- Douze ans, messire. Bientôt treize. A la prochaine Saint-Jean.
- Quelle grande personne!
Brusquement, le comte se pencha sur le cou de son cheval, tendit les bras et enleva de terre la fillette qui, dans sa soudaine ascension, perdit l’un de ses sabots. Il l’assit devant lui et scruta son visage.
- On dirait que tu es déjà mignonne. Tu as de bien beaux yeux, petite, de beaux cheveux et...
De sa main libre, car de l’autre il la tenait contre lui, il caressa doucement sa poitrine, s’attardant aux rondeurs naissantes avec un petit rire tandis que ses yeux pers devenaient plus troubles encore.
- Tudieu! fit-il d’une voix un peu rauque. Tu feras une belle fille qu’il fera bon mettre dans son lit, plus tard.
Sans cesser sa caresse, il la serra plus fort contre lui, l’enveloppant de sa chaleur d’homme et d’un agréable parfum de cuir et de paille fraîche, puis posa soudain sa bouche sur les lèvres tendres qu’il sentit trembler.
Il s’y attarda longuement sans que l’enfant, stupéfaite et vaguement inquiète, réagît. Alors il la détacha de lui et la reposa à terre, mais de l’autre côté de son cheval.
- On se reverra plus tard, Marjolaine des Bruyères, quand tu seras assez grande pour savoir rendre un homme heureux. A présent, rentre vite. Le soleil est parti et la lumière baisse. Ta nourrice a dû te dire que les mauvaises fées erraient la nuit sur les marais...
Néanmoins, elle le regarda s’éloigner, au trot allègre de son cheval cette fois. Elle tremblait des pieds à la tête, mais le froid n’y était pour rien. Le tremblement venait du plus profond d’elle-même. On aurait dit qu’il prenait naissance dans son ventre et, en même temps, elle se sentait triste tout à coup, avec une horrible impression d’abandon. Elle aurait voulu être encore contre Adam, sentir encore son odeur, et la dureté de son bras autour d'elle, et la douceur de sa main sur ses petits seins qui lui faisaient un peu mal, et la caresse de sa bouche...
Bientôt, il eut complètement disparu et Marjolaine se trouva vraiment seule. Elle chercha alors son sabot mais, ne le retrouvant pas, comprit qu’il avait dû tomber dans l'eau. Il allait falloir rentrer sur un sabot et un bas de laine, sans compter l’algarade qu’elle aurait avec sa mère pour lui apprendre à prendre soin de ses affaires.
Pour comble de malheur, il se mit à neiger et le vent souffla plus fort. La terre se couvrit d’une mince couche blanche, les branches des arbres qui poussaient ici ou là craquèrent dans le vent, mais Marjolaine ne sentait ni le froid humide ni la douleur que les pierres du chemin causaient à son pied. Elle revivait encore l’instant merveilleux où Adam de Marchais l’avait prise dans ses bras et, sans cesse, elle se répétait la promesse qu’il lui avait faite. « On se reverra! » Et, dès ce jour d’hiver, le jeune comte habita la grande chambre de la tour, bien caché au fond de la mémoire et du cœur de Marjolaine. Mais elle ne revit pas Adam de Marchais.
En épiant les nouvelles qui venaient à la maison, en écoutant parler son père qui avait assisté à l’événement, elle apprit que, peu après leur rencontre, il avait été armé chevalier par le comte de Vermandois et qu’il était parti avec lui pour rejoindre le roi à Paris. C’était en l'an 1137 et le jeune roi Louis VII, qui venait d'épouser la duchesse Aliénor d'Aquitaine, ramenait sa jeune épouse dans la ville. Il fallait que les plus grands seigneurs d'alentour vinssent faire leur cour, saluer la nouvelle reine qui arrivait avec une grande réputation de beauté et d'élégance. Une réputation qui se communiqua bientôt à sa cour, à son entourage et à la vie que l'on menait à Paris.
Mais tout cela, ces bruits lointains du temps, ne parvenait à la Pêcherie que par petits fragments qui n’apaisaient pas la faim de savoir habitant Marjolaine et ne faisaient qu'emballer, à vide, son imagination. A mesure que s’éloignait dans le temps sa rencontre dans le marais hivernal, les rêves de la fillette devenaient douleur et désenchantement. Comment, à la brillante cour de la reine, Adam de Marchais pourrait-il se souvenir encore de la promesse qu'il lui avait faite? Il devait y avoir tant de belles dames autour de lui, tant d'accortes damoiselles portant soies et velours. Toutes choses auxquelles les pauvres filles du pauvre sire Aubry ne pourraient jamais atteindre, sinon en rêve.
La vie, dans le manoir au bord des eaux dormantes, des joncs, des roseaux et des lys d’eau, n’avait vraiment rien de comparable avec ce qu’elle devait être chez le roi.
Vêtues comme moinillons, de bure l’hiver, de grosse toile l’été, Marjolaine et ses sœurs devaient, entre les interminables prières et offices auxquels les obligeait la dame des Bruyères, participer aux travaux ménagers multiples rendus nécessaires par la vie quotidienne d’une famille ne comportant pas moins de onze enfants et par une désespérante absence d’or ou d’argent, parfois même de bronze, dans l’escarcelle paternelle.
Les terres du seigneur des Bruyères étaient pauvres, avares et se composaient surtout de marais. Elles consentaient tout juste - et encore en rechignant beaucoup - à produire de quoi nourrir la maisonnée et à empêcher de mourir tout à fait de faim les trois ou quatre serfs qui les cultivaient. Aussi le personnel domestique du manoir se limitait-il à Barbe, la nourrice des enfants, et à sa nièce Jeannette, une gamine de l’âge de Marjolaine qui ne montrait guère plus de dispositions qu’elle pour le travail domestique.
Dame Richaude, la mère de la nichée, s’efforçait néanmoins de tenir son rang. Cela consistait pour elle à garder de sévères distances avec son entourage, même avec ses enfants, à préserver autant que faire se pouvait la blancheur de ses mains en leur évitant les travaux pénibles et en les enduisant quotidiennement de graisse de mouton, à fréquenter l'église beaucoup plus que la cuisine et à rendre de temps à autre, vêtue de ses meilleurs habits, de cérémonieuses visites à sa parentèle de Laon ou des environs.
Ces jours-là, elle empruntait l’unique cheval du domaine, se faisait escorter par l’écuyer de son époux, le vieux Géraud monté sur l’unique âne, ce qui gênait considérablement les travaux du jour et obligeait le baron à errer, morose et à pied, sur ses terres. En résumé, dame Richaude planait sur sa maisonnée comme un grand oiseau noir dont les coups de bec étaient toujours à craindre, bien que l’on eût toujours, en sa présence, l’impression que ses regards, braqués en permanence vers le ciel, ne voyaient pas grand-chose de ce qui se passait sur la terre.
Ce parti pris d’indifférence agaçait prodigieusement le baron Aubry son époux car c’était un homme sans imagination et uniquement attaché aux biens de ce monde qui, cependant, lui faisaient si souvent défaut. Il aimait manger, boire, faire l’amour et chasser. Aussi les aspirations spirituelles, si prodigieusement éthérées de son épouse, lui échappaient-elles complètement. Il lui arrivait même de se demander si elle se serait jamais aperçue de son existence si, d’aventure, il ne s’était avisé de lui faire onze enfants.
Pourtant, quand il l’avait épousée, un quart de siècle plus tôt, sire Aubry s’était senti en droit d’espérer des nuits réconfortantes, à défaut de jours fastueux puisque Richaude n’était pas plus fortunée que lui. Grande et déjà plantureuse dès l’âge de seize ans, elle avait nourri pendant plusieurs semaines les rêves amoureux du solide garçon de vingt ans qu’il était alors.
C’était à Laon, à la procession de la Fête-Dieu, qu’il avait vu la jeune fille pour la première fois. Vêtue de lin candide, ses cheveux bruns épars couronnés d'églantines, elle suivait à pas comptés, une chandelle de trois livres à la main et en chantant un cantique, la chape dorée de l'évêque entourée de toute une troupe de filles de son âge.
Mais Aubry n’avait vu qu’elle et, tout de suite, l’avait admirée passionnément. Non à cause de ses yeux baissés dont les cils mettaient une ombre bien douce sur ses joues, ni à cause de son maintien modeste et virginal, mais bien à cause des deux seins épanouis, drus et gonflés de sève, qui relevaient agressivement le tissu de sa robe, et du balancement envoûtant d’un bassin somptueux porté sur de hautes jambes dont les plis du tissu dessinaient parfois la forme fugitive.
Il n’était d’ailleurs pas le seul à la regarder avec émoi et, s'il ne s'était agi de la nièce d'un chanoine, les propositions déshonnêtes ne lui eussent certainement pas manqué. Mais, pour pauvre qu'elle fût, la maison de Pasly imposait le respect et, sur le passage de la procession, les hommes, les moines et même les enfants de chœur devaient se contenter de jeter, par en dessous, des regards fort peu chrétiens à l'étonnante adolescente.
Aubry, lui, en avait perdu le boire et le manger. Il s'en était ouvert à son confesseur qui s’en était ouvert à une vieille tante de la damoiselle, qui s’en était elle-même ouverte au chanoine. Toutes ces ouvertures avaient abouti à une demande en mariage en bonne et due forme qui avait été acceptée d’autant plus volontiers que la jeune Richaude n’avait même pas un denier de dot et que l’on se demandait même s’il se trouverait un couvent pour l’accepter.
C'est ainsi qu’un beau soir Aubry des Bruyères, le sang à la tête et des fourmis au bout des doigts, avait pu contempler dans son lit et dans toute leur splendeur naturelle les seins, les hanches et les cuisses qui l'avaient si longtemps empêché de dormir. Il s'en était emparé avec l’ardeur d’un chamelier mourant de soif qui trouve une cruche d’eau fraîche en plein désert, s’attendant au moins à rencontrer, les premières formalités de dépucelage accomplies, un enthousiasme convenable car il s’entendait assez bien aux choses de l’amour. Sans être bâti sur le modèle d’un dieu grec, il arborait une figure agréable sur un corps blond, mince et bien musclé.
Or, à cette belle brune si évidemment faite pour les joies de l’alcôve, il n’avait pas arraché le plus petit soupir de contentement. Les yeux grands ouverts, raide comme un bâton et rigoureusement inerte, elle avait subi sans broncher les assauts flatteurs qu’il lui avait prodigués. Bien plus, quand elle avait pu penser que son époux en avait terminé pour cette nuit, elle avait sauté à bas du lit, s’était revêtue hâtivement d’une chemise et, pieds nus, avait couru jusqu’au petit oratoire attenant à la chambre nuptiale pour s’y abîmer dans une prière agrémentée de tous les signes d’une fervente contrition. Aubry, éberlué, put même la voir se frapper la poitrine à plusieurs reprises avec une certaine énergie. Le tout en vue d’obtenir de Dieu le pardon des pratiques condamnables et même damnables auxquelles venait de se livrer son époux.
Et il en fut ainsi chaque fois qu’Aubry prétendit exercer sur Richaude ses devoirs d’époux. Naturellement, avec une femme aussi pieuse, les enfants vinrent avec une grande régularité. Richaude les bénissait d’ailleurs car ils lui permettaient, à partir du troisième mois de grossesse, de se refuser à Aubry, bien obligé alors de s’en aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte.
Le résultat fut qu’il y prit de plus en plus de plaisir car, à mesure que passait le temps et que grandissait la famille, les charmes opulents de la belle Richaude fondaient et s’aplatissaient considérablement. Au bout d’un certain nombre d’années, la trop affriolante damoiselle de Pasly donna naissance à la dame des Bruyères, grande et sèche personne, macérée dans la dévotion, parfumée à l'encens et à la cire d’église, et plate comme une planche.
Au milieu de cette vaste nichée d’enfants, Marjolaine qui était la cinquième, après deux garçons et deux filles, constituait une réussite exceptionnelle. Tous les autres étaient soit très bruns comme leur mère, soit un peu rousseaux comme leur père. Elle seule fut d'une blondeur argentée de clair de lune. Elle seule eut ces magnifiques cheveux de lin soyeux que les légendes prêtaient aux fées. Elle seule eut, au milieu d'une collection d'yeux noirs ou couleur de châtaigne, de larges prunelles d'un étonnant bleu-vert, lumineux et changeant comme les profondeurs marines lorsqu’un rayon de soleil les traverse. Elle seule eut un visage comme on en imagine aux anges avec, tout de même, dans le dessin des yeux en amande légèrement étirés vers les tempes et dans celui des lèvres quelque chose qui n'était pas sans évoquer les stigmates quelque peu soufrés d'un diablotin.
Sans hésiter, dame Richaude avait attribué cette exceptionnelle beauté à ses prières et à sa longue contemplation intérieure des splendeurs célestes car elle se croyait inspirée et n’était pas très loin de se prendre, sinon pour une sainte, du moins en bonne posture de le devenir un jour. Cette enfant si belle ne pouvait être que le signe tangible de la dilection céleste et, tout naturellement, elle avait pensé que, le Seigneur Jésus lui paraissant le seul gendre souhaitable. Marjolaine irait orner l'un des couvents de la région lorsque le temps en serait venu pour elle.
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