-    Où cela?

Du regard, Bénigne interrogea Lusigny. Pouvait-il en dire davantage encore? Ce fut le grand pèlerin qui choisit d'assumer la suite.

-    A quelques dizaines de lieues d’ici, dans un village au bord de l'océan que l'on appelle Rochella et où, déjà, nos frères ont obtenu quelque terre.

Bénigne ouvrit des yeux pleins de surprise.

-    Je croyais, messire, que nous nous installions à Châtelaillon qui possède déjà bien des installations.

-    Cela a été changé. Je te l’aurais dit en temps utile. Depuis que le duc d'Aquitaine, père de la reine Aliénor, a ravagé trop facilement Châtelaillon, cet endroit nous est devenu suspect. En outre, la mer semble gagner sur une langue de terre qu’elle pourrait peut-être faire disparaître dans un temps assez proche. Rochella, avec son plateau calcaire bien abrité au fond d’une baie et défendu, côté terre par des marécages, peut et doit devenir un grand port. C'est de là que partiront les navires du Temple pour découvrir les terres dont parlent les documents. C'est là que tu rejoindras les frères qui t’attendent déjà, toi et l'or promis.

-    Soyez sans crainte. Nous arriverons l’un et l’autre à destination. A présent, mon garçon, ajouta-t-il en revenant à Pierre, c’est à toi de nous dire ce que tu choisis : accepter la séparation d'avec les amours, et cela pendant quelques mois, pour m'aider à accomplir ma tâche, ou bien l'aventure, seuls tous les deux, avec le risque d’être bientôt unis dans la mort.

Pierre se tourna vers Pernette dont les grands yeux pleins de larmes ne le quittaient pas. Il vint à elle; prit doucement son visage entre ses mains et baisa ses lèvres tremblantes.

-    Ma douce, j’ai envie de vivre et de vivre avec toi. Ce que l’on nous offre est inespéré. Je voudrais accepter.

-    Ta volonté a toujours été la mienne. Je t’obéirai. (Elle ravalait courageusement ses larmes et même s’efforçait de sourire.) Moi aussi, dit-elle, j’ai envie de vivre avec toi. Peut-être que nous pourrons aller, nous aussi, à la recherche de ces terres inconnues.

-    C’est bien, dit Odon de Lusigny. Tu es un homme, Pierre. En retour, j’engage ma foi de chevalier qu’il n’arrivera rien de mauvais à ton épouse tant que je vivrai. Je te la ramènerai moi-même quand nous aurons accompli notre vœu et vous pourrez alors espérer une belle vie sous la puissante protection du Temple. A présent, il est temps d’aller rejoindre les autres. Le repas du soir va bientôt être servi.

Comme ils sortaient de la chapelle. Bénigne retint Marjolaine.

-    Je n'ai pas voulu vous offenser tout à l’heure, gracieuse dame, en refusant de vous répondre. Voulez-vous me pardonnez?

-    Ma question était irréfléchie, maître Bénigne. C’est à moi de m’excuser.

-    Je vous en prie. Laissez-moi, à présent, vous expliquer ce qu’est le Saint Devoir car je crois que vous pouvez comprendre ces choses. Messire de Lusigny vous tient en haute estime et dit que peu de femmes ont votre entendement.

-    Il a trop de bonté. Pourtant, s’il s’agit d’un secret, je vous supplie de croire que je comprendrai sans peine.

-    Un secret? En réalité c’en est un, mais il est de ceux gardés par la lumière et que les paroles ne peuvent trahir hors des lieux d’initiation. Le Saint Devoir est une règle à laquelle prêtent serment ceux qui ont été jugés dignes d’en être les dépositaires. Une règle de travail.

-    Une règle de travail?

-    Mais oui. Elle a été établie voici peu d’années dans mon pays de Bourgogne, à l’abbaye de Fontenay où se réunissent des hommes de grand savoir, des moines... et d’autres, dépositaires d’antiques traditions dans l’art de bâtir. Là, nos maîtres ont mis au point un procédé géométral de coupes de charpentes et de pierres tiré des principes d’un Grec nommé Euclide et dont est en train de sortir un art nouveau. Ce procédé s'appelle le Trait et nous, compagnons passants du Saint Devoir de Dieu, nous devons en appliquer les merveilles de par le monde. Et nous allons par les routes là où l’on a besoin de notre savoir. Comprenez-vous?

Marjolaine sourit.

-    Ce sont choses bien difficiles pour l’esprit modeste d'une femme, maître Bénigne, mais je crois que j’ai compris grâce au soin que vous avez pris pour m’expliquer. Tout ceci paraît simple.

-    Et pourtant, je ne vous ai rien dit en réalité. Voilà pourquoi j’ai parlé de secrets gardés par la lumière. Ils sont, de tous, les mieux gardés.

-    Me permettrez-vous de montrer encore un peu de curiosité?

L’indulgent sourire du charpentier se teinta d’un très léger dédain.

-    Vous êtes femme, cela vous sied. En outre, vous êtes intelligente. Que voulez-vous savoir?

-    Le terme curiosité était impropre, j’aurais dû dire inquiétude. Messire de Lusigny, tout à l’heure, a parlé d'or et j'ai cru comprendre que cet or vous accompagnait puisque vous devez, l’un et l’autre, arriver en bon état à destination.

-    J’y compte bien, dit Bénigne sans se compromettre, mais assez froidement.

-    Ne croyez pas que je m’intéresse à cet or lui-même. Je crains seulement de comprendre qu’il se trouve ici avec vous. Autrement dit, si une somme importante est transportée parmi nous, les dangers de la route se trouvent décuplés. Un tel chargement ne peut que faire courir des risques aux simples pèlerins que nous sommes. Vu les difficultés du voyage, n'est-ce pas un peu trop?

Bénigne ne répondit pas tout de suite. Il baissait la tête semblant chercher au bout de ses souliers une réponse valable à une question difficile.

-    Vous avez parfaitement raison et, croyez-le, nous avons soigneusement pesé le pour et le contre avant d’entreprendre cette aventure. Mais, en toute sincérité, je ne crois pas que vous et vos compagnons couriez un grand risque. Ce secret-là est gardé à la fois par l’évidence et par la crainte. En outre, vous serez bientôt libérés de ce danger. Un important groupe de pèlerins est une bonne protection. Nous n’aurions pas pu en trouver de meilleure et la cause, qui est celle de Dieu malgré tout, méritait que nous prenions ce risque. Puis-je cependant vous recommander le silence sur ce sujet? Messire de Lusigny a parlé un peu vite, tout à l’heure, et j’ai regretté qu’il mentionne l’or. On ne craint pas ce que l’on ignore. Votre question prouvait seulement que j’avais raison.

-    Soyez sans crainte. Je ne dirai rien à personne et je saurai imposer le silence à Pernette qui, d'ailleurs, ne doit pas se soucier beaucoup de cela.

Cette nuit-là, Marjolaine resta longtemps éveillée. Les yeux grands ouverts dans l'obscurité, écoutant les paisibles respirations d'Aveline et de Pernette qu’elle avait aussitôt fait installer avec elle, la jeune femme repassait dans sa mémoire la pénible scène de tout à l’heure. Elle revoyait le visage convulsé de rage de Mathieu d'Oigny et celui, pire encore, de son fils. A l’idée que ces hommes, pleins de haine et de rancune, allaient s'attacher à leurs pas, guetter les occasions d’assouvir leur vengeance et de reprendre Pernette l’angoisse lui serrait le cœur. La présence de l'or, si bien caché qu'il fut, n’arrangeait rien et elle comptait mentalement ceux de ses compagnons sur lesquels on pourrait s'appuyer en cas d'attaque, surtout quand le gigantesque Bénigne et Pierre les auraient quittés. Certes, Odon de Lusigny était fort, et vaillant comme l'étaient tous ses frères du puissant ordre guerrier. Mais - et Marjolaine se le reprochait sans parvenir pour autant à atténuer ses regrets - comme elle se fût sentie plus rassurée si elle avait pu savoir derrière elle certain chevalier pourvu d’un écuyer, d'une lourde épée et d'une paire d'yeux particulièrement insolents. Mais ledit chevalier devait être loin à présent, en route pour rejoindre un château et une vie dans lesquels Marjolaine n'aurait jamais sa place.

Fermant les yeux, elle chercha le sommeil. Mais ce fut seulement quand les larmes commencèrent à mouiller son cou qu'elle s'aperçut qu'elle pleurait.

Le coupe-gorge

La guerre entre frère Fulgence et Bran Maelduin se ralluma dès le lendemain. Se sentant mieux et ne voulant pas exaspérer inutilement son gardien, Ausbert avait humblement remercié Marjolaine de sa charité et lui avait fait rendre la mule prêtée. Mais quand il était apparu, appuyé sur ses béquilles et le pied enveloppé de linge, Fulgence, fort de la disparition de Fresnoy, avait exigé que l’on retirât le pansement.

-    Il doit marcher pieds nus! répétait-il, impitoyable.

Apparemment, Bran avait prévu cela. Il s’agenouilla tranquillement devant le pénitent, lui ôta le linge incriminé puis, tirant de sa robe une paire de sandales comme en portent les moines, c’est-à-dire des semelles de cuir retenues par une simple lanière, il entreprit d'en chausser Ancelin.

-    Ôtez cela, hurla Fulgence. J’ai dit pieds nus!

-    Je prétendre pieds être nus, fit l'Irlandais, montrant les orteils de son protégé à peine couverts par les minces lanières.

Cette distinction était sans doute trop subtile pour l’irascible moine car il refusa d’accepter cette forme de nudité. Il prétendit ôter les sandales. Bran Maelduin s’y opposa, d’un mot en vint un autre et, sous l’œil à la fois intéressé et stupéfait de leurs compagnons de route. Fulgence et Bran Maelduin échangèrent une collection d’injures qui faisaient grand honneur à leurs connaissances en cette matière et dont certaines, pour être teintées de folklore Irlandais, n'en étaient pas moins efficaces. Ils en fussent peut-être venus aux mains si Odon de Lusigny, alors occupé à remettre, au nom de tous, une aumône au prieur de l’hospice, n’avait fait son apparition.

Les soucis que lui causait la suite du voyage étaient inscrits en grosses rides sur son visage et les criailleries de Fulgence l’agaçaient prodigieusement. Il intima aux deux hommes l'ordre de se taire, leur fit honte de s'être laissés aller à s’injurier entre chrétiens, leur imposa une pénitence pour la halte du soir et comme Fulgence, d'une voix offensée, entreprenait de lui exposer la cause du débat, il lui coupa la parole :

-    En voilà assez, frère Fulgence! Nous allons bientôt aborder une région où il vaudra mieux, pour la sécurité de tous, que notre groupe comporte surtout des hommes valides. Celui-ci est vigoureux et, grâce à notre frère Irlandais, il est presque guéri. Il est inutile et même dangereux pour tous de le transformer de nouveau en invalide.

-    Une région dangereuse? Quelle sorte de danger?

-    Toutes sortes : les rivières en crue vers le bassin de la Garonne, les sables dans la région désertique qui s’étend au sud de Bordeaux, puis les montagnes et leurs pièges, enfin les hommes un peu partout, ajouta-t-il pensant aux deux Oigny dont son regard passant au-dessus de son troupeau s'efforçait de déceler la présence dans la petite foule d'habitants de Poitiers qui étaient venus assister au départ des pèlerins.

Il ne les vit pas et en éprouva un certain réconfort. Non qu'il eût peur de ce que ces hommes pouvaient faire car il avait confiance en sa force et en son propre courage, mais il n'aimait pas l’idée qu'une double haine pouvait cheminer autour de tous ces braves gens dont il assumait la charge. Et ce matin-là, durant la messe, il adressa au Seigneur une prière plus fervente encore que de coutume, afin d'obtenir que le chemin ne devînt pas trop cruel pour les errants qu'il devait mener en Galice.

Apparemment, Dieu n'était pas disposé à l'écouter car, au sortir de la messe, on vint lui dire que la dame danoise, souffrante, décidait de rester quelques jours à Poitiers où elle était descendue dans la meilleure auberge. Elle et ses gens étant tous montés, ils n'auraient guère de peine à rattraper les marcheurs avant les grandes montagnes; son chapelain, qui lui servait d'interprète, comptait s’adresser à des guides successifs pour ne pas perdre le chemin.

Lusigny ne put que s’incliner mais non sans regret : l’escorte de la dame représentait une dizaine d’hommes solides et bien armés qui pouvaient se révéler d'un précieux secours. Un instant, il caressa l'idée de demander jusqu'à Saint-Jean-d'Angély une escorte armée au gouverneur de la ville, comme cela se pratiquait souvent dans les endroits difficiles. Mais le Poitou, bien administré au nom de la reine et peuplé de gens hospitaliers en général parce que maîtres de bonnes terres, ne représentait aucunement une région dangereuse. Et puis pourquoi jusqu’à Saint-Jean-Angély et pas au-delà?

C'était difficile à expliquer, même à lui-même, mais le templier se sentait envahi d'un pressentiment désagréable, né sans doute de la responsabilité que représentait l'or à lui confié par les frères de Paris. L'or que cinq de ses hommes - quatre à l'extérieur et un à l'intérieur jouant les malades et qui changeait chaque jour - transportaient dans la fameuse litière qui avait si fort intrigue, puis terrifié ses compagnons. L'or qui avait ainsi parcouru sans danger la plus grande partie du trajet. Il y avait tout lieu de croire que la fin du parcours sous la garde de Bénigne, Pierre et les cinq autres gardiens, s'accomplirait aussi heureusement. Quant à Lusigny, il ne se dissimulait pas que le danger représenté par les deux Oigny lui paraîtrait beaucoup plus négligeable quand le trésor aurait quitté les pèlerins pour se diriger vers Rochella. Cela représentait encore près de trois jours de marche jusqu'au carrefour d'Aulnay où devait s'accomplir la séparation.