Naturellement, le frère Fulgence ne l’entendait pas de cette oreille et il le fit savoir hautement. Qui avait jamais ouï parler d'un pénitent condamné à marcher à pied et qui se prélassât sur une mule comme un chanoine? Lui vivant, en tout cas, pareille chose ne se verrait pas! On laisserait l’homme mourir tranquille sous un arbre. Une dispute suivit cette prise de position. Dispute qui aurait pu s'éterniser si Hughes, perdant soudain patience, n'avait empoigné le moine par sa robe et, après l’avoir secoué d’importance, ne l’avait jeté à terre. Puis, tirant son glaive, il le mit sous la gorge de Fulgence.
- Vous vivant, dites-vous, saint homme? C’est une chose qui peut s’arranger très vite si vous ne vous taisez pas.
- Je suis un moine, un homme de Dieu! On ne tue pas les serviteurs du Seigneur, bredouilla sa victime.
- J’en ai déjà tué un et j’ai payé pour ça. Ce pèlerinage que je n’avais pas prévu constitue une pénitence suffisante pour me permettre d’en tuer un autre. A présent, si vous préférez nous quitter et rentrer à Paris, personne ne vous en empêche. Vous avez ma parole de chevalier que cet homme, s’il vit, ira à Compostelle.
- Non, je dois rester avec lui jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.
- Tiens donc! Ai-je rêvé ou bien parliez-vous à l’instant de le laisser mourir seul sous un arbre?
- Vous n’avez rien compris! Et ôtez cette épée, vous me blessez.
- A une seule condition : cessez de vous occuper de cet homme. Contentez-vous de le suivre sans plus vous mêler de rien, ni de sa santé ni de sa nourriture. On y pourvoira. C’est promis?
Fulgence hésita un instant, mais la pointe de l’épée avança un tout petit peu et la peur le prit, d’autant plus forte que, parmi ceux qui regardaient, personne ne pipait mot ou ne faisait le moindre geste pour l’aider.
- Promis! soupira-t-il enfin, mais à condition qu’il continue le chemin pieds nus et enchaîné comme il a été prescrit par le seigneur abbé de Saint-Denis.
- C’est d’accord! Sur une mule, ses pieds nus ne blesseront guère.
Hughes remit le glaive au fourreau puis, aidé de Bran Maelduin, enthousiaste et l’œil pétillant de joie, il installa Ausbert sur la mule de Marjolaine vers laquelle enfin il se tourna.
- Vous voilà démontée, dame, dit-il gentiment. Prenez mon cheval.
Les grands yeux couleur de mer qui l'ensorcelaient lui sourirent et ce fut sa récompense.
- J’ai deux autres mules, messire. Je ne marche donc que parce que je le veux bien. Mais grand merci de votre offre et de votre aide.
Odon de Lusigny revenait en compagnie de Bénigne le Charpentier. Les pèlerins, leur repas achevé, se relevaient sur une prière d'action de grâces. Hughes, laissant Marjolaine cheminer à son gré, retourna reprendre son cheval et sa place auprès de Bertrand qui l’accueillit avec un sourire en coin.
- Nous faisons de grands progrès sur le chemin de la sainteté, sire Hughes, fit l’écuyer. J’en sais qui, à ma place, n’en croiraient ni leurs yeux ni leurs oreilles.
- Eh bien, fais comme eux, n’en crois ni tes yeux ni tes oreilles, mais tais-toi!
Il sauta en selle et rejoignit le petit groupe formé par les mules de Marjolaine sur lesquelles à présent veillaient Bran Maelduin, bien décidé à ne plus quitter son malade, et Colin. Venaient ensuite les montures de deux marchands flamands dont on ne savait trop si le commerce ne faisait pas partie de leur voyage à égalité avec la piété, celles d'un jeune Anglais qui faisait le pèlerinage par obligation pour s’assurer un héritage pour lequel le testateur avait imposé cette condition, et d’une noble dame danoise qui voyageait avec un train suffisamment imposant pour élever une barrière sensible entre elle et les autres pèlerins. Personne d'ailleurs ne comprenait son langage et, si elle se montrait d'une grande exactitude à toutes les prières et autres cérémonies, elle choisissait en général de se tenir à l'écart. La litière aux quatre serviteurs fermait la marche.
Au début, cette boîte de bois, de fer et de cuir dont ne sortait jamais aucun bruit et que transportaient de solides mules avait piqué les curiosités, mais la mine rébarbative des serviteurs les avait vite découragées. Ils s’étaient contentés de faire savoir que leur maître était un grand malade et personne n’avait jugé bon d’insister. Peu à peu, d'ailleurs, la méfiance et la crainte avaient fait le vide autour de l’équipage. Les imaginations allant leur train, quelqu'un avait avancé que le malade en question était peut-être bien lépreux et du coup plus personne n’avait cherché à s'approcher du véhicule. Seul Nicolas Troussel, curieux comme un chat, gardait sa curiosité intacte. Il s'était juré de savoir à quoi s’en tenir, bien avant que l'on fût au bout du voyage.
La halte du soir se fit à Sainte-Catherine-de-Fierbois, après quatre autres lieues de la belle route droite qui traversait le plateau de Sainte-Maure. Il y avait là, auprès de quelques maisons, une petite chapelle de grande réputation desservie par un prieuré. On y conservait l'épée que Charles Martel avait utilisée à Poitiers pour faire reculer les Sarrasins et qu’il avait ensuite offerte au Dieu Tout-Puissant. Un bosquet protégeait la chapelle des vents qui parcouraient le plateau.
Il y avait aussi, un peu plus loin, à la sortie du village, une auberge qui s’élevait au bord de la route et, en arrivant à Sainte-Catherine, Odon de Lusigny pria ceux des pèlerins qui en avaient les moyens de choisir l’auberge afin de laisser l’hospitalité du prieuré aux plus pauvres et aux malades.
Force fut à Marjolaine de choisir l’auberge, sans enthousiasme d'ailleurs, car naturellement Hughes et son écuyer y prirent logis eux aussi. En outre, il n'y avait pas beaucoup de place car ce n’était pas une grande auberge, tout juste une halte de grand chemin où ne s’arrêtaient guère que des rouliers, des pèlerins et des colporteurs. De plus, la dame danoise, les marchands flamands et le jeune Anglais accaparèrent la meilleure part, ce qui ne plaidait guère en faveur de leur charité chrétienne. Quoi qu’il en fût, Marjolaine dut partager non seulement une unique chambre mais un seul lit, vaste comme un enclos à moutons il est vrai, avec Aveline, Agnès de Chelles, Modestine et la jeune Pernette, la nouvelle mariée de Suresnes pour laquelle, d'ailleurs, elle éprouvait une instinctive sympathie.
C'était une jolie blonde aux yeux bruns, fine et souple comme une branche de saule, aussi discrète qu’un petit chat et qui ne se mêlait guère aux autres pèlerins. Elle et Pierre, son compagnon, se quittaient le moins possible. Tout le jour, ils marchaient la main dans la main, Pierre portant double charge pour épargner les fragiles épaules de Pernette. Ils ne voyaient rien qu’eux-mêmes, tellement absorbés dans leur amour que celui-ci semblait leur tenir lieu de tout, de pain comme de religion. Aux étapes, on pouvait les voir assis l’un près de l’autre, l’un contre l’autre, comme deux oiseaux sur une branche, et chacun pouvait voir les attentions tendres et les regards caressants dont ils se couvraient mutuellement. Du moment qu’ils étaient ensemble, tout était bien. Ils vivaient dans une sorte de nuage irisé flottant à mi-chemin de la terre et du ciel. Un nuage qui devait s'appeler le bonheur.
Pour Marjolaine, ce couple juvénile représentait à la fois un miracle et une énigme. Un miracle parce qu'il offrait l'image d'un amour tel qu'elle ne l'aurait jamais cru possible, un amour comme celui dont elle avait rêvé jadis dans ses marais de Samoussy quand elle y gardait les oies de la Pêcherie et accrochait ses sabots et ses rêves aux basses branches d'un saule pour dormir à leur ombre durant les jours chauds.
En les regardant vivre de la même vie, respirer à l'unisson, elle se prenait à se demander où elle en serait à ce jour si sa beauté n’avait, en attirant la concupiscence de Gontran Foletier, éveillé l’avidité de son frère Renier, si elle avait eu la chance d’épouser un garçon en accord d'âge et de cœur avec elle, un garçon qu'elle eût aimé, qui l'eût aimée. Certainement pas, en tout cas, en train de courir les routes en compagnie d’une bande de pèlerins, le visage tiraillé par une fausse cicatrice.
Le jeune couple posait aussi une énigme car, bien qu’il se donnât pour paysan, il y avait, surtout chez Pernette, quelque chose de trop affiné, une élégance naturelle dans la manière de porter ses grossiers vêtements, un certain ton dans la façon de s’exprimer qui s’accordaient mal avec les rudesses de la terre et forçaient la sympathie de Marjolaine comme si Pernette eût été l’une de ses nombreuses petites sœurs.
Ce soir-là, en s’installant avec elle et les autres dans l’immense lit, elle eût été heureuse de pouvoir causer un peu avec la petite, mais seuls un bonsoir et un sourire avaient été possibles à cause des trois autres femmes, surtout de Modestine qui bavardait sans arrêt, se mêlait de tout et n’aurait pas laissé une conversation se dérouler sans y mettre son grain de sel. Agnès de Chelles, pour sa part, était une silencieuse. Après avoir longuement prié, à genoux au pied du lit, elle s'étendit sur un bord, pareille à l'un de ces personnages de pierre que l’on commençait à sculpter sur les dalles des tombeaux.
La chandelle soufflée, alors qu’Aveline, Pernette et la mercière s’endormaient aussitôt. Marjolaine ne réussit pas à trouver le sommeil en dépit de la lourde fatigue due à la longue journée de marche. Cela ne tenait pas à l’inconfort du lit grossier dont le matelas de paille laissait percer de désagréables brindilles, ni même parce que Modestine s’était mise à ronfler. Cela tenait à l’excitation nerveuse, aggravée peut-être par la fatigue, qui s’emparait de Marjolaine et qu’elle ne pouvait dominer. Ne s’étant pas déshabillée entièrement, elle avait trop chaud et surtout manquait d’air car, à cause de la crainte que professait Modestine des fraîcheurs de la nuit, on avait soigneusement fermé l’unique fenêtre.
L’envie prit la jeune femme d’aller respirer quelques instants. Peut-être, ensuite, réussirait-elle à s'endormir. Se levant aussi doucement que possible, elle prit ses chaussures, son manteau, drapa son voile autour de sa tête et, ouvrant la porte avec précaution, sortit de la chambre. Celle-ci était au rez-de-chaussée et donnait sous la galerie de bois qui desservait l’étage, dominant la cour intérieure que formaient les différents bâtiments de l’auberge.
La nuit, grâce à un beau clair de lune, était presque aussi lumineuse que le petit jour. Elle était fraîche aussi et Marjolaine respira son parfum d'herbe neuve avec délices. Sous la galerie, des gens dormaient roulés dans des manteaux, des peaux de chèvre ou des couvertures car l’auberge était bondée. La jeune femme fit quelques pas hors de l'ombre du balcon, en direction du gros arbre qui, au milieu de la cour, abritait les chevaux et les mules qui n’avaient pas trouvé place dans l’écurie. Les siennes faisaient partie du lot et elle évita soigneusement Colin qui dormait auprès d’elles. Elle avait remarqué, en arrivant, un banc formé de trois grosses pierres où elle voulait s’asseoir un peu. Elle alla s’y installer.
Ce fut alors que, de l’ombre épaisse de l’arbre, une forme se détacha et s’approcha, étirant soudain une grande ombre sur le lac de lumière que formait la cour sous la lune. Mais cette apparition soudaine n’arracha même pas un tressaillement à Marjolaine. C’était comme si quelque chose en elle s'attendait à une rencontre.
- Comment avez-vous deviné que je désirais tellement vous voir venir ici? murmura Hughes d'une voix basse. Est-ce parce que vous avez senti que je vous appelais de toutes mes forces?
Elle leva sur lui un regard surpris.
- Je ne souhaite pas me montrer impolie, sire baron, mais ce n’est pas vous que je cherchais. Simplement un peu d’air pur car on étouffe dans l'étroite chambre où nous devons dormir à quatre.
- Quelle que soit la raison qui vous a conduite, je la bénis puisque vous êtes là.
Sous le fragile rempart du voile blanc, il l’entendit rire.
- Cela fait-il une différence?
- Une très grande différence! Ce n’était qu'une nuit de lune comme toutes les autres, une de ces nuits où l’on aime demeurer plus longtemps dehors, simplement parce que la lumière est belle. Votre présence en fait quelque chose de merveilleux. Vous changez toutes choses autour de vous.
- Seriez-vous poète? Vous n’en avez pas l’air et je ne l’aurais jamais cru.
- Moi non plus. Sans doute est-ce l’une de ces choses que vous avez changées pour moi, comme tout le reste de ma vie d’ailleurs.
- Moi? J’ai changé votre vie?
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