Et puis, l'idée miraculeuse était venue. Pierre avait un cousin qui, pour échapper à l'enfer d’une épouse odieuse, était parti un beau matin pour la Galice. Il en avait rapporté de grandes grâces et, surtout, une assurance qu'il n'avait jamais eue. Une telle considération dans son village que la femme impossible s’était faite son humble servante. Le cousin racontait les miracles de toutes sortes qui s’accomplissaient au tombeau de l’apôtre. Alors, peu à peu, à travers ses récits naïfs et enthousiastes, s’était implantée chez le jeune homme l’idée que tout devenait possible dès l'instant que l’on allait prier sur le tombeau du tout-puissant intercesseur.
Pernette et Pierre avaient donc décidé de partir ensemble. Ils s'étaient confessés à un vieux moine qui avait vu naître la jeune fille et qui, simple et miséricordieux, avait accepté de les unir en mariage afin qu’ils ne s'engagent pas sur la voie de l’irrémissible péché. Mais il avait exigé d'eux la promesse formelle de rester chastes durant toute la durée du saint voyage afin d'expier la faute commise en se passant de l’autorisation familiale. A Compostelle, s'ils y arrivaient vivants, ils pourraient demander une nouvelle bénédiction et considérer leur mariage comme valable.
Ils deviendraient alors des époux véritables à qui nul ne contesterait ce droit puisque aussi bien ils n’avaient aucune intention de revenir au pays.
Tous deux avaient juré. Le moine leur avait remis alors l’autorisation de départ au nom de Pierre L’aubier accompagnée de sa femme. C’était d’ailleurs une protection supplémentaire puisque Mathieu d’Oigny ne savait rien du roman de sa nièce et ignorait même jusqu’à l’existence du jeune homme. Et deux nuits avant le grand départ, les fugitifs avaient gagné Paris pour se mêler à la troupe des pèlerins. Hélas, toutes ces précautions n’avaient servi à rien puisque l’oncle et le cousin avaient su retrouver leur trace et qu’ils étaient arrivés jusqu’à Poitiers.
- Je vous en supplie, dame Marjolaine, aidez-nous! Si vous ne le faites, nous sommes perdus. Ils tueront Pierre et me ramèneront de force.
- Croyez-vous qu’ils m’écouteront, moi qu’ils ne connaissent pas?
- Vous peut-être pas car ils méprisent les femmes et leur faiblesse, mais messire de Lusigny vous a en haute estime. Si vous lui parliez...
Déjà Marjolaine était debout.
- Restez ici. J’y vais. Il faut se hâter! Ferme cette porte derrière moi, ordonna-t-elle à Aveline, et ne laisse entrer personne.
Elle se mit aussitôt à la recherche d’Odon de Lusigny.
Dans la cour entourée d’arcades, elle l’aperçut, assis sur une pierre. Il causait avec le grand charpentier que l’on avait pris à Tours tout en profitant d’un dernier rayon du soleil qui avait brillé toute la journée. Le soupir de soulagement qu’elle allait pousser s’arrêta dans sa gorge car, à l’entrée de ladite cour, elle vit soudain deux hommes poussiéreux dans lesquels, grâce à la description qu’en avait faite Pernette, elle n’eut aucune peine à reconnaître Mathieu d’Oigny et son fils Guy. Ce dernier était vraiment d’une laideur abominable et la pitié qu’elle éprouva soudain pour Pernette, menacée d'être livrée pour la vie à cet avorton, renforça sa détermination de l’en sauver à tout prix.
Les deux hommes causaient avec l’un des moines qui assuraient le service de l'hospice et celui-ci, d'un geste du bras, était justement en train de leur désigner le groupe formé par Odon et le charpentier. Marjolaine s'élança, traversa rapidement la cour et dit en s'efforçant de ne pas élever la voix :
- Vite, sire Odon! Venez vite! Il se passe quelque chose de grave! Venez aussi, frère pèlerin. Nous n'aurons pas trop de vous deux.
- Mais que se passe-t-il? demanda le templier.
- Je vais vous le dire, mais je vous en supplie, venez tout de suite.
L'agitation que montrait Marjolaine suffisait à prouver qu'il se passait en effet quelque drame et les deux hommes la suivirent sans poser d'autres questions. Elle les conduisit dans la chapelle, déserte à cette heure et où elle était certaine que l'on n'oserait pas la suivre.
- Eh bien? dit Lusigny.
- Pardonnez-moi de vous avoir arraché un peu brusquement à votre repos, mais il était plus que temps. Il y a, à l’entrée de cette maison, deux hommes qui vont demander à vous parler, mais il faut que je vous apprenne avant eux ce qu’ils ont à dire afin d’éviter un grand drame.
- Comment savez-vous ce qu’ils ont à dire? Les connaissez-vous?
- Je ne les ai jamais vus. Mais je vous en prie, écoutez-moi. Le temps presse.
- Dois-je, moi aussi, entendre ce que vous avez à dire? fit Bénigne.
- Vous aussi, en effet. On m'a dit que vous êtes maître charpentier. Est-ce vrai?
- C'est vrai, mais...
- Alors vous pouvez peut-être beaucoup pour les deux malheureux dont je veux parler. (Rapidement, mais clairement, Marjolaine refit le récit de Pernette.) A présent, dit-elle en conclusion, l'oncle et le cousin sont là. Je les ai vus et ils doivent vous chercher.
Sous l'éclairage pauvre de la lampe d’autel qui était la seule lumière de la sombre et étroite chapelle, le visage d’Odon de Lusigny lui apparut sévère et plus sévère encore le regard qu’il posa sur elle. Un instant, elle eut peur d’avoir mal choisi le dépositaire de ses confidences. Et aussi, elle regretta Hughes de Fresnoy. Il avait une manière à lui de régler les questions les plus épineuses qui n'était peut-être pas très morale mais qui, au fond, était bien commode.
- De par la loi féodale, dit Odon, ce seigneur possède tous droits paternels sur sa nièce, à défaut des parents. Nul ne doit s’opposer à lui pour décider du sort de sa pupille.
- Si, coupa Marjolaine sèchement, la nature d’abord et la charité ensuite. Quand vous aurez vu le cousin, messire, vous comprendrez - du moins je l'espère - que cette malheureuse enfant eût été prête à choisir le pire pour échapper à un tel sort. Penseriez-vous qu'elle eût mieux fait de se noyer?
- Certes pas! fit-il avec horreur, mais fuir avec ce garçon...
- Auquel elle est mariée, ne l’oubliez pas.
- Sans le consentement paternel, ne l'oubliez pas non plus.
- De toute façon, personne n'a le droit de la juger, ni vous ni moi. Je veux savoir si vous êtes disposé à l'aider.
- Je ne vois pas comment.
- C'est simple pourtant. De mariage ni du mari, il ne saurait être question puisque aussi bien l'oncle ignore tout de l'un comme de l'autre.
- En êtes-vous certaine?
- Pernette dit qu’il lui paraît impossible qu'il l'ait su. Je pense donc prendre toute la faute sur moi et dire à ces hommes que j'ai engagé Pernette à m'accompagner dans cc pèlerinage dans l'espoir que la grâce de Mgr saint Jacques la toucherait et lui permettrait de voir plus clair en elle-même.
- Mais le garçon? Tel que je le connais - et je le crois courageux - il revendiquera hautement son titre d’époux.
- Et se fera tuer sans que personne puisse quoi que ce soit pour lui. Mais il y a peut-être aussi une solution : il est charpentier, comme vous, frère pèlerin. Ne pourriez-vous dire qu’il vous accompagne, qu’il est...
Un grand sourire éclaira soudain le large visage du charpentier bourguignon.
- Mon apprenti? Pourquoi pas? Nous sommes de même métier et à ce titre je lui dois assistance. L’idée est bonne. Dites-moi où je peux le trouver afin que je le prévienne et l'empêche de se montrer. J’espère seulement qu’il n’est pas trop tard.
Renseigné par Marjolaine, Bénigne quitta la chapelle précipitamment pour se mettre à la recherche de Pierre laissant la jeune femme et le chef des pèlerins face à face. Ce dernier, visiblement, réfléchissait, hésitait.
- Je vous en supplie, gémit Marjolaine, il faut vous décider. Voulez-vous nous aider?
Il haussa les épaules.
- Je n’ai plus guère le choix à présent que Bénigne a pris parti. Mais avez-vous songé que si ces gens interrogent n’importe lequel de nos compagnons de voyage, ils seront fixés?
- C'est un risque, je l'admets, mais plus nous tarderons et plus ce risque sera grand.
- Eh bien, allons, et que Dieu nous pardonne les mensonges que nous allons proférer.
Lorsqu'ils revinrent dans la cour, le cœur de Marjolaine marqua un battement : les deux hommes étaient en train de parler avec Nicolas Troussel. Leur mine lui parut singulièrement sombre bien que celle du jeune homme fût désinvolte et souriante à son habitude. Les voyant paraître, il s’écria :
- Tenez, voici messire de Lusigny, notre chef. Adressez-vous à lui, moi je ne comprends rien à ce que vous me racontez.
- De quoi s’agit-il? dit calmement Odon.
- Si j'ai bien saisi ce qu’il dit, ce seigneur prétend que nous avons enlevé sa nièce.
Marjolaine ne laissa pas au chef des pèlerins le temps de répondre.
- Êtes-vous donc le sire d'Oigny? demanda-t-elle à l’aîné des deux hommes.
Elle n'avait pas eu besoin de le regarder à deux fois pour constater que c'était bien un rustre et de la pire espèce : celle qui essaie de faire montre d'une certaine grandeur seigneuriale.
La cupidité était inscrite dans ses petits yeux gris, froids et durs comme pierre, et la méchanceté dans la minceur sinueuse de sa bouche. La belle qualité des vêtements, sous la poussière qui les recouvrait, ne changeait rien à l'aspect du personnage, pas plus que les airs de tête superbes qu'il s'efforçait de prendre. Peut-être pour se mieux différencier de son rejeton, qui lui ressemblait beaucoup, mais en bossu, bigle et contrefait.
- Je suis en effet le sire d'Oigny, répondit l'homme avec hauteur. D'où me connaissez-vous? Et d'abord qui êtes-vous, la fille?
Le mot fit passer définitivement Odon dans le camp de Marjolaine.
- Si vous voulez que nous vous répondions, je ne saurais trop vous conseiller la politesse! gronda-t-il. Cette jeune dame...
- Laissez, messire, coupa doucement la jeune femme. Je vais lui répondre. J'ai nom Marjolaine des Bruyères, dame Foletier, ajouta-t-elle en se retournant non sans hauteur vers Oigny, et c'est moi qui ai invité Pernette à m'accompagner au cours de ce saint voyage vers Compostelle de Galice. Son âme était en peine et si proche du désespoir que le recours à un grand saint m’est apparu comme tout naturel.
- Vraiment? Vous l’avez invitée? Et de quel droit? Ne saviez-vous pas qu’elle est sous mon entière dépendance? Un tel voyage ne se pouvait accomplir sans ma permission.
- La lui auriez-vous accordée?
- Sûrement pas! Ma nièce doit épouser mon fils que voici.
- Je sais. L’âme de n'importe quelle jeune fille serait en peine en face d’une telle perspective.
- Une fille n’a pas à donner son avis dès l’instant que ses parents ont décidé. Elle doit seulement obéir!
- Sans doute. Mais justement Pernette ne souhaitait pas vous obéir. Si vous voulez tout savoir, elle songeait à mettre fin à ses jours lorsque je suis intervenue.
- Mettre fin à ses jours? fit l’homme comme si ces mots n’avaient pas de sens pour lui.
- Mais oui. Se tuer, si vous préférez. Devant un tel péril, j'ai voulu parer au plus pressé, messire.
- Dame Marjolaine a pensé, coupa Odon de Lusigny, que les grâces que l’on reçoit au tombeau de l’apôtre auraient le pouvoir de ramener votre nièce à une plus saine compréhension de ses devoirs. C’est pourquoi j'ai accepté qu'elle accompagne dame Marjolaine.
- Dame Marjolaine, dame Marjolaine! gronda Oigny. C’est la première fois que j’entends ce nom! Qui êtes-vous, d’où sortez-vous? Et d’abord pourquoi cachez-vous votre figure?
- Elle n’a pas à vous répondre sur ce point, gronda Odon. Sachez seulement que l'histoire de cette dame est de celles qui forcent le respect et que, tous ici, nous avons pour elle la plus haute estime. Votre nièce ne pourrait être entre de meilleures mains.
- C'est possible, mais cela ne me dit pas d'où elle vient ni surtout comment ma nièce a pu la connaître, alors que je ne l'ai jamais vue. Habitez-vous donc à Pontoise ou aux environs?
- Non, mais j’y fais de fréquents séjours au couvent des Bénédictines dont la prieure est de mes parentes, affirma la jeune femme qui, cette fois, ne mentait pas car elle s’était souvenue qu’une cousine de son père. Marguerite d’Avesnes, dirigeait en effet à Pontoise un couvent de moniales. C’est à l’église, ajouta-t-elle, que j’ai connu votre nièce. Nous sommes devenues amies et, en la voyant si désespérée, j’ai voulu l’aider. Il ne faut pas m’en vouloir, messire, ni à elle d’ailleurs. Elle n’est pas coupable autant que vous l'imaginez.
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