tout à l'heure quand je suis sorti et je n’ai pas envie qu’il me fasse un mauvais parti, ou pire encore, lorsqu’il découvrira votre nouveau visage. Ce gardon est capable de me tuer.
- J’y pensais, dit Marjolaine. Il vaut mieux l’appeler et tout lui dire.
Lorsque Colin entra, son œil orageux s'adoucit considérablement en découvrant Marjolaine assise, paisible et souriante dans sa chaire confortable. Son soupir de soulagement aurait pu s'entendre à dix pas.
- Viens ici! ordonna la jeune femme. Prends cet escabeau et assieds-toi. Ce que j'ai à dire est grave car tu vas tenir ma vie entre tes mains.
- N’ayez crainte, elle sera bien gardée.
Tandis que le mire procédait aux préparatifs de la transformation. Marjolaine mit Colin au courant du péril qui la menaçait et lui expliqua ce qui venait d'être décidé. C'est dire qu’en quelques instants le jeune homme passa de la fureur au désespoir pour finalement s’apaiser et se mettre à réfléchir. Après quoi, il se tourna vers le Navarrais.
- Tu jures qu'elle ne souffrira pas? Qu'elle ne sera pas réellement abîmée?
- Sur tout ce que tu voudras, garçon. Sous l'emplâtre que je vais lui mettre, elle sera aussi belle et aussi pure qu'à cet instant. Mais il vaudra mieux que tu ne la regardes pas quand j'en aurai fini. Et puis, dans quelques jours, il faudra qu'elle revienne ici.
- Pourquoi?
- Parce que, si grave qu'elle soit, une brûlure finit toujours par guérir; il faudra que je la remplace par une cicatrice. Je suppose, ajouta-t-il en se tournant vers Marjolaine, que vous n'avez pas l’intention de retrouver votre aspect naturel avant de partir pour Compostelle?
- Non. Cela me sera protection contre les dangers de la route et des hommes. Je ne le retrouverai qu'au moment d'entrer au couvent que je choisirai au retour. J'en jure.
- Non! cria le mire. Ne jurez pas. Je vous le défends. Sinon je vous laisse comme vous êtes. Vous ignorez ce que la vie vous réserve et vous n'avez pas le droit de prendre ainsi un engagement aveugle. Peut-être qu’au retour vous n'aurez plus du tout envie de devenir nonne. El, si vous voulez mon sentiment, le tombeau de l’apôtre me semble un bon endroit pour y accomplir le miracle de votre guérison.
Marjolaine rougit de colère.
- Une tromperie? Une tricherie? Quelle honte! Jamais je ne ferai pareille chose.
- Vous auriez tort. Saint Jacques ne vous tiendrait certainement pas rigueur d’un petit miracle supplémentaire ajouté à sa liste déjà longue. Et cela vous mettrait définitivement à l’abri des entreprises du neveu. Vous pensez, une miraculée ! Alors ne jurez pas car, après tout, rien ne dit que vous reviendrez vivante de ce long et dangereux voyage.
- Moi, je serai là, et je veillerai, s’écria Colin. Et peut-être qu'au bout du chemin, dame Marjolaine comprendra que vous avez raison.
Occupé à étirer la vessie de porc qu'il venait de tremper dans sa mixture. Sanche s’arrêta et regarda la jeune femme en souriant.
- Vous vous appelez Marjolaine? Quel joli nom! C’est celui d'une plante dont les bienfaits sont connus depuis bien des siècles. Elle a de toutes petites fleurs blanches et roses et elle répand un parfum à la fois suave et revigorant. Elle soigne quantité de maux, elle donne du goût aux mets les plus fades et les anciens Grecs pensaient même que, plantée sur les tombes, elle assurait le repos de l'âme des défunts. C'est une plante de mon pays que l'on trouve peu par ici et j'ignore qui a eu l’idée de vous nommer ainsi, mais je crois que vous êtes destinée à faire beaucoup de bien sur la terre. A présent, à l’ouvrage!
Il était bien près de minuit quand Marjolaine et Colin regagnèrent le clos de Saint-Denis où veillait dame Aubierge à qui la jeune femme avait bien été obligée de dire qu'elle sortait sous peine de retrouver toutes portes closes. A sa grande surprise, elle trouva aussi Aveline. La petite, craignant d’entendre encore le fantôme, avait refusé d’aller se coucher.
Chemin faisant, la veuve de Gontran et son serviteur étaient convenus de la nécessité qu'il y avait à mettre également dans le secret Aubierge et la jeune Aveline. Leur fidélité ne pouvait être mise en doute et leur ignorance aurait rendu les choses trop difficiles. Mais, pour tous les autres, dame Foletier, désireuse de se vouer à Dieu et d’éviter d’épouser un homme qu’elle n’aimait pas, aurait choisi le martyre en détruisant elle-même une beauté qui ne lui avait causé que déboires et chagrins.
L'une impassible et sombre, l’autre les yeux écarquillés de stupeur, les deux femmes écoutèrent le bref récit que leur fit leur maîtresse. Quand ce fut fini, Aubierge se contenta de dire, désignant le voile noir qui couvrait la tête de la jeune femme :
- Laissez-moi voir.
Marjolaine s’exécuta et découvrit son visage dont presque tout le côté gauche disparaissait sous ce qui ressemblait, à s’y méprendre, à une brûlure fraîche, large comme une main. Cela étirait la bouche et le coin d'un œil, s’avançait sur le menton et se perdait dans les cheveux. Aveline poussa un cri d’horreur, mais dame Aubierge se signa avec une sorte d’enthousiasme.
- Loué soit Dieu qui vous a inspiré cette idée, mon agneau, soupira-t-elle. Vous voilà sauvée! Jamais l’Etienne n’acceptera de passer sa vie auprès d’un visage à ce point abîmé. Mais arrangez-vous pour qu’il ne voie pas trop le côté droit qui est à peu près intact. Il pourrait se contenter d’une femme de profil. A présent, reste à lui préparer une digne réception.
En dépit de l’assurance insolente dont il avait fait étalage la veille, le cœur d’Etienne Grimaud lui battait un peu vite quand il descendit de sa mule, à l’heure convenue, devant la maison de Marjolaine. Et les rencontres qu’il fit, une fois franchie la porte du courtil, ne le réconfortèrent guère. Guillot et Jeannet, les deux jeunes valets, s’enfuirent, avec un cri inarticulé comme s'il avait la peste, la fille de cuisine se signa précipitamment, la fille de basse-cour cracha dans sa direction et pour finir, il trouva le seuil de la maison barré par la haute silhouette de dame Aubierge qui le regardait venir, les bras croisés sur sa vaste poitrine avec un air d’autant moins rassurant que la lame d’un long couteau brillait dans l’une de ses mains.
Quand il approcha, la gouvernante ne s’écarta pas pour lui livrer passage. Ses yeux se rétrécirent encore dans son visage où se voyaient les traces de larmes récentes.
- Qu’est-ce que vous venez faire ici? gronda-t-elle, vrillant sur lui deux yeux gris comme pierre qui le clouèrent au sol.
- En voilà un a... accueil! Je... viens voir da... dame Marjolaine.
Du coup, Aubierge décroisa les bras et la pointe de son couteau s’en vint menacer le bout du nez de l’héritier.
- Et il ose prononcer son nom, ce gueux malfaisant, ce suppôt de Satan, cette vomissure de l’enfer! S’il ne tenait qu’à moi, misérable avorton, tu y retournerais, sur-le-champ, en enfer. J’aurais dû t’étouffer sous un oreiller ou te jeter dans un grand feu quand ton pauvre saint homme d’oncle t’a rapporté ici pour y susciter, en remerciement, le malheur et la désolation.
Fut-ce l’indignation de se voir reçu de la sorte ou la surprise, bien inattendue, d’entendre sanctifier aussi hardiment la mémoire de feu Gontran, toujours est-il qu’Etienne retrouva quelque assurance, cessa de bégayer et attaqua à son tour :
- Vous avez la langue bien pendue, ma commère! Rangez donc votre couteau et m’annoncez à votre maîtresse car c’est à elle que j’ai affaire.
- Ma commère? Non mais pour qui se prend-il, ce mal venu, ce chenapan! Je t’en donnerai des commères!
Et sans autre forme de procès, Aubierge, le couteau brandi, fondit sur Etienne qui ne l’évita que de justesse et se mit à courir dans tous les sens à travers la cour, poursuivi par une furie déchaînée qui, ne se possédant plus, lui eût sans doute fait un mauvais parti si Colin n’était apparu à cet instant, sortant de l’écurie. Il attrapa Aubierge au vol, la maîtrisa et lui ôta son couteau.
- Souvenez-vous, dame Aubierge, dit-il avec une sévère tristesse. « Elle » a donné des ordres.
- Pas à moi. Personne d'ailleurs ne peut m’empêcher de faire ce que veut la justice.
- Si! « Elle ». Il faut lui obéir et elle défend qu'on lui fasse quoi que ce soit. Sinon, ajouta Colin avec une menaçante douceur, vous pensez bien qu’il serait déjà mort.
- Mais enfin! hurla Etienne d'autant plus furieux qu'il avait eu plus peur. Qu'est-ce que vous avez tous? Qu'est-cc que j'ai fait? Je... vais être... votre maître et épouser la v... veuve de mon oncle comme le prescrit... la cou... coutume!
Le poing du jardinier se noua au col du jeune homme et le souleva de terre pour l’amener au niveau de son visage.
- Jamais tu ne seras mon maître, Etienne Grimaud. J'aimerais mieux me jeter dans la Seine. Quant à ce que tu as fait, on va te le montrer. Tu veux voir ta victime? Eh bien, tu vas la voir! Elle t'attend. Mais arrange-toi pour ne pas lui faire plus de mal encore car, aussi vrai que je m'appelle Colin, ma cognée te fendra le crâne, malfaisant!
- Lâ... lâchez-moi! râla Grimaud, lâchez-moi, vous m’étranglez!
- Vraiment? J'ai bonne envie de continuer. Mais ça irait trop vite. Au fait, il me semble que vous avez demandé que je vous lâche, maître Grimaud? Voilà!
Et, ouvrant les mains, Colin abandonna Etienne à la flaque de boue dans laquelle il s'étala au grand dommage de sa belle robe neuve et de son manteau bien fourré.
- Je vous ferai pendre! Bandit, maraud!
Colin haussa les épaules et se mit à rire.
- Et dire qu'il croit me faire peur, ce pourri! Mais j’irai au gibet en chantant « Alléluia! », maudit, si avant j’ai eu le bonheur de te voir les bras en croix et ta vilaine cervelle à trois pas. Allez, ouste! Relève-toi et va voir notre pauvre petite dame.
Moitié porté, moitié traîné par Colin, Etienne, complètement éberlué et plus mort que vif, entra dans la maison et se retrouva devant la porte d'une chambre sans même savoir comment il avait monté l'escalier. Là, Aveline, muette et triste elle aussi, ouvrit devant lui le battant de chêne. La voix de Marjolaine curieusement feutrée lui parvint comme du fond d’un mauvais rêve.
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