-    Maître Abélard n'aurait pas permis cette honte! cria l'un d'eux, un grand garçon qui paraissait leur chef. Enlevez la chaîne! La route est assez dure et longue pour qu'un homme y laisse la vie.

-    Les moines de Saint-Denis ne s'y connaissent pas plus en justice qu'en histoire! cria un autre. Ils haïssaient Abélard parce qu'il les empêchait de nier les actes des apôtres et qu'il prêchait la vraie charité!

-    A bas, les moines! A bas, Suger! Honte à eux! Et damnation si l’homme est innocent!

- Le Christ a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur! » Où est leur douceur? Où est leur charité?

Le tumulte commençait à s’installer. Certains, parmi les pèlerins, protestaient. Des soldats s’avancèrent vers les étudiants, mais ceux-ci, braillant de plus belle, s’égaillèrent comme une volée de moineaux et s’enfuirent à travers les vignes dont se couvrait leur montagne, regagnant en hâte leur collège où ils se savaient inexpugnables. L’agitation se calma dès qu’ils eurent disparu. Les prêtres, devant Notre-Dame, tracèrent une dernière bénédiction sur les bourdons que tendaient les pèlerins et l’on partit, justement par le chemin qui, à travers les vignes, montait vers le sommet de la savante montagne.

Le chef des pèlerins entonna l’antique chant de marche qui retentissait depuis deux cents ans déjà sur la route de Saint-Jacques et rythmait si bien la marche.

E ultreia

E sus eia

Deus aia nos [1 - Et outre, et sus, Dieu nous aide]

Ceux qui allaient à pied venaient en tête, groupés d’instinct derrière cet Odon de Lusigny dont les nombreuses croix et coquilles qui couvraient son manteau et son chapeau proclamaient qu’il était un habitué des chemins sacrés. Ensuite venaient ceux qui feraient la route à cheval ou à dos de mule et qui devaient retrouver leurs montures, de l’autre côté de l’eau, au chevet d’une petite chapelle dédiée à saint Séverin qui avait été jadis précepteur du jeune prince Clodoald échappé aux fureurs de son oncle Clotaire.

Colin attendait là avec trois vigoureuses mules destinées à Marjolaine, à Aveline et à lui-même. Mais quand il eut rejoint les deux femmes, tous trois continuèrent la route à pied, ainsi que Marjolaine l'avait choisi, au moins pour cette première étape, les mules ne devant servir, dans son esprit, qu’en cas de trop grande fatigue.

Ceux qui partaient étaient une soixantaine, hommes et femmes venus de Flandre, de Champagne et môme d'Allemagne ou d'Angleterre. Ils avaient rejoint ceux de Paris qui n'étaient guère qu’une dizaine. Ils se groupaient par région ou par affinités, chaque groupe se donnant un chef, mais certains choisissaient de voyager à l’écart afin peut-être de se sentir plus seuls en face de Dieu, mais sans trop s’éloigner de façon à bénéficier tout de même de la protection des autres.

Hormis Odon de Lusigny qui l’avait accueillie. Marjolaine n'avait guère, au départ, prêté d'attention à ses compagnons de route. D'ailleurs, durant toute la première étape, on avait beaucoup prié afin que Dieu accorde à ces errants un heureux voyage et elle s'était associée passionnément à cette prière commune. Elle lui donnait une occasion nouvelle de remercier le Seigneur pour lui avoir inspiré l’idée salvatrice de rencontrer Sanche le Navarrais. Sans lui, où serait-elle à cette heure? Liée, le désespoir au cœur, à un homme qui lui faisait horreur ou bien morte. La seule idée de ce qui aurait pu lui arriver si elle avait choisi le martyre la réveillait encore la nuit, trempée de sueur et le cœur fou, croyant sentir sur elle pour l’étouffer lentement le poids de la terre grasse.

Elle s’était efforcée de pardonner à son inquiétant neveu, comme l'exigeaient les lois de la pénitence et celles du pèlerinage et, en ce qui la concernait personnellement, elle y était arrivée, mais elle ne pouvait pardonner le crime commis et, moins encore, les souffrances de l'homme dont, à quelques pas derrière son dos, elle pouvait entendre tinter les chaînes. Et si elle espérait de tout son cœur qu'Ausbert Ancelin sortirait vainqueur de l'épreuve, elle ne pouvait s'empêcher d'espérer que, tôt ou tard, la justice divine s’abattrait, redoutable, sur le véritable coupable.

Passé Longjumeau, ses odorantes tanneries et son joli pont sur l’Yvette, on atteignit le prieuré clunisien de Longpont, élevé un siècle plus tôt par une pieuse dame, Hodierne de Montlhéry, et l'on y vénéra, avant de reprendre la route, une antique statue de la Vierge et de l’Enfant trouvée miraculeusement jadis au creux d’un chêne et déjà l’objet d'un culte fervent au temps des druides.

On y fit aussi l’acquisition d’un nouveau pèlerin : un jeune garçon à l’œil vif et à la mine éveillée dont le nez retroussé s’ornait d’une abondance de taches de rousseur. Il déclara s’appeler Nicolas Troussel, être le neveu du prieur de Longpont et « escholier » de son état ainsi que l'attestaient sa robe de clerc et l’écritoire pendue à sa ceinture. Sous l’œil vaguement scandalisé de ses nouveaux compagnons, il commença, en prenant place parmi eux, par retrousser sa robe dans sa ceinture, montrant de longues jambes maigres mais solides, puis, saluant les dames du petit groupe parisien - en l’occurrence Marjolaine, Aveline, une certaine Modestine Mallet qui faisait le chemin avec Léon, son époux, et une autre femme qui répondait au nom d'Agnès - il envoya à la ronde un ample salut accompagné d’un large sourire. Enfin, empoignant son bourdon, il se mit en marche, sifflant gaiement l'une de ces chansons de toile que les femmes aimaient à chanter en filant.

Il ne siffla pas longtemps. Non sans rudesse Odon de Lusigny lui signifia que seuls les cantiques avaient droit de cité dans les rangs des pieux voyageurs et Nicolas se le tint pour dit.

-    C’est dommage, chuchota-t-il à Aveline près de laquelle il avait déjà choisi de s'établir, sans doute par attirance pour leur commune couleur de cheveux. Un cantique n’est pas très entraînant pour marcher d’un bon pas.

-    Alors? fit la jeune fille indignée, que venez-vous faire ici, messire? Ne comptez-vous pas prier tout au long du chemin?

- Je compte surtout voir du pays, lui confia Nicolas avec un sourire si désarmant qu'elle n’eut pas le courage de lui en tenir rigueur. Tout seul, je n'irais pas loin. Et j'ai grande envie de voir tout ce qui se cache derrière l’horizon.

Le garçon pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans et ses yeux bruns pétillaient de malice. Marjolaine, qui avait entendu, ne put s’empêcher de sourire sous son voile. Son premier sourire depuis bien longtemps, mais la pensée de faire route avec un compagnon aussi joyeux n’avait, après tout, rien de triste. Quant à Nicolas, il joignit de bon cœur sa voix à celle des autres qui entonnaient le premier cantique de la journée, tandis que l'on repartait, sous un vent léger et frais qui chassait les brumes matinales et laissait espérer un peu de soleil.

A présent, Marjolaine connaissait mieux ceux qui composaient le petit groupe des gens de Paris. Elle savait que le moine revêche et visiblement mécontent de la corvée, qui accompagnait Ausbert Ancelin, se nommait Fulgence. Que le couple de merciers entre deux âges, si pieux qu'ils semblaient ne connaître d’autres paroles que celles de la Bible ou les litanies des saints, avaient pour nom Léon, surnommé le borgne à cause d'un œil perdu dans un accident, et sa femme Modestine.

Il y avait encore un petit homme rond et d'aimable figure nommé Isidore Bautru dont l’aspect extérieur était celui d’un bon vivant que l’on pouvait imaginer placide et qui, cependant, paraissait habité d’une excessive nervosité et d’une perpétuelle inquiétude. Il sursautait au moindre bruit un peu fort et, durant les marches, il ne cessait de se retourner comme s’il craignait de voir arriver quelque chose ou quelqu’un.

Un autre personnage était une veuve d’une quarantaine d’années, Agnès de Chelles, dont le maintien discret et les habits convenables annonçaient une femme de bon lieu, mais dont le visage doux et régulier trahissait une incurable tristesse. Elle parlait peu ou pas du tout, priait tout au long du chemin, mêlant rarement sa voix aux chants religieux, et il n’était pas rare de voir ses yeux se remplir de larmes. Il y avait aussi un malade dont on ne savait rien, sinon qu'il voyageait dans une grande litière fermée, portée par des mules et gardée par quatre hommes aussi muets et aussi peu communicatifs que des portes. Au long de la route, la litière fermait la marche, laissant même une certaine distance entre elle et le cortège des pèlerins. A l’étape, elle était toujours portée largement à l'écart, dans une grange par exemple, et l’occupant n'en sortait pas. On lui portait sa nourriture et seul le chef des pèlerins allait, chaque matin, voir comment il se portait.

Un tel comportement ne pouvait qu'exciter les curiosités. Le bruit courut qu’il s’agissait de quelque grand personnage peu désireux de se mêler au commun de ses compagnons. On le laissa bientôt dans son superbe isolement, encouragé en cela par la mine volontiers hargneuse de ses gardes. Plus tard, on en vint à se poser des questions au sujet de sa maladie et la distance se creusa davantage encore.

Enfin, il y avait un jeune couple qui s’était annoncé comme venant du village de Suresnes, à l'ouest de Paris, et s'en allant remercier Mgr saint Jacques d'avoir fléchi l'humeur contraire de leurs familles qui ne s'aimaient pas. Eux s’adoraient visiblement. L’amour irradiait chacun de leurs gestes, chacun des regards qu'ils échangeaient.

Quant aux autres pèlerins, venus de régions plus lointaines, on ne se liait guère avec eux, les différences de langages ne rendant pas facile la communication. Mais il n'allait pas falloir bien longtemps au jeune Nicolas Troussel pour se procurer une abondante documentation sur les plus intéressants d’entre eux.

Par Orléans où les pèlerins communièrent dans le miraculeux calice de saint Euverte et où Odon de Lusigny les régala du récit des étonnants miracles d’un saint dont bien peu connaissaient l'existence, on gagna Cléry, Beaugency, Blois, Amboise et finalement Tours où il était convenu que l'on resterait au moins trois jours pour se remettre des fatigues du chemin et soigner ceux qui étaient malades ou meurtris.

Aussi il fallut, en dépit des furieuses protestations du frère Fulgence, déferrer et coucher Ausbert Ancelin dont les pieds étaient en sang. L’une de ses blessures s’était infectée et le faisait beaucoup souffrir. Mais si intransigeant était le moine que Marjolaine dut faire appel à l’autorité du chef des pèlerins pour obtenir que le malheureux reçût les soins dont il avait si grand besoin.

Ainsi, en quittant l’église avec Aveline, Marjolaine souhaitait-elle autant s’éloigner d’un importun que rentrer voir comment allait son protégé qu’elle n’avait pas trouvé bien le matin. Ausbert avait de la fièvre et son pied était enflé. En outre, Marjolaine n’avait pas aperçu Fulgence dans la basilique et elle se méfiait à présent de sa hargne : cet homme devait souhaiter que son prisonnier mourût au plus vite, ce qui lui permettrait de regagner Saint-Denis sans faire l’interminable chemin.

Les deux femmes allaient atteindre le porche de l'hôtellerie abbatiale où logeaient les pèlerins quand elles entendirent quelqu'un qui courait derrière elles. En même temps, on appelait :

- Damoiselle! Damoiselle! Je vous en prie, attendez-moi !

Marjolaine tourna la tête et, à son grand mécontentement, s'aperçut que le rustre de tout à l'heure l’avait suivie. Voyant cela, elle hâta le pas au lieu de s'arrêter. Mais l'homme se mit à courir et, s’ils arrivèrent ensemble devant la porte, du moins réussit-il à en barrer l’accès.

-    Je vous en prie, souffla-t-il un peu haletant, rien qu’un mot!

-    Tout à l’heure, dit la jeune femme, j'ai quitté l’église parce que votre agitation troublait ma prière. Et voilà que vous osez me poursuivre? Je n’ai rien à vous dire. Passez votre chemin!

-    Moi aussi je voulais prier et vous m’en avez empêché.

-    Quel mensonge éhonté! Moi, je vous ai empêché de prier?

-    Vos yeux l’ont fait. Je les ai vus et j’ai oublié Dieu, saint Martin et même ce que j’étais venu faire ici.

-    Vous parlez comme un insensé et je n’entends rien à ce que vous dites. Passez votre chemin, vous dis-je!

-    Pas sans avoir appris de vous au moins votre nom. Je veux savoir qui vous êtes, d’où vous venez, où vous allez.

-    Je vais où Dieu me mène et je n’ai, moi, aucune envie de savoir qui vous êtes.

-    Pourtant, je le dirai. J’ai nom Hughes, baron et seigneur de Fresnoy et bien d’autres terres en pays de Vermandois. Jusqu’à ce jour, je me croyais ambitieux et libre. Mais depuis que j’ai vu vos yeux, je ne suis plus libre et n’ai d’autre ambition que de vous servir.