Bien sûr, il eût été possible de la réaliser le jour même car sous les murs du château de Lusignan où l'on devait passer, s'ouvrait un chemin en direction de la mer. Mais, serpentant à travers une dangereuse région de marais, il était mal connu et n'offrait aucune protection. Le chargement et son escorte pouvaient s'y engloutir sans que personne puisse dire ce qu'ils étaient devenus et sans laisser d'autre trace que deux ou trois grosses bulles sur de la boue. Mieux valait s'en tenir à ce qui avait été d'abord décidé.
Pourtant, ce jour-là, il ne se passa rien. Au pied du promontoire que couronnait Poitiers, le chemin filait droit à travers une vaste plaine coupée d'eaux claires qui creusaient de fraîches vallées rocheuses et des bois touffus. Des ruines romaines, parfois imposantes, surgissaient de loin en loin, des ruines qui ne tarderaient pas à disparaître car leurs pierres bien taillées leur valaient de servir de carrières pour l'édification de nouveaux villages, et surtout de l'étonnante floraison d’églises blanches que l’on voyait s’élever un peu partout. Dans ce Poitou riche et bien administré, le moindre village, le plus modeste monastère se voulaient possesseurs d’une merveille neuve. C’était comme si tout le pays se rassemblait pour faire chanter aux pierres la gloire d’un Dieu qui avait su le préserver de l’envahisseur sarrasin et qui régnait plus haut encore que la toute-puissante comtesse-reine.
Le ciel, traversé d’oiseaux, était gris et doux. La brume vint sur le soir quand on vit apparaître, au sommet d’une petite colline, la chapelle et les granges où l’on allait faire halte.
Le second jour, on traversa quelques-unes de ces brandes poitevines tapissées de bruyères, d’ajoncs, de genêts et de fougères qui laissaient le regard vagabonder à son aise sur les vastes étendues d’un paysage rassurant. Malheureusement, la pluie était revenue avec le matin et enlevait beaucoup de son charme à cette campagne fleurie. Les pèlerins en supportèrent les inconvénients sans se plaindre. Seul Léon Mallet emplissait l’air de ses lamentations et gémissements, mais personne ne songeait à lui en vouloir car sa joue enflée disait assez qu’il endurait le martyre. Modestine d’ailleurs, quittant la compagnie de Marjolaine, l’entourait de soins qui, pour être excessifs, n’en étaient pas moins touchants car elle essuyait en retour plus de rebuffades que de remerciements.
Quand, à la nuit tombante, on trouva abri dans les dépendances d’un château solide et bien clos dont Odon de Lusigny connaissait le maître, le chef des pèlerins sentit son cœur s’alléger. Quelques heures encore, et l’on se séparerait de l’encombrante litière. En vérité, Lusigny se sentirait nettement plus léger.
Bien sûr, il faudrait trouver une explication pour les autres pèlerins. Mais la litière marchait toujours avec un certain écart sur les autres, justifié par la légende qui l'entourait et que ces distances accréditaient. Quand elle aurait disparu, vraisemblablement les autres se contenteraient de pousser un soupir de soulagement. Quant à Bénigne et Pierre, le mieux serait qu’ils s’écartent, eux aussi, avec une apparente imprudence. A la halte de Saint-Jean-d’Angély, on s’apercevrait de leur absence. On ferait mine de les chercher et, finalement, on reprendrait la route sans eux. Pernette pleurerait abondamment, mais il n’y aurait certainement pas besoin de la forcer beaucoup pour obtenir ce résultat. La petite se cramponnait à Marjolaine comme un jeune chien qui a perdu son maître. Il lui était dur de ne plus marcher la main dans la main avec Pierre qui, à quelques pas derrière elle, causait métier avec Bénigne mais, surtout, elle appréhendait l’instant de la séparation et cherchait, dans l’amitié de la jeune veuve, un rempart contre un désespoir dont elle savait bien qu’elle aurait beaucoup de mal à se défendre.
Après la généreuse distribution de pain et de soupe à laquelle il procéda lui-même dans les salles basses et les granges, le maître de Brioux prit Odon de Lusigny à part.
- Mon ami, lui dit-il, il vous faudra veiller à maintenir vos gens bien groupés lorsque vous atteindrez la grande forêt d’Aulnay. Et surtout, à ne pas dévier du chemin, ce qui n’est pas facile par temps de brume comme nous avons ce soir et risquons d’avoir encore demain matin. Il y a surtout, à la Croix Pèlerine, une croisée de chemins où cela est plus aisé encore.
- Je m’en souviens. J'y suis déjà passé, il y a trois ans, quand je me suis rendu en Aragon.
- Ne vous fiez pas à vos souvenirs. Les moines de La Villedieu ont tracé d'autres chemins. Il est vrai qu’ils ont placé au carrefour de la Croix un poteau de bois avec, clouée au sommet, une planche qui indique la route de Saint-Jean mais, quand le brouillard est là, les directions s’apprécient mal et l’on peut se tromper encore.
- Ce qui nous obligerait à un détour. Je n’y tiens pas car je veux ménager les jambes de mes bonnes gens. Leur chemin est bien assez long...
- Sans doute, mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Depuis quelques mois, une bande de routiers tient la forêt autour du prieuré de Saint-Mandé à l’est d’Aulnay. Ils en ont exterminé les moines, à ce que l’on dit.
- Comment, à ce que l’on dit? N’y êtes-vous pas allé voir? Que font les seigneurs d’alentour si une bande de truands peut trucider des moines impunément?
- L’hiver a été rude, sire Odon, et nous sommes peu nombreux à posséder castel ou maison forte. Nous n’avons guère de soldats. Il faut attendre les beaux jours pour se réunir et mener battue avec les gens du gouvernement de Saint-Jean qui nous a promis secours. Jusque-là, nous pensons surtout à protéger nos maisons et nos gens. Mais si vous ne déviez pas du bon chemin, vous aurez moins à craindre car, peu après le carrefour, la forêt s’éloigne de la route et les embuscades ne sont plus guère possibles. D’autant que vous êtes nombreux.
Lusigny fit la grimace.
- Sans doute, mais je n’ai guère d’hommes rompus aux armes : des moines, de bons bourgeois, des marchands, et des malades. Et aussi le pénitent que vous avez vu. Ces routiers sont-ils nombreux?
- On l'ignore. Certains disent une vingtaine, d’autres une foule. Mais c’est peut-être parce qu'ils ne savent pas compter et que, quand on a peur, une poignée d’hommes fait l’effet d’une armée. De toute façon, vous voilà prévenu. Préparez-vous en conséquence et préparez vos hommes. Si j'étais vous, je ferais ôter, pour cette étape, les chaînes du pénitent. Il est grand, vigoureux, et peut être utile dans une bataille.
- Sans doute, mais le frère qui le garde ne le permettra pas et j'ai déjà eu suffisamment d’ennuis à ce sujet. Merci de vos avis, mon ami. J'en tiendrai compte mais, surtout, je m'en remettrai à la grâce de Dieu.
Cette nuit-là, ce fut au tour d'Odon de Lusigny de ne pas fermer l'œil. Il maudissait la prudence excessive du gouverneur de Saint-Jean-d’Angély qui avait besoin d'attendre les beaux jours pour purger sa région d'une bande de malfaiteurs. N'avait-il donc jamais chassé le loup en hiver? Il était temps peut-être que, pour le bien de ce pays, les chevaliers du Temple poursuivent leur implantation dans cette région où, jusqu'à présent, aucun don de terres ne leur avait été fait. Celles qu'ils possédaient autour de Rochella, ils les avaient fait acheter discrètement par des hommes dévoués qui, ensuite, en feraient hautement don au Temple, procédé qui ne pourrait manquer de déchaîner d'autres générosités. Cette route, l'une des plus importantes reliant la chrétienté au pèlerinage majeur de Compostelle, avait besoin d'être protégée.
Au matin du troisième jour, une pluie diluvienne noyait les alentours serrant le cœur de tous ceux qui allaient devoir marcher pendant des heures sous cette averse. Aussi quand, un peu avant l'aube, Bran Maelduin célébra la messe dans la grange où la plupart des pèlerins avaient dormi, les oraisons furent plus ferventes encore que de coutume et, plus que les autres, celles d'Odon de Lusigny qui ne parvenait pas à se débarrasser d'un sombre pressentiment. Après la bénédiction, il tombait de véritables trombes d'eau et Modestine s'approcha du chef des pèlerins.
- Ne pourrait-on retarder un peu notre départ, messire? Mon pauvre mari n'a pas dormi de la nuit tant il souffre. Regardez sa joue, elle est deux fois plus grosse que l'autre.
- C’est impossible, ma pauvre femme! Et justement à cause de ce vilain temps. S’il continue, nous allons rencontrer beaucoup de rivières en crue et le passage deviendra impossible. Dites à votre époux qu’il prenne sur lui. Un peu de courage encore! A Saint-Jean-d’Angély, qui est forte ville, nous trouverons sûrement un mire.
- Pourquoi mire? protesta Bran Maelduin qui avait entendu. Je pouvoir soigner dent malade. Je arracher et tout finir. Mais époux douillet. Il refuser.
Un long hululement lui fit écho. A la seule idée que l’énergique petit moine pourrait s'attaquer à sa dent malade avec un instrument barbare qui ne pourrait être qu’une paire de tenailles, Léon Mallet se sentait défaillir... Ce fut Modestine qui traduisit.
- L’arracher? Vous risqueriez de le tuer, mon frère! La douleur serait trop forte et son cœur n’est pas bien solide, bien qu’il n’ait pas l’air.
- Pffuit! Petit instant grande douleur puis douleur envoler, finir! Homme sans courage! conclut-il avec une commisération affligée.
Puis, soudain, fouillant dans son sac, il en tira un minuscule objet brun foncé qu’il mit dans la main de Modestine et que celle-ci considéra d’un air méfiant : cela ressemblait un peu à un clou et dégageait une odeur agréable.
- Tu dire mari sucer et mettre sur le dent malade. Epice précieuse et bonne pour dents.
Convaincre Léon ne fut pas chose aisée, mais Modestine y parvint et, à sa grande surprise, elle constata bientôt que les lamentations de son époux diminuaient d'intensité et l’on put envisager de quitter Brioux.
Ce ne fut pas de gaieté de cœur que l'on se mit en route ce matin-là, par des chemins si détrempés, si boueux que l’on avait souvent peine à en arracher ses pieds, quand ils ne se transformaient pas en fondrières où l’on se trempait jusqu’à mi-mollet. Personne ne songeait à chanter et si, parfois, Odon de Lusigny ou Bran Maelduin ou le frère Fulgence entamaient une prière, ils ne trouvaient guère d’écho, chacun ayant bien trop à faire à surveiller l’endroit où il posait le pied. On marchait de son mieux en arrondissant le dos sous l'averse qui réussissait à percer les bures les plus épaisses. Il allait falloir des jours et des jours de soleil ou un feu d’enfer pour arriver à sécher tout cela.
Les trois mules de Marjolaine étaient à présent montées par Pernette, Aveline et elle-même. Colin qui allait gaillardement à pied l’avait exigé car le pas sûr des bêtes leur faisait éviter les plus mauvais endroits et si les trois femmes avaient le dos mouillé, du moins leurs jambes restaient-elles à peu près au sec.
Quand on atteignit la Croix Pèlerine, Lusigny poussa un soupir de soulagement. Il pleuvait encore, certes, mais ce n’était plus le déluge de tout à l'heure et le carrefour des chemins avec le poteau indiquant celui de Saint-Jean se voyait clairement.
- Dieu est avec nous, mes enfants, s'écria-t-il joyeusement. Allons, faisons à présent un effort et chantons pour le remercier. J’avais peur que nous ne puissions trouver le bon chemin avec cette forte pluie aussi opaque qu'un brouillard.
Il entama vigoureusement l'habituel chant de marche tout en s’engageant, lui le premier, dans le chemin choisi. Pour se donner meilleur cœur au ventre, chacun tira de son bissac qui un morceau de pain sec, qui une tranche de lard un peu rance, qui un fromage de chèvre dur comme pierre.
- C’est commode, rit Nicolas Troussel. Pour boire, il n’y a qu'à ouvrir la bouche.
On alla ainsi pendant près d’une demi-lieue. A mesure que l’on avançait, non seulement Odon de Lusigny cessait de chanter, mais encore sa figure s’assombrissait peu à peu. La forêt, en effet, ne s’écartait pas de la route ainsi que dans son souvenir, mais elle semblait au contraire se rapprocher, étrangler le chemin qui devenait un étroit layon. Soudain celui-ci plongea, avec une pente de toit, vers le fond d’une combe qui parut aux voyageurs d’autant plus sinistre que, sous l’abri serré des arbres, quelques croix de bois hâtivement taillées au moyen de branches sortaient de la mousse et des feuilles pourries par l’hiver précédent. Quelques-unes portaient des coquilles, signe certain que ceux qui dormaient là étaient des pèlerins. Mais tués par qui? Odon de Lusigny s'arrêta et, levant son bâton, fit stopper toute la colonne.
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