- Et qui d’autre? J’étais venu à Tours pour accomplir une pénitence imposée par mon évêque. Cette corvée terminée, j’allais rentrer chez moi au plus vite. Et puis, près du tombeau, je vous ai vue, j’ai rencontré vos yeux, les plus beaux yeux qu’il m’ait jamais été donné de contempler. Alors, tout a basculé autour de moi, en moi, et au lieu de regagner mon château en Vermandois, me voilà en route vers le bout de la terre en compagnie d’une bande de pèlerins inconnus.
- Le bout de la terre? Est-ce que vous n’exagérez pas un peu? Nous n’allons pas à Jérusalem.
- Vous pourriez aussi bien y aller sans que je renonce. Par le bout de la terre, j’entendais aussi loin qu’il vous plairait de me mener car je ne désire vraiment qu’une chose : c’est vous suivre et être auprès de vous.
Cette fois, Marjolaine ouvrit de grands yeux. Pourtant, elle n’eut pas envie de rire. Cet homme parlait comme du fond d'un rêve. C’était à la fois étrange et captivant, mais elle refusa l’enchantement.
- Etes-vous bien certain d’être dans votre bon sens, sire baron? Vos paroles me semblent folles. On ne tourne pas le dos à sa vie habituelle pour suivre une parfaite inconnue.
Hughes sourit et, une fois de plus, la jeune femme fut bien obligée de constater que son sourire avait un bien grand charme.
- Mais vous n’êtes pas pour moi une inconnue. Il me semble au contraire que je vous ai toujours connue, toujours attendue.
- Quelle folie! Qu’attendez-vous donc de moi?
Il secoua ses puissantes épaules, hocha la tête et eut un drôle de sourire en coin.
- Je n’en sais rien. Mais, ce que je sais, c’est que la seule idée de ne plus vous voir m’est devenue insupportable. Alors, au lieu d’aller chez moi, je vais là où vous allez. C’est aussi simple que cela.
Il y eut un silence. Seuls, les bruits que la nuit éveille sur la campagne endormie prirent possession de l’espace. Marjolaine écoutait en elle l’écho des paroles de son compagnon. Des paroles si étranges et si douces qu’elle dut faire effort pour échapper à leur charme.
- Il ne faut pas, dit-elle enfin, il ne faut pas me suivre. Il n’est pas trop tard pour renoncer. Rentrez chez vous comme vous l’aviez décidé.
- C’est impossible. Je n’en ai plus l’envie. Rien ne m’y attire d’ailleurs.
- Comment vous croire? Etes-vous donc seigneur d’une terre déserte, d’un château vide? N’avez-vous pas une châtellenie que votre absence laisse exposée au danger?
- Mon frère Gerbert y veille et aussi dame Ersende, sa jeune femme. Avec eux, la châtellenie n’a rien à craindre.
- Vous pourriez avoir aussi une fiancée? N’y a-t-il pas là-bas quelque belle dame en peine de vous?
- Non, aucune dame. Même ma femme a quitté Fresnoy.
Le mot tomba droit sur Marjolaine, cent fois plus écrasant que la pierre dont elle avait failli être victime. Sa gorge s’étrangla, lui refusant l'usage de la parole pendant d’interminables secondes, puis se libéra brusquement et elle s’entendit crier :
- Vous êtes marié?
- Oui, mais plus pour longtemps je crois, et bientôt ne le serai plus.
- Quand on est marié, on reste marié. Ainsi le veut la loi du Seigneur. (Elle s’était levée et, possédée de la plus violente colère qu’elle n’eût jamais éprouvée, elle se dressait en face de lui comme un petit coq furieux.) Rentrez chez vous, baron, et vite! Que venez-vous chercher auprès de moi avec vos paroles mielleuses? Que venez-vous faire au milieu de ces gens à la recherche de leur salut? Marié! En vérité, vous êtes marié et vous prétendez me suivre? Mais quelle honte! Allez-vous-en! Que je ne vous voie plus jamais!
Elle voulut fuir, mais il la retint de force.
- Vous ne comprenez pas. Ma femme et moi sommes séparés, mais nous l’avons toujours été. Nous n’avons pas d’enfants et notre mariage sera cassé de par sa volonté à elle. Cela me chagrinait un peu, mais à présent cela n’a plus d’importance puisque je vous aime, moi qui n’ai jamais aimé personne!
- Vous m’aimez? Vraiment?
D’un geste plein de rage, elle arracha le voile qui couvrait son visage et en tourna le côté abîmé vers la lumière pour que le baron le vît mieux.
- Regardez-moi! Et osez dire encore que vous m’aimez!
Hughes avait trop contemplé de blessures, reçues en tournois ou au cours de coups de main, pour s’émouvoir de ce qu’il voyait : une large cicatrice en forme d’étoile irrégulière qui tiraillait la joue, remontait un coin de la bouche et étirait un peu l’une des narines. Le travail de Sanche le Navarrais était parfait et la peau plissait aussi naturellement que s’il se fût agi d’une véritable trace de brûlure, mais Hughes n’éprouva aucune horreur, pas même le mouvement de recul que Marjolaine avait escompté avec un amer désespoir. Rien qu’une immense pitié... et aussi la satisfaction de constater que le côté intact du visage était bien joli.
- C’est vous, m’a-t-on dit, qui avez fait cela? fit-il calmement.
- Oui, c’est moi. Moi-même, pour échapper à l’ignoble amour d’un misérable. Alors, qu'en dites-vous, baron? ironisa-t-elle amèrement, avez-vous encore envie de me suivre « jusqu'au bout de la terre »?
Hughes leva la main. D’un doigt plein de douceur, il voulut caresser la cicatrice, mais Marjolaine l’en empêcha en s’écartant brusquement. Il entendit sa respiration plus courte, plus pressée et devina, ou crut deviner, ce qu’elle souffrait.
- Mon pauvre amour, dit-il avec une tendresse dont il ne se serait jamais cru capable, je crois que je vous aime encore plus à présent que je sais la vérité. Et vous venez de me donner une raison nouvelle d’aller à Compostelle, une raison que vous ne pouvez refuser.
- Laquelle?
- Je prierai Mgr saint Jacques de vous guérir. Il le peut, ayant toute puissance, et je prierai tant qu’il faudra bien qu’il m’écoute.
Il fit un geste pour attirer la jeune femme à lui, mais elle le repoussa rudement. Éclatant brusquement en sanglots, elle s’écria :
- Laissez-moi! Je vous déteste! Oh, comme je vous déteste! Vous n’avez pas le droit de vous en prendre à mon âme. Allez-vous-en. Je ne veux plus jamais vous voir, plus jamais.
Courant comme si elle était poursuivie par l’enfer tout entier, elle s'enfuit, aveuglée par les larmes, pour rejoindre l’étouffante chambrette qui lui paraissait à présent le plus proche et le plus sûr refuge.
Vers la fin de la nuit, des nuages venus de la mer apportèrent la pluie et quand vint, pour les errants de Dieu, le moment de reprendre la route, une bruine fine et pénétrante noyait le paysage, arrachant quelques soupirs, voire quelques grognements, à ceux qui partaient. C’était une chose que marcher sur une bonne route par temps frais et soleil nouveau, et une autre que courber le dos interminablement contre l’averse en s’efforçant de conserver le plus de chaleur intérieure possible.
Marjolaine qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit offrait une mine défaite et paraissait si lasse que Colin, persuadé qu'elle allait le rabrouer, alla trouver Odon de Lusigny pour lui demander d'ordonner à la jeune femme de prendre place sur une mule, au moins pour l'étape de ce jour. Or, à sa grande surprise, celle-ci accepta sans élever la moindre protestation. Elle avait, en effet, l'impression qu’elle ne pourrait pas faire cent pas sans s’effondrer car le poids de sa nuit sans sommeil s'ajoutait à celui de sa longue journée de marche. Et, docilement, elle se laissa mener vers sa mule, à la grande joie d'Aveline que, dès lors, plus rien n’obligeait à cheminer à pied. Et qui espérait bien reprendre, avec Bertrand, le début de romance auquel avait préludé un grand échange de regards et de sourires.
Tout en rejoignant les montures, Marjolaine ne pouvait se défendre d’une certaine inquiétude. Elle se demandait si Hughes de Fresnoy allait, oui ou non, renoncer à la poursuivre tout au long du voyage comme il l'avait annoncé. Il semblait un homme obstiné, mais son orgueil pouvait s'offenser des paroles violentes qu'elle lui avait jetées au visage. Elle se sentait pleine d’incertitude et ne savait plus trop si elle craignait davantage de le rencontrer que de ne plus le voir. La haute silhouette et le terrible regard vert n'avaient que trop tendance à la hanter.
Or, à peine fut-elle hors de l'auberge qu’elle le vit venir droit sur elle. Il était pâle et peut-être n’avait-il pas dormi beaucoup, lui non plus.
- Vous voilà, dit-elle, tandis qu’il la saluait avec une courtoisie un peu raide. Venez-vous me dire adieu?
- Pas encore. Pardonnez-moi, gracieuse dame, mais il y a une question que je souhaite vous poser avant de décider de ce que je dois faire.
- Que voulez-vous savoir?
Il hésita un instant comme s’il craignait les mots qui allaient suivre. Puis, désignant Ausbert Ancelin que le moine Irlandais aidait à marcher jusqu’à la mule :
- Cet homme auquel vous montrez tant d’intérêt, me direz-vous ce qu'il est pour vous?
- Je ne comprends pas le sens de votre question.
- Elle est simple pourtant, mais je vais la répéter sous une autre forme : est-ce que vous l’aimez?
Sous le regard angoissé du jeune homme, Marjolaine se sentit soudain mal à l’aise. Il y avait, dans ces yeux-là, trop de choses qu’elle refusait de voir, bien qu'elle en mourût d’envie. Et puis la question était vraiment directe et elle tenta de l'éluder, mais elle était trop lasse pour être adroite.
- En quoi mes sentiments peuvent-ils vous intéresser?
- Faut-il vraiment vous l'expliquer? C’est simple, dame, si votre cœur appartient à cet homme, cela voudra dire que je n’ai plus rien à espérer.
- De toute façon, vous ne pouviez rien espérer puisque vous êtes marié.
Il chassa l’objection d’un geste agacé qui traduisait bien le peu d’importance qu’avait à présent Hermelinde à ses yeux.
- Oubliez cela et répondez-moi. Si vous aimez cet homme je retournerai chez moi comme vous me l’ordonniez cette nuit. Je vous en prie, dites-moi la vérité, l’aimez-vous?
Quelle était donc facile à dire, cette vérité! C'était si simple de dire qu’Ausbert, victime pitoyable des machinations d’Etienne Grimaud, ne lui inspirait que compassion et simple amitié. Mais, instinctivement, Hughes avait tendu les mains vers elle en un geste inconscient de prière; sur l’une de ces mains brillait l'anneau d'or du mariage, et le cœur de la jeune femme se serra. Cet homme était à une autre et il fallait se garder de lui. Avec tout son charme il n'était qu'une séduisante image du péché. D’un péché d’autant plus grave qu'il prétendait ouvrir son abîme fleuri tout au long du rude chemin de la rédemption. Accepter de continuer avec lui jusqu'à Compostelle, c’était la damnation assurée puisque apparemment la vue d’un visage abîmé n’avait pas réussi à le décourager. Et combien de temps, elle-même, réussirait-elle à maîtriser l’élan étrange qui la poussait vers cet homme? Toute la nuit, elle avait entendu cette voix chaude lui murmurer : « Mon pauvre amour, je crois que je vous aime encore plus à présent que je sais la vérité. »
C’était trop doux, trop tentant pour son cœur solitaire. Elle comprit qu’elle avait envie d’entendre encore ces paroles, et même d’entendre d’autres mots semblables. Et que le péril était sérieux. Alors, elle choisit le pieux mensonge.
- Oui, souffla-t-elle, je l’aime.
Elle n’osa pas lever les yeux sur Hughes, mais elle vit que ses mains se crispaient et elle l’entendit respirer plus lourdement.
- Vous l’aimez? répéta-t-il comme s’il ne parvenait pas à y croire. En êtes-vous certaine? Vous êtes si jeune.
Elle haussa les épaules avec lassitude.
- Si je ne l’aimais, pourquoi serais-je partie pour ce long et périlleux voyage? N’est-ce pas là véritable preuve d’amour?
Il y eut un moment de silence qui parut à Marjolaine durer un siècle. Elle ferma les yeux, craignant de ne plus parvenir à se maîtriser mais, au moment où peut-être elle allait se démentir, crier la vérité, elle entendit la voix d’Hughes, devenue soudain froide et lointaine :
- Pardonnez-moi, dame. Je ne vous importunerai plus. Adieu!
Les yeux soudain pleins de larmes, elle le vit rejoindre son écuyer qui l’attendait un peu plus loin, tenant en main leurs deux chevaux. Il sauta en selle, tourna la tête de son cheval vers le nord et, les épaules basses, disparut derrière un bouquet d'arbres dans le brouillard humide de ce triste matin. Seul, Bertrand se retourna et fit un geste de la main. Alors, derrière elle, Marjolaine entendit quelqu’un éclater en sanglots et vit que c’était Aveline.
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