-    Sa Grandeur l’évêque de cette ville m’a autorisé...

-    J’ai vu, mais cela ne suffit pas. Vous savez très bien qu’il vous faut aussi mon agrément. Tout au moins pour vous mêler à nous car je n’ai, comme vous le dites, aucun pouvoir pour vous empêcher de suivre telle ou telle route.

Il y eut un court silence durant lequel Marjolaine lutta contre l’envie de se retourner pour voir les deux hommes. Puis elle entendit :

-    Je voudrais vous parler un instant à l’écart. Ce que j’ai à dire n’est pas pour toutes les oreilles.

-    Alors faites vite car la messe va commencer.

Force fut à Marjolaine de refréner sa curiosité, une curiosité qui la poussa cependant à tourner la tête pour voir Hughes de Fresnoy et Odon de Lusigny retirés sous l’auvent d'une maison et parlant avec animation. Ce fut bref. Un instant plus tard, le chef des pèlerins revenait prendre sa place au pied de l’autel. Marjolaine l'avait entendu dire assez haut, quand il avait quitté son interlocuteur :

-    Soit! Vous marcherez à l'arrière du cortège avec les cavaliers car nous avons beaucoup de femmes et guère de défenseurs pour les mauvais passages. Mais veillez à ce que je n’aie rien à vous reprocher.

-    Lui reprocher quoi? chuchota Aveline qui apparemment s’était intéressée elle aussi à la scène. Je ne comprends pas pourquoi sire Odon traite si mal ce beau seigneur qui vous a parlé si doucement et vous a sauvée. Moi je suis très contente qu'il vienne avec nous.

Marjolaine ne put s'empêcher de sourire.

-    Te plairait-il?

La petite rougit.

-    C’est un seigneur. Je n’oserais... Mais son écuyer est assez bel homme. Cela va être agréable de faire le chemin avec eux, ajouta-t-elle avec une satisfaction que sa maîtresse s’empressa de calmer.

-    C’est surtout Colin qui fera route avec eux. Moi, j'ai décidé de continuer à pied le plus possible et j’espère que tu en feras autant.

-    Oh! pourquoi?

-    Parce que nous n’allons pas cueillir des fleurs en compagnie d’aimables jouvenceaux comme on le fait quand revient le mai nouveau. Nous allons prier au tombeau d’un apôtre du Christ. Ne confonds pas. Et tais-toi. La messe commence.

Le chant de l’« Asperges me... », saluant l’arrivée du clergé, noya le gros soupir de la petite Aveline.


Quand la troupe des marcheurs de Dieu s’ébranla pour s’engager dans la route du Sud et, surtout, quand franchi les portes de Tours on atteignit le passage du Cher, Marjolaine vit que l’on était plus nombreux qu’à l’arrivée dans la ville de Martin. Une dizaine de nouveaux pèlerins avaient rejoint la troupe venue de Paris. Des gens simples sans doute car ils allaient à pied, à l’exception du seigneur de Fresnoy, bien sûr, que la jeune femme pouvait voir, chevauchant avec son écuyer en queue de convoi, non loin de la fameuse litière aux rideaux si bien clos.

-    Les nouveaux, sait-on d’où ils viennent? demanda Modestine qui trottait auprès de Marjolaine qu’elle entourait, depuis l’histoire de la pierre, de soins timides, se reprochant d'avoir, par le retard qu’elle lui avait imposé, failli être cause d’un grave accident.

Pour sa part, Marjolaine aurait préféré qu’elle l’entourât un peu moins car, à la longue, la pauvre Modestine bavarde et un peu sotte pouvait se révéler fatigante, mais elle avait pitié d’elle car son époux montrait une tendance certaine à la rudoyer. C’était charité que permettre à la mercière de fixer quelque distance entre elle et son Léon, rendu d’ailleurs parfaitement infréquentable par des douleurs dentaires qui l’avaient pris dans la nuit.

-    Ma foi, je ne sais pas, répondit Marjolaine. Je viens seulement de m’apercevoir de leur présence.

-    Je peux vous répondre, dit Nicolas Troussel qui cheminait auprès du moine Irlandais à quelques pas derrière les trois femmes. Il y en a trois qui viennent de Bretagne, les autres sont d’Anjou ou des marches de Normandie. Seul, ce grand pèlerin que vous voyez cheminer en tête auprès de messire Odon vient de Bourgogne.

-    De Bourgogne? s'étonna Bran Maelduin. Cela faire un grand détour.

-    Il en a fait un plus grand encore car il arrive d’un lieu saint, la montagne où l’on prie Mgr saint Michel au-péril-de-la-mer. Peut-être achève-t-il par Compostelle un pèlerinage circulaire aux grandes églises?

-    Oh, c’est un grand pèlerin alors, dit Modestine. Cela explique pourquoi il marche auprès de messire Odon qui semble lui montrer honneur et considération.

-    Oui. C’est assez étonnant d’ailleurs car ce n’est qu'un simple charpentier.

Marjolaine regarda le garçon avec une curiosité amusée.

-    Seigneur! Mais comment arrivez-vous à savoir tant de choses en si peu de temps?

-    J’observe, gracieuse dame, et je me renseigne.

-    C’est possible. Ainsi, pour ce nouveau venu, qu’avez-vous observé et auprès de qui vous êtes-vous renseigné?

-    Mais, auprès de lui-même. J’avais remarqué le grand sac qu’il porte et d’où sortent des manches d’outils. Alors je lui ai demandé qui il était. Il m’a répondu très civilement qu'il se nommait Bénigne Prêt-à-bien-faire, natif de Dijon et charpentier passant du Saint Devoir.

-    Passant du Saint Devoir? Qu’est-ce que cela veut dire?

Nicolas repoussa son bonnet et se gratta la tête avec une grimace comique.

-    Ça, je n’en sais rien car je n’ai pas eu le temps de le lui demander, la messe commençait. Mais, n’ayez crainte, je me renseignerai.

La voix d’Odon entamant le chant de marche des pèlerins pour scander l’effort que représentait la montée du plateau de Champeigne. Marjolaine joignit machinalement la sienne à celles des autres, bien plus par habitude que par conviction. Elle n’avait nul besoin d’un cantique pour grimper la faible pente de l’antique voie romaine dont les dalles, où avait jadis couru le char de César, affleuraient encore de loin en loin. Marcher dans ce joli matin traversé du vol rapide des oiseaux libérés de l'hiver lui semblait l’exercice le plus agréable du monde. Et c’eût été plus doux encore sans les voix souvent mal accordées de ses compagnons de route car elles n’ajoutaient rien, bien au contraire, à la grâce d’une campagne en train de reverdir. C’eût été tellement mieux de cheminer en silence afin de mieux écouter les bruits paisibles de la terre et du ciel. Il y avait longtemps, bien longtemps en vérité, que Marjolaine n’avait ressenti pareille joie intérieure.

Elle pensa que cette joie était due, peut-être, à la sainteté du voyage, à l’espoir de l’éblouissement final lorsque l’on atteindrait la ville sanctifiée. Mais, tout à coup, elle se retourna comme si une voix secrète le lui avait impérieusement commandé. Et par-dessus le moutonnement des têtes, elle rencontra le regard du chevalier et n’en éprouva nulle colère. Tout au contraire, il lui parut que son allégresse augmentait encore. Circonstance qu’elle se hâta de se reprocher sans pour autant s’en trouver plus triste.

Vers le milieu du jour on passa l’Indre, sous la protection du gigantesque donjon carré de Montbazon. La forteresse appartenait au puissant comte d’Anjou dont les gens veillaient sévèrement à ce qu’on laissât passer les pèlerins sans péage. On avait alors parcouru trois lieues et Marjolaine se sentait un peu lasse. Mais elle n’en refusa pas moins fermement de rejoindre ses mules, non loin desquelles chevauchaient le baron et son écuyer. Le regard vert était suffisamment dangereux de loin. Elle craignait de l’approcher de trop près. A la longue évidemment, cela risquait de poser un problème : allait-elle devoir faire entièrement à pied le long chemin jusqu’à Compostelle?

Apparemment, Aveline pensait de même. Ses yeux se tournaient fréquemment vers Colin, les mules et les cavaliers de l'arrière. Un soupir, alors, lui échappait que Marjolaine se refusait à entendre.

Passé l’eau, on s’arrêta au revers d’un talus pour manger un peu de pain et de fromage. Colin rejoignit sa maîtresse avec les provisions, mais ne réussit pas plus qu’Aveline à la convaincre d’achever l’étape du jour plus confortablement. Elle refusa de les entendre et les planta là pour s’en aller porter un peu de fromage et de vin à Ausbert Ancelin auquel Fulgence ne tolérait que le pain et l’eau claire.

Elle trouva le pénitent effondré au bord du chemin. En dépit des béquilles procurées par le chef des pèlerins, les trois lieues de route avaient représenté une trop rude épreuve pour un homme tout juste sorti de la fièvre. Auprès de lui, Fulgence essayait, avec une maladresse agacée, de lui fourrer un morceau de pain dans la bouche, mais sans y parvenir.

Repoussant le moine, Marjolaine s’agenouilla auprès d’Ausbert et prit sa tête sur ses genoux sans qu’il parût seulement s’en apercevoir. La souffrance était inscrite sur les traits ravagés de son visage, dans le cerne qui marquait ses yeux clos. Il respirait difficilement et paraissait privé de conscience.

La jeune femme voulut approcher de ses lèvres serrées un gobelet de vin, mais s’attira aussitôt la protestation de Fulgence.

-    Il est au pain et à l’eau de pénitence, s’écria-t-il en essayant de s’emparer du gobelet.

Mais, avec une vigueur inattendue chez une délicate jeune femme, Marjolaine le repoussa.

-    Et il mourra ici même si l’on ne fait quelque chose. Tenez-vous tranquille, mon frère!

-    Ce sera alors la volonté de Dieu, fit l’autre, têtu.

-    La volonté de Dieu n’a jamais exigé que l’on manque à la charité. Il serait temps, pour vous, de revoir vos vertus théologales. Vous en faites un curieux usage.

Ne parvenant pas à faire boire Ancelin qui, en fait, était évanoui. Marjolaine se redressa, cherchant des yeux Odon de Lusigny et le moine Irlandais. Mais l’un et l’autre s’étaient éloignés vers l'arrière du convoi où une contestation s’était élevée avec des gens de Bretagne dont l’Irlandais parlait la langue. Par contre, elle ne vit pas Hughes qui l’avait suivie et se tenait à quelques pas. Il s'approcha.

-    Laissez-moi vous aider, dame, puisque apparemment vous tenez tant à secourir ce misérable, dit-il.

Elle le foudroya du regard.

-    Qui vous permet de le traiter de misérable? Vous ne savez rien de lui.

-    Vous ne croyez pas que ce n’est pas le moment d’en discuter? S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux. Laissez-moi faire!

A son tour, il s’agenouilla sans que, cette fois, Fulgence impressionné par sa grande mine osât protester. Quelques claques appliquées sèchement mais sans brutalité ramenèrent le malade à la conscience. Il entrouvrit les yeux. Hughes s’empara alors de sa tête et réussit à lui faire absorber un peu de vin, ce qui ramena un semblant de couleur à ses joues blêmes.

-    Comment te sens-tu? demanda le baron.

-    Un... peu mieux... merci... seigneur.

-  Faites-lui manger son pain, bougonna Fulgence, nous allons bientôt repartir. Puis on le remettra debout.

Les deux jeunes gens s'efforcèrent de faire absorber au malade un peu de pain et de fromage, mais la nourriture avait du mal à passer. Visiblement, Ausbert faisait de grands efforts pour faire plaisir à ceux qui voulaient le secourir. Au bout de trois ou quatre bouchées, d’ailleurs, il refusa avec un semblant de sourire timide.

-    Je ne peux pas, pardonnez-moi!

-    Alors debout! dit Fulgence. Il est temps.

Le saisissant sous les bras, il l'obligea à se relever, lui glissa les béquilles mais, dès l’instant où il le lâcha, Ausbert verdit et s’écroula de nouveau.

-    Quoi lui faire encore? s’écria Bran Maelduin qui accourait, ayant vu la scène de loin. Je être absent la minute et lui commettre le abomination.

A son tour, il se penchait sur le malade dont Fulgence d’ailleurs s’écartait.

-    Vous voyez bien tous qu'il est à moitié mort. Je vais l’absoudre de ses péchés et le laisser achever sa triste vie ici, en paix à la face de Dieu. On va le porter sous cet arbre.

Le petit moine Irlandais se releva comme si un serpent l’avait piqué.

-    Je jamais laisser mort pas encore mort et même tout à fait mort! Je ensevelir alors.

Il s'affairait de nouveau. Ayant réclamé un peu de vin à Hughes, il y jeta une poudre prise dans sa besace, mélangea le tout et obligea Ausbert à en boire une bonne gorgée. Pendant ce temps, Marjolaine avait appelé Colin et lui avait ordonné d’amener la mule qu’elle ne montait pas.

-    Si nous ne voulons pas retarder tout le monde, dit-elle à Bran Maelduin, le mieux serait d'installer maître Ancelin sur cet animal. Ainsi, il atteindrait sans trop de souffrances l’étape de ce soir où il pourra de nouveau recevoir vos soins.