-    Entrez, Etienne Grimaud. Je vous attendais.

Il entra et se crut d’abord en présence d’un fantôme. La jeune femme vêtue de blanc, la tête entièrement enveloppée d’un voile, blanc lui aussi, était à demi couchée dans le grand lit, appuyée sur des carreaux [1 - Coussins carrés] et des oreillers. Le jour d’hiver entrait parcimonieusement par l’étroite fenêtre et n’éclairait que faiblement la blanche silhouette sous l’ombre des courtines. Un peu de lumière venait aussi d’une veilleuse qui brûlait sur un coffre auprès d’un pot à tisane, d’un bol et d'une boîte à onguent, mais ne faisait que renforcer l’atmosphère étrange et un peu fantastique de cette pièce close où flottait une odeur indéfinissable d’encens et d’herbes sèches.

Figé au seuil et s’efforçant de maîtriser le tremblement de ses mains, Etienne restait là, n'osant avancer, regardant cette apparition à laquelle la peur que lui avait inspirée Colin ôtait toute apparence humaine.

-    Allons, entrez, reprit la voix qu’il avait peine à reconnaître. N’êtes-vous pas venu chercher une réponse?

-    C’est que... je... si vous êtes souffrante, dame, je... je reviendrai plus tard!

Il se détournait, déjà prêt à courir vers l’escalier, mais la retraite lui était coupée. Par Aveline d'abord, qui n'eût pas représenté un grand obstacle, près de l’escalier par la silhouette beaucoup plus redoutable de Colin qui attendait, adossé au mur.

-    On vous a dit d’entrer, gronda-t-il sans bouger de sa place. Faut-il vous aider?

-    Je... non, c’est inutile.

Et il entra. Derrière lui. Aveline referma la porte dont il ne s'était pas éloigné, ne sachant quelle contenance prendre en face de cette forme blanche et rigide qu'aucun geste n'animait.

-    Approchez. Je suis souffrante, il est vrai, mais j'ai tenu à vous annoncer moi-même que vous avez gagné, que je suis prête à vous épouser puisque c’est votre volonté.

La joie subite qu'il éprouva balaya d'un seul coup la vague angoisse qui lui serrait la gorge depuis que cette porte s'était ouverte devant lui.

-    C'est vrai? Vous acceptez! Marjolaine! Marjolaine, je suis si heureux. Mon Dieu, je n’aurais ja... jamais cru que c’était po... possible!

-    N'avez-vous pas fait tout ce qu'il fallait pour cela? Eh bien, à présent, venez près de moi et me donnez le baiser de fiançailles.

-    Alors, ôtez ce voile. Laissez-moi vous contempler. Oh, Marjolaine! Je suis si amoureux de vous.

-    C'est tout naturel.

Avec des gestes lents, elle commença à dérouler le voile qui enveloppait sa tête. Ses yeux apparurent les premiers, et de claires et soyeuses mèches de cheveux. Puis d'un seul coup le voile tomba et Marjolaine se pencha pour qu'il la vît mieux.

Il allait s'élancer vers elle mais, brusquement, il s’arrêta, tout élan coupé, tandis qu'un cri d’horreur traversait sa gorge et éclatait, emplissant la chambre.

-    Non! Non! Ce n’est pas vrai!

Ce qu’il découvrait était affreux : une énorme plaie qui allait d’une tempe au menton ravageait tout un côté de ce visage, si ravissant la veille encore, une plaie toute fraîche qui parut horrible à l’homme terrifié et qui, en guérissant, ne pourrait laisser que de profondes, d’irréparables cicatrices.

Impassible. Marjolaine regardait l'homme se dissoudre dans une affreuse terreur, mais sa voix demeura aussi calme, aussi froide quand elle dit :

-    Eh bien, ne souhaitez-vous plus embrasser votre fiancée?

Il eut un geste d'affolement qui repoussait l’affreuse image.

-    Comment est-ce arrivé? Qu’avez... vous fait?

-    J’ai accompli la volonté de Dieu et aussi celle de mon époux dont l’âme en peine vient chaque nuit hanter cette maison. Ce que vous avez fait l’a été à cause d’une fatale beauté qui ne doit plus causer d’autres drames. Je me suis punie d’avoir, sans le souhaiter, causé la mort de maître Foletier, mon époux. Vous serez puni en passant le reste de votre vie auprès du monstre que j’espère être devenue.

-    Non! Non! Jamais! Faites ce que vous voulez. Entrez dans un couvent ou restez dans cette maison à votre idée, mais je ne veux plus vous voir. Je vous rends votre parole et vous n’aurez plus rien à craindre de moi.

Il y eut un silence coupé par la respiration haletante du garçon. Puis Marjolaine murmura :

-    Voulez-vous dire que je suis désormais libre de ma vie, de ma personne?

-    Oui, je le dis! Nous ferons ce que vous vouliez. Je mènerai le négoce des peaux. Vous resterez chez vous. Mais, par pitié, re... remettez ce voile!

-    Comme vous voudrez. Mais sachez que je n'ai pas l'intention de rester ici car je n’ai pas fini d’expier. Si vous le permettez, fit-elle en appuyant intentionnellement sur le dernier mot, je souhaite me joindre aux errants de Dieu qui partiront, à Pâques prochaines, pour le sanctuaire de Mgr saint Jacques, en Galice, afin que, par son intercession, j’obtienne le pardon d’un crime que je n’ai pas commis, mais que j’ai inspiré sans le vouloir.

-    Je n’ai rien à vous permettre! Je l’ai dit, vous êtes li... libre. Partez, si vous en avez la force. C’est une excellente idée et je veillerai à vos é... équipages.

-    Merci, mais c’est inutile. Je n’ai pas l’envie de voyager comme une grande dame. Je vous sais gré de l’intention. Eh bien, adieu. Que Dieu et l’âme en peine de mon époux vous pardonnent, s’ils le peuvent!

Elle pensait qu’il allait sortir, mais il ne bougeait pas. Visiblement il avait encore quelque chose à dire, rassuré par la présence du voile blanc. Enfin, il se décida.

-    Vous ne direz rien?

-    De ce que je sais? Non. Ce n’est pas à moi à confesser votre crime, mais à vous quand le remords aura fait son œuvre. Et il la fera, j’en suis certaine. Moi, je vais essayer de racheter ce que vous avez fait. La vengeance n’appartient qu’à Dieu.

Cette fois, il sortit après l’ébauche d’un salut gêné, refermant sur lui la porte aussi doucement que si cette chambre renfermait un cadavre. Avec un soupir, Marjolaine se laissa aller sur ses oreillers et ferma les yeux, écoutant les battements désordonnés de son cœur. Elle les rouvrit au bout d’un moment, les leva vers le plafond. Cette nuit encore, elle avait entendu le bruit des peaux remuées. Gontran était sans doute très mécontent de la solution qu’elle avait adoptée, mais il faudrait bien qu’il comprenne que c’était la seule possible si elle voulait vivre encore et vivre autrement que dans la honte et le dégoût.

Peut-être allait-il se faire entendre encore cette nuit, en dépit des prières qu’elle avait fait demander à Saint-Denis? Mais cela n’avait plus d’importance car Marjolaine n’avait plus peur du fantôme.

Bientôt, elle serait loin sur un chemin qui l’effrayait et l’attirait tout à la fois, mais elle n’y serait pas seule car, à présent plus que jamais, Colin et Aveline souhaitaient l’accompagner. Elle savait bien qu’elle n'aurait pas le courage de refuser cette affection dont la chaleur lui faisait tant de bien. Elle allait tourner, pour longtemps sans doute et peut-être pour toujours, le dos à une vie douillette mais dangereuse et qui ne lui plaisait pas, si elle l'avait jamais tentée, passant par un homme tel que Gontran Foletier.

Évoquant son défunt époux, une idée saugrenue lui vint : pour un pur esprit, il ne faisait guère preuve de clairvoyance en venant semer la terreur dans l'innocente maisonnée de sa femme au lieu de s’en prendre au sommeil de l’assassin. Une fois Marjolaine partie, il faudrait bien, s’il tenait essentiellement à hanter quelqu’un qu'il se décidât à se manifester chez Grimaud.

On pouvait en douter. Il n'avait jamais été fort intelligent, maître Foletier et, pour être désincarné, son esprit n'avait peut-être pas fait beaucoup de progrès.

Le voile empêchait Marjolaine de respirer. Elle l'ôta puis posa, très doucement, un doigt sur sa joue gauche. Alors seulement, elle se mit à pleurer. De soulagement sans doute en pensant au mortel péril évité, mais aussi de crainte devant un avenir qui lui apparaissait sans joie, tout entier consacré à l'austère devoir. Un avenir où il n’y avait plus de place pour la ravissante et insouciante Marjolaine des Bruyères ni pour la petite épouse trop parée de maître Foletier. Un avenir qu’il lui fallait à présent chercher par le vaste monde, au péril des grands chemins, noble qui n’avait plus le droit de l’être et bourgeoise que les bourgeois n'acceptaient pas. Alors qu'elle eût tant aimé, comme une enfant malheureuse, rentrer simplement à la Pêcherie pour y retrouver la chaleur de la tendresse paternelle, la douceur de ses rêves d’autrefois.

DEUXIÈME PARTIE

LES VOIES DU SEIGNEUR

Deux yeux couleur de mer

C’était comme un soleil irradiant le chœur de la vieille basilique encore vaguement romaine. Le tombeau de Martin, apôtre des Gaules, reflétait la lumière des centaines de cierges allumés autour de lui sur le revêtement d’or, d'argent et de pierreries qui l'habillait. L'antique sarcophage en était tout recouvert et, chaque jour, à travers la grille dont on l'avait protégé, des mains implorantes se tendaient vers lui, avides de toucher les plaques de métal ciselé que leur contact polissait continuellement.

Il y avait alors plus de sept cents ans que, sur les bords de la Loire et tout près de la cité de Tours, le corps de Martin, soldat romain devenu par amour de l’humanité évêque et confesseur, de Martin, l’homme du manteau partagé un soir d'hiver, attirait les foules venues de tous les horizons pour implorer leur guérison. On disait qu’il avait ressuscité trois morts et rendu la santé à quantité de malades incurables. Des lépreux, des infirmes, des déments que l'on appelait des lunatiques et même des possédés du démon avaient été délivrés de leurs maux par le seul contact du tombeau. Aussi les pèlerins venaient-ils toujours plus nombreux vers celte espérance et il était de plus en plus difficile de protéger le sanctuaire.

Depuis la mort du thaumaturge, survenue vers l'an 400, trois bâtiments s'étaient succédé au-dessus de sa sépulture : un modeste oratoire de bois d'abord, puis une véritable église élevée par l'un de ses successeurs, mais qu'un incendie avait détruite en respectant toutefois le sarcophage, enfin une basilique, celle que l’on pouvait contempler, édifiée, après les terreurs de l'an mille, par la piété de l'évêque Henri de Buzançais. Mais, pour les moines de l'abbaye voisine qui l'entretenaient, il ne faisait aucun doute qu'il allait falloir procéder bientôt à une nouvelle construction car l'église, déjà, menaçait ruine. On avait fermé le transept sud dont les trop grandes foules avaient ébranlé les murailles.

Comme d'habitude, l'église était pleine à craquer lorsque Hughes de Fresnoy et son écuyer Bertrand s'efforcèrent d'y pénétrer. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants et surtout des malades s'y entassaient, attendant patiemment leur tour d'approcher le tombeau sacré par le déambulatoire qui entourait le chœur. Ils chantaient à plein gosier les louanges du grand saint Martin, tandis que des moines s'efforçaient de canaliser leur foule et de convaincre ceux qui étaient arrivés au but de laisser la place aux autres. Ce n'était pas toujours facile car certains prétendaient demeurer là jusqu'à ce que leurs vœux fussent exaucés et se cramponnaient aux grilles en suppliant qu'on voulût bien les laisser là.

Peu patient de nature, Hughes entreprit de se frayer un passage. Il voulait, comme tout un chacun, faire ses dévotions dans le célèbre sanctuaire, comme on lui avait ordonné de le faire, mais surtout il souhaitait se débarrasser de ce qu'il considérait comme une corvée : se confesser à l'un des prêtres présents et, ensuite, obtenir le « billet » signé qui attesterait auprès de l'évêque de Laon l'accomplissement de la pénitence imposée. Après quoi, il n'aurait plus qu'à rentrer aussi vite que possible dans son cher Fresnoy. Mais pas trop vite tout de même, afin de pouvoir jouir un peu des agréments de ce beau pays de Loire où la vie semblait si douce et qui, en ce mi-avril, se parait de bien jolie façon d'herbe verte et fine et de jeunes feuilles fraîches au milieu desquelles commençaient à paraître les blanches fleurs des arbres fruitiers.

En bon noble sûr de son droit et de ses prérogatives seigneuriales, il se mit à jouer des coudes pour s'enfoncer comme un coin dans la masse humaine et, en général, misérable, tandis que Bertrand réclamait :

- Place! Place pour le noble baron de Fresnoy!

Certains s'écartèrent et Hughes put avancer, mais bientôt il se trouva devant une sorte de barrière : des hommes, des femmes portant uniformément de longs manteaux sombres et, pour la plupart, de larges chapeaux dont une coquille de plomb marquait le retroussis. Il était facile de voir qu'il s’agissait là d'une troupe de pèlerins de Saint-Jacques en route pour Compostelle car les vêtements étaient encore neufs et les mines vigoureuses. Ceux-là avaient dû quitter Paris à Pâques, Paris où se rassemblaient alors, chaque année, tous ceux qui venus des pays du Nord, du Nord-Ouest ou du Nord-Est souhaitaient prendre ensemble, pour être mieux protégés des dangers et des mauvaises rencontres, la longue route que l'on appelait le Chemin d'Etoiles parce qu'elle suivait la voie lactée. Le « Chemin de Saint-Jacques » comme les Rois mages avaient, jadis, suivi l'étoile de Bethléem.