-   Vous voulez partir, après-demain, avec le pèlerinage?

-   Oui. Et n’essaie pas de m’en dissuader. Tu as raison, je pourrais prévenir Odon de Lusigny, le prier de veiller sur Marjolaine, mais il mène une troupe trop nombreuse pour pouvoir se consacrer à une seule personne. Et moi, je ne vivrai plus tranquille si je la sais en danger! Je veux moi-même veiller sur elle. Et ne me dis pas que je suis fou! Il est possible que je le sois mais, outre que personne n’aime se l'entendre dire, je tiens à ma folie.

-    Aussi ne le dirai-je pas, mais...

-    Pas de mais! Je ne veux rien entendre. Je suivrai les errants de Dieu et toi, tu rentreras au logis.

-    Non!

Les yeux fulgurants d’Hughes se posèrent, hautains, sur le visage paisible de son écuyer.

-    Qu’as-tu dit? J’ai mal entendu.

-    Je ne crois pas. J’ai dit non. C’est clair. Cela veut dire que je ne retournerai pas à Fresnoy. Pas sans vous en tout cas. Et ne me dites pas que vous pourriez me faire périr sous le fouet pour avoir refusé de vous obéir, cela aussi je le sais. Seulement vous n’avez plus aucun droit sur moi dès l’instant où je suis touché par la grâce, moi aussi. Depuis un instant, en effet, je me sens pèlerin dans l’âme. Et il serait injuste à vous, criminel même, de vous en aller quérir votre salut en me refusant à moi le droit de faire en même temps le mien.

Jamais de sa vie Bertrand n’avait prononcé si long discours et Hughes, stupéfait, avait suivi ce flot de paroles, débitées d’un ton tranquille d’ailleurs, sans trouver seulement la force de l’interrompre.

-    Tu n’as jamais autant parlé, Bertrand!

L’autre sourit de son curieux sourire qui se contentait d’étirer les lèvres sans découvrir les dents.

-    Je ne parle que dans les grandes circonstances ou quand le jeu en vaut la chandelle. Il est probable que cela ne me reprendra pas avant longtemps. Ainsi donc, nous partons ensemble avec les pèlerins. Vous savez qu’il faut que le chef nous accepte?

-    S’il refuse, nous suivrons de loin. Nul ne peut nous empêcher d’aller où nous le voulons. Le chemin est à tout le monde et le saint ne refusera pas un dévot de plus.

-    Même si ses desseins sont de terrestre amour et non d'amour divin?

-    Cela, je le saurai là-bas. s’écria Hughes avec passion. S’il agrée ma prière, Mgr saint Jacques fera un miracle de plus. Il guérira cette fleur blessée que l’on appelle Marjolaine.

Halte à Sainte-Catherine-de-Fierbois

Le traitement de Bran Maelduin opéra sur Ausbert Ancelin une sorte de miracle. En vingt-quatre heures, l’abcès mûrit et commença à suinter. Le petit moine Irlandais l’incisa alors avec une parfaite habileté, le vida autant que possible, lava la plaie avec du vin, puis plaça un nouvel emplâtre destiné à favoriser l’expulsion des sanies qui pourraient se former encore et finalement pansa le tout de linge propre.

Cette opération n’alla pas, bien sûr, sans déchaîner l'indignation du frère Fulgence qui surveillait son prisonnier comme un chien veille sur son os et déclarait furieusement toutes ces « douilletteries » incompatibles avec une pénitence subie selon la règle. Mais, à toutes ses injonctions, Bran Maelduin se contentait de répondre : « Je ne pas comprendre », préférant de beaucoup laisser l'autre débattre la question avec Odon de Lusigny, dame Léonarde. Marjolaine et Nicolas Troussel qui s’étaient pris d’un prodigieux intérêt pour l’homme à la tonsure en forme de hache. A eux quatre ils formaient autour du blessé un barrage difficile à franchir. Mais quand Fulgence, le pansement dûment mis en place, tenta une fois de plus d’arracher Ausbert à son lit, l’Irlandais, qui s'était écarté de quelques pas pour laver ses mains tachées de sang, se déchaîna. Attrapant son confrère par le col de sa robe, il lui fit en même temps un vigoureux croc-en-jambe qui l'envoya à terre avec la vitesse de l'éclair.

-    Miserere mei, frater, fit hypocritement Bran Maelduin, employant le latin pour être bien certain d’être compris, tandis que son adversaire se relevait péniblement, encore éberlué de ce qui venait de lui arriver. Si vous voulez qu’il marche demain, il faut le laisser tranquille encore cette nuit, ajouta-t-il dans la même langue.

-    Eh bien, nous verrons demain. Mais il faudra bien qu'il marche, dussé-je ameuter la foule contre vous.

Quand vint, pour les pèlerins, l'heure de quitter la maison-Dieu, une scène analogue faillit se reproduire lorsque Fulgence exigea que les fers, enlevés au pénitent pour pouvoir soigner son pied enflé, lui fussent remis. Bran Maelduin protesta. Il se mettait même en position de combat quand Ausbert Ancelin lui-même s'en mêla.

-    Laissez-le me les remettre, mon frère, dit-il doucement à son irascible défenseur. Je crois que je pourrai les supporter puisque ma cheville n'est plus enflée. C'est déjà beau que vous ayez réussi à me soigner et à chasser le mal. Je vous en ai grande et profonde gratitude. Mais à présent je dois me soumettre. Vous vous feriez un ennemi.

Les fers furent remis, puis les choses recommencèrent à se gâter. Fulgence exigeait que les linges fussent ôtés : Ancelin devait aller pieds nus. Alors les hurlements indignés de Bran Maelduin en appelant à la justice divine contre la cruauté du moine qui voulait sans doute infecter de nouveau le pied blessé roulèrent sous les voûtes de la salle et ameutèrent tous les pèlerins dont certains étaient au réfectoire et d'autres déjà dans la cour. Odon de Lusigny accourut et régla définitivement le conflit en décidant que le pansement resterait en place.

-    Il ne s'agit pas d'une chaussure, mais d'une protection contre la saleté. L'autre pied demeurera nu. Quant à vous, mon frère, c'est le dernier avertissement que je vous donne. Ou vous cessez de tourmenter cet homme, ou je vous chasse. Sœur Léonarde, veuillez, s’il vous plaît, trouver une paire de béquilles pour cet homme afin de l’aider dans une marche qui, de toute façon, sera pénible.

Aux premiers rayons du soleil qui se levait au milieu de la plus rose aurore, les pèlerins se retrouvèrent devant la basilique afin d'entendre la messe et de recevoir les dernières bénédictions avant de prendre le chemin du Sud. La halte de Tours avait fait grand bien à tous. Les mines des bien-portants étaient reposées, les malades avaient repris des forces, les vêtements avaient été dépoussiérés, nettoyés, le linge lavé et, dans les besaces et les panières, fromage et pain frais libéralement distribués par les gens de la ville attendaient l’occasion de réconforter les voyageurs, tandis que les gourdes s’étaient emplies d’un joyeux vin de Loire, présent de l'évêque. Les pauvres avaient reçu aumône en vue des gués et des péages à venir et tous se sentaient pleins de courage pour entamer la seconde partie du chemin.

Cela s'entendit à l'ardeur que l’on mit dans les répons et les chants de la messe célébrée devant le grand portail afin que tous puissent y avoir part.

Pour la première fois depuis que l'on avait quitté Paris, Marjolaine suivit l'office sans vraiment s'y intéresser. L'accident qui avait failli lui coûter la vie en était cause en grande partie. Elle en avait été profondément troublée. D'abord pour une raison quasi superstitieuse, voyant dans cette pierre tombée sans raison du ciel un signe de mécontentement du Seigneur. Durant la nuit d'insomnie qui suivit, elle avait cherché la raison profonde d'une si haute désapprobation. En quoi avait-elle irrité Dieu? Était-ce en se prêtant à une supercherie pour échapper à un sort que, peut-être, « on » lui avait de tous temps destiné? Était-ce en tentant de secourir un homme condamné par l'Eglise? Encore que cette dernière hypothèse lui parut improbable puisqu'elle avait, de ses propres oreilles, recueilli l'aveu cynique du véritable coupable. Alors?

Au matin, elle était presque décidée à abandonner le pèlerinage, à retourner à Paris, à arracher la fausse cicatrice qui tiraillait sa joue et à s'abandonner finalement à la justice divine quand Colin était apparu. Très sombre, il avait commencé par tancer vertement Aveline en lui reprochant de ne pas veiller suffisamment sur sa maîtresse et de se prélasser tandis qu'elle courait seule les pires dangers. Il criait si fort que Marjolaine, indisposée, avait crié encore plus fort que lui. Qu’est-ce qu'il lui prenait de s'attaquer à une innocente? Et en quoi la présence d'Aveline eût préservé sa maîtresse d'une pierre en train de glisser?

-    En rien, fit Colin. Mais elle est là pour vous aider et, comme moi-même, pour veiller à ce qu'il ne vous arrive rien. Je m'en veux assez de ne pas avoir fait mon service avec assez d'attention. Mais elle non plus. Désormais, il y en aura toujours un de nous deux qui surveillera vos entours : devant, derrière, au-dessus et sous vos pieds.

-    Es-tu devenu fou? C’était un accident simplement.

-    Non. On a tenté de vous tuer. C’est le seigneur qui vous a sauvée qui me l’a dit, assez durement d'ailleurs, en m'accusant de ne pas faire mon travail. Et il avait raison.

-    Il t'a dit qu'on avait voulu me tuer?

-    Exactement. Son écuyer a vu quelqu’un près de la pierre au moment où elle est tombée.

-    C'est impossible. Qui peut en vouloir à ma vie?

-    Je n’en sais rien. Lui non plus d’ailleurs, mais je vous jure que je vais ouvrir l'œil et quiconque tentera la moindre chose contre vous y laissera ses os.

Ayant ainsi appris que le fameux signe du Ciel n’en était pas un. Marjolaine ne s’était sentie que très peu soulagée. Simplement ses questions sans réponses possibles avaient changé d’objectif. Et elle eût peut-être passé une seconde nuit blanche si Aveline, agacée de la sentir s’agiter, se tourner et se retourner sans cesse, n’avait fini par lui faire avaler une tisane calmante qu’elle était allée demander à dame Léonarde.


Le jour qui se levait promettait d’être clair et, dans la lumière pure du matin, prières et chants semblaient monter plus droit, plus aisément que d’habitude. Quand le temps était ainsi, Marjolaine adorait ces instants offerts à Dieu où la route de la journée semblait mener vers quelque paradis. Pourtant, ce jour-là, le cœur de la jeune femme demeurait inquiet et plus lourd qu’il ne l’avait été depuis le départ car, en arrivant sur le parvis, la première personne qu’elle aperçut fut le seigneur de Fresnoy et, en le revoyant, elle éprouva une curieuse émotion.

Un grand manteau sombre négligemment rejeté sur ses larges épaules, découvrant une simple tunique de laine noire ceinturée de cuir et d’argent, il se tenait très droit sur sa selle et semblait attendre quelque chose. Les longues mèches noires de ses cheveux brillaient comme la robe de son cheval dans les premiers rayons du soleil et la peau de son visage dur parut à la jeune femme refléter un peu de cette lumière nouvelle. Quand elle entra dans son champ de vision, elle reçut le choc de son regard vert, soudain étincelant, qui s’attacha à elle et ne la lâcha plus.

Troublée sans trop savoir pourquoi, apeurée même, comme devant un danger encore caché mais que les nerfs devinent, elle pressa le pas en détournant les yeux pour atteindre les rangs les plus proches de l'autel, ce qui était pour elle une manière de se protéger. Mais le poids du regard vert demeura sur sa nuque et elle en eut une conscience aiguë. C’était comme une brûlure à laquelle il était impossible d’échapper.

Elle n’eut pas longtemps à se demander pourquoi l’étranger était là car, aussitôt, elle entendit sa voix toute proche. Il discutait avec Odon de Lusigny auquel il venait de remettre l’agrément de l’évêque de Tours l’autorisant à prendre part au voyage vers Compostelle, ainsi que le voulait la règle pour chaque pèlerin. Or, cette recrue ne semblait guère convenir au templier et, malgré elle, Marjolaine tendit l’oreille pour deviner ce que les deux hommes se disaient.

-    Je croyais vous avoir conseillé de retourner chez vous, sire baron, reprochait Odon de Lusigny. D’où vient que je vous retrouve ici à cette heure et décidé à vous joindre à nous?

-    Ne puis-je, entraîné par l’exemple, avoir choisi de faire avec vous quelques pas sur le chemin du salut? La route est à tout le monde, mon frère, et chacun peut choisir de s’y engager quand bon lui semble.

La voix, ironique, arrogante même, n’avait pas grand-chose de l’humilité requise pour entamer un voyage pieux. Peut-être Fresnoy cherchait-il à prendre le chef des pèlerins au piège de la colère mais il n’y réussit pas.

-    Sans doute. Pourtant, avant de vous autoriser à vous mêler à ceux que je mène, je désire savoir quel est le but réel que vous poursuivez car si vous souhaitez seulement porter le trouble dans une âme innocente et chercher à l’entraîner dans le péché, je ne vous accueillerai pas.