- Allez la chercher!
Le ton était rude et Marjolaine sentit se lever en elle le vent de la colère. Elle allait peut-être répondre avec quelque vivacité, mais la main de Lusigny se posa sur son bras, apaisante.
- Il n’y a là rien que de très naturel, ma sœur. Allez chercher cette enfant.
Inquiète, malgré tout, car la figure de Mathieu d'Oigny ne lui disait rien qui vaille. Marjolaine s’exécuta. Elle alla chercher Pernette que, chemin faisant, elle mit rapidement au courant de ce qui se passait et de ce qu'elle avait dit. La petite n’en tremblait pas moins comme une feuille quand, au bras de son amie, elle marcha vers son oncle avec plus de crainte sans doute qu’elle ne l'eût fait en allant au gibet.
Elle avait quelques raisons de craindre car, après l’avoir accablée de reproches qu'elle écouta tête basse et en pleurant, à la grande indignation de Marjolaine. Mathieu la saisit par le bras et l’attira à lui violemment.
- A présent, venez, nous partons! Et que personne n'essaie de nous en empêcher!
Brusquement, il avait saisi son épée et, l'agitant au-dessus de lui, il en menaçait alternativement Marjolaine et le chef des pèlerins.
- Vous êtes ici dans une maison-Dieu, tonna celui-ci. Comment osez-vous y tirer l'épée? C’est un péché mortel.
- Apprends ceci, bonhomme, ricana le déplaisant personnage, j'obtiens toujours ce que je veux parce que je ne reconnais à personne, même à Dieu, le droit de m'en empêcher. Alors ne bougez pas, vous deux, tandis que nous partons. Emmène ta fiancée, mon fils.
- Il aurait du mal, fit une voix goguenarde. S'il fait seulement mine d’y toucher, je lui tranche la gorge.
Avec un vif soulagement. Marjolaine vit que Nicolas Troussel avait ceinturé l’affreux Guy d'un bras et que, de l’autre, il lui maintenait sous le cou le tranchant d'une dague. Mathieu se tourna vers lui comme un furieux.
- Lâche mon fils, ou je t'embroche! cria-t-il.
- Essaie toujours, fit l'étudiant en riant. Il sera mort avant moi.
Et la dague s'appuya un peu, arrachant au garçon un hurlement de terreur.
- Faites ce qu'il vous dit, mon père! Et laissez-les emmener cette garce!
- Jamais!
- Soyez raisonnable. Le voyage est long, dangereux. Si elle crève vous aurez son bien sans que j'aie à l'épouser.
Lentement, Mathieu d'Oigny baissa son arme. Une lueur d'intérêt s'était allumée dans ses petits yeux.
- Après tout, qu'elle continue. Mais nous irons avec elle. Faisons-nous pèlerins, mon fils. Cela pourra être amusant.
C'était apparemment plus que n'en pouvait supporter Odon de Lusigny. Arrachant l'épée des mains du triste sire, il la jeta au loin puis, l'empoignant par le col de sa tunique, il le porta à bout de bras jusqu'à l'entrée de l'hospice, faisant ainsi preuve d'une force peu commune. Arrivé là, il l’envoya rouler sans ménagement dans la poussière du chemin, tandis que Nicolas en faisait autant pour le fils.
- Les misérables tels que toi n’ont rien à faire avec ceux qui peinent pour trouver la vérité et la grâce! Va-t’en et ne te retrouve jamais sur notre chemin car aussi vrai que je me nomme Odon de Lusigny, je te briserai comme je brise cette épée que tu es indigne de porter.
- Nous nous retrouverons quand même, hurla l’autre tendant un poing menaçant, et alors je te jure que tu le regretteras!
La lourde porte de l’hospice, claquée par Nicolas, lui coupa la parole. Odon essuya son front où coulait la sueur et regarda sévèrement son jeune compagnon.
- Merci de votre aide, Nicolas Troussel.
- Oh, je pense que vous vous en seriez bien tiré tout seul, fit le jeune homme avec insouciance, mais cela vous aurait obligé à tirer l’épée. J’ai pensé qu’il valait mieux que le péché de dégainer dans une maison-Dieu soit pour moi.
Lusigny fronça le sourcil.
- Qui vous a dit que j’ai une épée?
Cette fois, Nicolas se mit à rire.
- N’en avez-vous pas? Vous seriez bien le premier templier qui s’en passerait. Et ne me demandez pas qui m’a dit que vous apparteniez au très saint ordre du Temple de Jérusalem. Votre robe s’est écartée un peu l’autre jour quand vous avez maintenu l’un des chevaux qui s’emballait. J’ai vu la croix.
- Alors oubliez-la! ordonna Odon sèchement. Il n’entre pas dans mes plans que tout un chacun le sache, sinon je ne dissimulerais pas ma tunique.
- Ne me donnez pas d’explications, dit Nicolas, angélique. J'ai déjà oublié.
Sous les arcades, ils retrouvèrent Marjolaine qui, assise auprès de Pernette, s’efforçait de la réconforter. Les voyant revenir, la petite épouse de Pierre se jeta à leurs pieds pour les remercier de l'avoir protégée. Odon de Lusigny la releva et, d'un geste plein de douceur, essuya les larmes qui roulaient sur le joli visage.
- Vous avez commis une grande faute, mon enfant, pourtant je ne vois pas qui pourrait avoir le courage de vous la reprocher. J'ai fait ce que j’ai pu, mais la vérité m'oblige à vous dire que le danger n’est pas écarté. Cet homme est plein de haine et fera tout pour se venger. J'ai peur qu’il ne veuille nous suivre.
- Au milieu de vous tous, je ne crains rien, dit Pernette. Et puis Pierre saura bien me protéger. Puisque vous avez été miséricordieux au point de ne pas nous rejeter, nous ne craindrons plus rien.
- J'aimerais pouvoir en dire autant. De toute façon, il faut prendre certaines dispositions. Nicolas, allez me chercher Pierre et Bénigne. Ramenez-les avec vous dans la chapelle. Venez avec moi, dame Marjolaine, et vous aussi Pernette.
Quand les trois hommes les rejoignirent dans la chapelle, il pria Nicolas de veiller à la porte afin que personne ne vienne les déranger.
- Nous vous dirons ce que nous aurons décidé, ajouta-t-il avec un sourire. Je crois que vous en avez acquis largement le droit.
Le jeune homme salua, sourit et s’esquiva, tandis que Lusigny se tournait vers Pierre qui, à peine eut-il aperçu sa Pernette, s’était précipité sur elle et l’entourait de ses bras.
- Cc n’est ni le lieu ni l’heure des effusions, lui dit-il avec sévérité.
- Je sais, mais j’ai eu si peur de la perdre. Vous ne savez pas ce que je viens de souffrir.
- Oh, c’est simple, dit tranquillement Bénigne, je me suis demande un moment si je ne serais pas obligé de l’assommer pour le faire tenir tranquille. Ce garçon était déchaîné. Il voulait à tout prix venir pourfendre l'oncle.
- Elle est ma femme devant Dieu! s'écria le jeune homme révolté. Pourquoi n'aurais-je pas le droit de la défendre, de nous défendre?
- Parce que vous n'auriez rien pu défendre du tout, dit Marjolaine. La seule chose que vous auriez réussi à faire, c'eût été de détruire notre ouvrage et, à cette heure, Pernette serait sans doute aux mains du seigneur d'Oigny et vous en route pour la prison. Peut-être pour pis encore.
- Je savais quels risques nous allions prendre et je n'ai jamais demandé à personne de me protéger. Je veux...
- En voilà assez! gronda Lusigny. Tu as de l'audace, mon garçon, d'oser élever la voix ici. Songe à regarder tes fautes avant de proclamer tes droits. Tu as détourné de ses devoirs une fille de noble maison, alors que tu es du peuple, tu l'as enlevée et vous vous êtes introduits parmi nous grâce à un mensonge.
- Quel mensonge? Nous sommes mariés.
- Oserais-tu jurer que ton mariage est valable? Avais-tu sollicité l'autorisation paternelle que détenait son oncle?
Pierre haussa les épaules.
- N'aurait-ce pas été le meilleur moyen de la perdre à jamais? Nous n'avions pas le choix.
- Peut-être, mais nous l'avions, nous, le choix. Le droit féodal nous ordonnait de rendre Pernette à sa famille et de te remettre toi à la justice. Nous ne l'avons pas fait. Mieux encore, pour vous sauver nous avons menti, dame Marjolaine et moi, de façon éhontée : elle qui est l'honneur de ce voyage, moi qui suis chevalier! Il nous faudra faire pénitence pour cela. Y penses-tu?
Maté, Pierre baissa la tête puis, humblement, s'agenouilla devant le templier.
- Pardonnez mon emportement, sire chevalier. Je n'ai pas voulu vous offenser. Voyez-vous, je l'aime tellement que l'idée de la perdre me rend fou.
- Pourtant, il va falloir vous séparer. Pour un temps tout au moins.
Instantanément, Pierre fut debout, de nouveau prêt au combat.
- Nous séparer? Jamais!
- J'ai dit : pour un temps seulement. Et tu dois accepter car c’est ta seule chance de vivre ensuite avec elle tous les autres jours de ta vie. (Rapidement, il raconta la scène qui s'était déroulée dans la cour, il dit comment il avait fini par jeter dehors les deux Oigny et il dit aussi sa conviction que les choses n'en resteraient pas là.) Ou je me trompe fort, ou ces deux hommes vont nous suivre afin de surveiller Pernette. Toi, dès maintenant, tu es attaché à Bénigne Prêt-à-bien-faire, maître charpentier ici présent.
- Et les autres? Ceux qui sont partis de Paris avec nous? Que vont-ils penser? Si les autres nous suivent, ils seront vite renseignés.
- Je ne crois pas car vous agirez de façon que personne ne s'étonne. Quant aux étrangers, ils ne vous connaissent même pas.
- Bien. Je voyagerai avec maître Bénigne. Si c'est cela la séparation, elle ne sera pas bien pénible. Je pourrai voir Pernette tout le jour et la nuit, vous le savez, nous ne dormions ensemble qu’au milieu de tous.
Odon de Lusigny poussa un soupir et vint, lentement, poser sa main sur l’épaule du jeune homme.
- Non, car Bénigne ne nous accompagne pas à Compostelle. Il nous quittera avant Saint-Jean-d'Angély, dans trois jours, et cela pour accomplir une mission de la plus haute importance. Tu devras le suivre, garçon.
- Alors j'irai avec lui, s'écria Pernette. Il n’y a aucune raison pour que je ne le suive pas.
- Si, il y en a une, et très grave. Si vous ne poursuivez pas la route avec dame Marjolaine, Mathieu d’Oigny vous cherchera, vous trouvera et mettra alors en danger mon plan ou plutôt le plan du Temple qui ne saurait être mis en péril de quelque façon que ce soit. Au retour, vous irez rejoindre votre époux.
- Mais où va-t-il? Où pourrais-je le retrouver?
Ce fut Bénigne qui se chargea de la réponse.
- Avec votre permission, messire, laissez-moi leur expliquer. Ils comprendront alors qu'ils ont eu une grande chance de s'embarquer avec nous mais que, pour en bénéficier entièrement, il faut qu'ils jouent le jeu. (Puis, se tournant vers Pierre :) Écoute, garçon. Puisque tu es l’époux, elle te doit obéissance et ce sera à toi de décider en connaissance de cause puisqu'à présent tu sais qui je suis.
- Vous me l'avez dit tout à l'heure, dit le garçon avec un respect qu'il ne semblait pas disposé à accorder au chef des pèlerins. Vous êtes Bénigne Prêt-à-bien-faire, passant du Saint Devoir de Dieu.
- Qu'est-ce donc? ne put s'empêcher de demander Marjolaine.
- Plus tard, si vous le voulez bien, noble dame. Sachez seulement que c’est un titre très significatif pour un jeune compagnon charpentier ou tailleur de pierre. Maintenant, il me faut expliquer à ce garçon la mission dont je suis investi.
- Excusez-moi, s’il vous plaît, fit Marjolaine un peu vexée.
- Voilà des mois que, par ordre de Mgr Robert de Craon, grand maître du Temple de Jérusalem au service duquel j’ai mis tout ce que je sais, j’étudie sur les côtes de Normandie l'art de construire ces bateaux rapides qui, durant tant d'années, ont amené sur nos terres les pirates vikings, et même de les améliorer afin qu'ils puissent entreprendre de nombreux voyages sur la mer infinie, à la découverte des terres inconnues qui s'étendent au-delà. A présent, j'ai appris ce que je voulais savoir et je peux construire aussi bien des bateaux solides qu'établir les chantiers et aménager, pour eux, un port.
- Mais il n’y a pas de terres au-delà de la mer, dit Pierre. Il n'y a qu'un abîme sans fond où se précipitent ses eaux emportant les imprudents qui osent s'y aventurer.
Bénigne sourit, ce qui conféra à son rude visage un charme enfantin.
- Il y a bien des choses que tu ignores, garçon, mais ce n'est pas de ta faute car bien peu en connaissent plus que toi. Sache qu'en Orient, le grand maître est entré en possession d'antiques documents qui disent d'étranges choses dont le Temple veut s’assurer la véracité. C’est pourquoi il veut des bateaux, c'est pourquoi nous allons en construire.
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