Partis pour un si noble dessein, ceux-là n'étaient nullement disposés à céder la place à un quelconque seigneur et ils firent la sourde oreille aux appels de Bertrand. Il semblait impossible de franchir la barrière des manteaux noirs. Mais, apercevant un prêtre, Hughes, entêté, voulut forcer son chemin jusqu'à lui, donna un violent coup d'épaule qui lui attira la protestation indignée d'un homme de haute taille à la barbe grisonnante, vêtu avec une rigueur toute monastique mais dont la voix, profonde et cultivée, était de celles qui savent ordonner. En même temps, jaillissait le cri d'une femme sur le pied de laquelle Hughes venait de marcher.
Poliment mais fermement, le pèlerin pria le bouillant seigneur de se tenir tranquille et d’attendre son tour comme tout le monde.
- Tous ici nous avons parcouru une route déjà longue, soutenus par l'espoir d’une halte vivifiante auprès de ce saint lieu. Tous ici nous attendons sans impatience en chantant les louanges du Seigneur Dieu. Faites comme nous, mon frère!
- Je veux seulement parler à ce prêtre. Laissez-moi passer!
- Vous voyez bien qu'il prie. Ne le troublez pas.
- Mais je suis pressé. Très pressé même.
Et il voulut avancer de nouveau, mais le pèlerin le retint d'une main singulièrement vigoureuse pour un homme déjà âgé.
- Néanmoins, vous attendrez, mon frère. Le Seigneur a dit que les premiers seraient les derniers. Que vous soyez baron est de peu d'importance. Il n’y a ici que des hommes et vous troublez la prière et la joie de ces pauvres gens.
En effet, plusieurs pèlerins se tournaient vers eux, mi-curieux, mi-indignés. La femme dont le pied avait reçu Hughes et qui n’avait pas pour autant interrompu sa prière se retourna. Alors Hughes oublia totalement pourquoi il était là.
Jamais encore il n’avait vu d’yeux semblables à ceux qui le regardaient sévèrement par-dessus le bord d’un voile blanc drapé de façon à ne laisser voir qu'eux et une soyeuse mèche de cheveux d'un rare blond argenté, qui avait glissé de la coiffure jusque sur un sourcil.
Une fois dans sa vie, Hughes avait pu contempler la mer et en avait gardé une impression inoubliable.
C'était dans la baie de Saint-Valéry où il s’était rendu pour un tournoi par un beau jour d’été. Et, durant un temps dont il avait été incapable de déterminer la durée, il était resté assis sur la plage, fasciné par l'immensité mouvante dont il ne pouvait pas dire si elle était plus bleue que verte, plus verte que bleue. A la nuit tombante seulement, quand la teinte magique était devenue bleu foncé puis violette, il était allé rejoindre les autres pour le festin. Mais pour une fois, il n’avait pas bu plus que de raison et, au lever du jour, il était retourné sur la plage. Hélas, le temps était gris, la mer couleur de mercure, houleuse et crêtée d’écume. C'était beau aussi, mais ce n'était plus pareil.
Or, les yeux de l’inconnue possédaient cette merveilleuse couleur et, en les contemplant, Hughes, incrédule, retrouvait l’enivrante sensation de paix et de bonheur qu'il avait goûtée sur la plage de Saint-Valéry.
Inconsciente de l'effet produit, la jeune femme au voile blanc se retournait vers le tombeau après avoir foudroyé l'importun du regard et reprenait son cantique tout en continuant à avancer, presque imperceptiblement. Hughes, alors, trouva tout naturel de la suivre, prit rang derrière elle et n'en bougea plus, sans voir le coup d’œil surpris que lui lançait le grand pèlerin, étonné d’une si soudaine accalmie.
Un moment plus tard même, sa voix, hésitante d’abord car il y avait bien longtemps qu’il n'avait chanté de cantique, rejoignait celle des pèlerins. Habitué depuis longtemps aux imprévisibles sautes d’humeur de son maître, Bertrand en fit autant.
Malheureusement, Hughes chantait faux, et entendre soudain derrière elle ce malappris qui avait failli lui écraser les pieds se mettre à écorcher une musique pieuse qu’elle aimait particulièrement acheva d’indisposer Marjolaine. La belle et sainte envolée de son âme partie rejoindre les hauteurs célestes s’était dissipée d’un seul coup, chassée par cet imbécile qui non seulement lui avait fait mal mais offensait à présent ses oreilles, en admettant qu'il n’offensât pas celles de Dieu.
Se penchant vers Aveline qui avait mal dormi la nuit précédente à cause de la trop grande fatigue et qui somnolait appuyée à un pilier, elle chuchota :
- Viens, nous rentrons.
- Mais, et le tombeau? Nous ne l'avons pas encore touché.
- Nous irons après les vêpres.
Habituée à suivre Marjolaine sans jamais chercher à comprendre la raison de ses évolutions parfois inattendues, Aveline quitta docilement son pilier, assez satisfaite, au fond, à l’idée de regagner la maison-Dieu de l’abbaye où les dames hospitalières prenaient si gentiment soin de vous. Se faufilant habilement et renonçant à regagner le grand portail obstrué par la foule, les deux femmes réussirent à rejoindre le portail du transept nord, proche voisin des murs d’enceinte de la petite cité de « Martinopolis », consacrée au culte du saint et édifiée tout près de Tours. Longeant la haute tour Charlemagne qui couronnait l’église, elles se dirigèrent vers l’abbaye.
Odon de Lusigny, le grand pèlerin qui était en quelque sorte le chef des pèlerins de langue d'oïl, les vit partir mais ne chercha pas à les retenir, devinant que l’intrusion du baron avait déplu à cette jeune femme à laquelle il s'intéressait depuis le départ comme à un cas peu banal, une sorte de rareté sur ce chemin de Compostelle qu'il entreprenait pour la troisième fois.
Les lamentations des servantes et les bavardages habilement dosés de dame Aubierge avaient tissé, en effet, autour de Marjolaine une sorte d'auréole tragique assez proche d’une réputation de sainteté. Le voile blanc que la jeune femme portait continuellement sur la tête et qui ne laissait libres que les yeux quand elle se trouvait dans un endroit éclairé inspirait tout à la fois la crainte et le respect joints à une espèce d’horreur sacrée. On disait que la jeune veuve du pelletier avait, de ses propres mains, détruit une beauté trop parfaite afin de demeurer fidèle à la mémoire d’un époux assassiné. On disait aussi que son visage n’était qu’une plaie affreuse. On disait encore qu'elle s’en allait en Galice, moins pour obtenir une guérison qu'elle ne souhaitait pas que pour prier afin d'obtenir le salut et le repos de l'âme inquiète du mari volage. On disait enfin... Mais que ne disait-on pas quand, dans l'imagination populaire, le goût du merveilleux se mêlait à cet étrange besoin de pénitence et d’incessante rédemption qui était l'une des caractéristiques des gens de ce temps-là?
Pour sa part, Marjolaine avait un peu honte d'une réputation acquise à trop bon compte, mais elle découvrit aussi qu'en la lui octroyant, Aubierge avait fait preuve de sagesse en lui assurant une certaine tranquillité, sans compter le respect de ses compagnons de voyage.
D'autant que ceux-ci avaient pu remarquer, dès le départ, la sollicitude pleine de miséricorde que la veuve de la victime montrait au meurtrier supposé. On voyait là l’expression d'une charité chrétienne parvenue à son plus haut degré, bien que l’homme condamné au pèlerinage dans les pires conditions eût tout ce qu’il fallait pour inspirer la pitié.
Marjolaine, pour sa part, savait bien qu'elle n’oublierait jamais le matin d'avril pluvieux où, sous des rafales de vent aigre, les pèlerins s'étaient réunis pour entendre la messe et recevoir l'ultime bénédiction devant le portail délabré des deux vieilles églises, Notre-Dame et Saint-Etienne, qui marquaient le centre de l’île de la Cité [1 - Notre-Dame de Paris dont l'évêque, Maurice de Sully, devait entreprendre la construction vingt ans plus tard, occupe l’emplacement de cette double église]. Si délabré même, que nombre de riches bourgeois, dont feu Gontran Foletier, jugeaient ces églises indignes de leur ville et pensaient qu'il serait temps de les jeter bas pour en construire d'autres.
Pour bien montrer qu'il n'était pas un pèlerin comme les autres, Ausbert Ancelin avait été amené au lieu du rendez-vous dans une charrette, comme s’il devait aller au gibet. Un moine chargé de le surveiller tout au long du voyage l’accompagnait.
Le condamné avait dû, avant la messe, faire une sorte d’amende honorable qui d’ailleurs n’en avait pas été une, car il s’était contenté de clamer son innocence à tous les échos. Et pour la première fois, Marjolaine avait pu voir de près cet homme dont le sort tragique, et tellement injuste, la hantait depuis la mort de Foletier. Elle débordait de compassion pour lui, une compassion qui se mêlait de honte puisqu'elle n’avait pas le courage de risquer la mort pour tenter de faire éclater son innocence. Mais elle savait que les mesures d'Etienne étaient bien prises et qu'Ausbert Ancelin n'aurait pas été sauvé pour autant...
Le pèlerin forcé était un homme vigoureux, de trente-cinq ans environ, mais deux mois passés dans les geôles de l’abbaye, et surtout le chagrin et l’angoisse de son sort immérité, l’avaient considérablement amaigri et pâli. Grand et blond comme le sont souvent les Normands dont il avait du sang, il paraissait osseux et sa peau avait une vilaine couleur d’un gris jaunâtre. Il avait un curieux visage sans réelle beauté, mais non dépourvu de charme par la vertu de traits singulièrement expressifs striés d’une multitude de rides précoces. Ces rides étaient dues surtout à l’heureux caractère d’Ausbert qui, jusqu’à son malheur récent, avait aimé à rire et à chanter tout au long du jour quand il maniait les outils d’un métier auquel il portait un véritable amour. Le rire s’était éteint, mais les plis tracés par les joies d’autrefois n’étaient pas encore effacés.
Les moines de Saint-Denis avaient lavé le pénitent avant le départ et lui avaient donné une tunique et des braies décentes pour remplacer les vêtements pourris par la prison, mais ils n'avaient pas jugé bon d’y ajouter un manteau, et le malheureux tremblait visiblement sous l’aigre brise de cc matin de Pâques précoces, brumeux et froid. Ses pieds nus, qu’une chaîne, assez longue pour permettre la marche et assez légère pour n’être pas une entrave, reliait l’un à l’autre, étaient déjà maculés de boue et, s’il s’efforçait de faire bonne contenance, le chagrin marquait son visage mangé de barbe et surtout ses yeux bruns rougis par trop de larmes dont le regard avait perdu tout éclat.
Marjolaine, alors, s’était approchée de lui, fendant le cercle de curiosité qui s’était formé autour de sa misérable silhouette. Elle portait sur son bras un grand manteau de bure bien épaisse qu’elle avait jeté sur ses épaules, et un chapeau de pèlerin qu’elle avait placé sur sa tête. Le tout sans se soucier des murmures mi-approbateurs, mi-scandalisés de l’assistance. Certains savaient qui elle était et peut-être aurait-elle essuyé quelques injures s’il n’y avait eu ce masque de voile, dont, déjà, on se chuchotait la provenance.
Le moine chargé de la garde du condamné avait voulu protester.
- Si le seigneur abbé n’a pas jugé bon de donner de manteau, est-ce à vous, ma fille, de le faire?
- Le seigneur abbé, dit-elle d’une voix haute et claire, a remis cet homme au jugement de Dieu qui, s’il le juge bon, lui permettra de revenir vivant. Il n’a pas dit qu’il était défendu de lui faire la charité, car ce serait prévenir la décision du Seigneur. D’autres auraient fait, sur la route, ce que je viens de faire ici. Et c’est mon devoir de chrétienne de porter secours à mon prochain dans le besoin.
Quelque chose alors s’anima dans le regard d’Ausbert Ancelin.
- Dame, balbutia-t-il d’une voix timide et douce qui contrastait avec sa carrure, pourquoi faites-vous cela? pourquoi vous soucier de moi que vous ne pouvez que haïr?
- Parce que, sur le salut de mon âme, je crois que vous n’êtes pas coupable du crime dont on vous accuse, Ausbert Ancelin, répondit-elle, haussant encore la voix pour qu’on pût l’entendre sur le parvis [1 - Qui était à peu près le sixième du parvis actuel]. Et que, si Dieu doit disposer de vous, encore faut-il éviter de paraître lui dicter son jugement.
Deux larmes roulèrent alors sur les joues ravagées du malheureux.
- Dame, fit-il encore, même si je dois mourir dans un instant, je jure sur le salut de mon âme qui m'est plus cher que tout, je jure que je n’ai pas tué votre époux.
- J'en ai toujours été certaine. Soyez en paix, pauvre homme, et songez à vous garder en vie afin que puisse éclater votre innocence.
Une acclamation avait alors salué ses paroles. Une bande d'escholiers descendus de leur montagne Sainte-Geneviève ovationnait la jeune femme, huant la justice des moines et clamant, dans le vent du matin, le nom de leur ancien maître, Pierre Abélard, mort l'année précédente au prieuré de Saint-Marcel sans avoir eu droit de reprendre un enseignement qui attirait à lui de grandes foules.
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