- Mes frères, dit-il, ce chemin n'est pas le bon. Il faut retourner à la Croix Pèlerine.
- Pourquoi ne serait-il pas le bon? dit quelqu'un. Il allait dans la même direction que son voisin et nous n’avons fait aucun coude.
- Ce n’est tout de même pas le bon et je crains même qu’il soit beaucoup plus mauvais que vous ne l’imaginez.
- Êtes-vous certain de ne pas vous tromper? reprit l’homme qui était l’un des marchands. Je vois là des coquilles accrochées à ces croix. Ce sont donc des pèlerins qui reposent ici. Donc ce chemin est le bon. Le connaissez-vous si bien? Êtes-vous de ce pays?
- Non, mais j’ai déjà suivi cette route, il y a trois ans, et je ne la reconnais pas.
- Tout change en trois ans! Quant à revenir en arrière, ce serait peut-être peine inutile, surtout par ce temps abominable. Je suis d’avis de continuer. Nous rencontrerons peut-être un charbonnier, un bûcheron qui nous diront ce qu’il en est.
La pluie se remettait à tomber avec violence et personne n’avait envie de revenir en arrière. Lusigny le sentit. Il aurait peut-être même mis ses souvenirs en doute s’il ne s’était rappelé ce qu’avait dit, la veille, le châtelain de Brioux : la forêt s’écartait de la route peu après la Croix Pèlerine. Elle l’avait fait, en effet, mais pour revenir plus proche et plus dense.
- Avancer encore un peu, plaida Bran Maelduin qui voyait Ausbert Ancelin peiner plus durement que les autres. Nous trouver peut-être un abri et, comme dit notre frère, quelqu’un pour renseigner. Dans toute forêt nombreux chemins.
Lusigny hésitait encore. S’il parlait des bandits signalés par leur hôte de la veille, il risquait de déchaîner une panique dont il ne viendrait pas à bout. L’important était que l’on marchât toujours vers le sud et l'on n'était pas encore à la hauteur d’Aulnay. Un chemin de traverse était toujours possible.
- Marchons encore un peu, dit-il enfin à contrecœur. Peut-être trouverons-nous, en effet, une aide.
- J’aperçois quelque chose là-bas, entre les arbres, cria Nicolas. On dirait les murs d’une chaumière, des bâtiments.
Ce n’en étaient que les ruines. Des ruines noircies auprès de gros arbres tordus par un feu récent, des ruines de cauchemar car, cloué sur une porte de grange encore debout, pendait le corps crucifié, lacéré et défiguré d’une femme dont le ventre ouvert laissait voir les entrailles. Deux autres cadavres, des hommes cette fois, gisaient dans la boue, face contre terre, à ses pieds.
Au cri d’horreur des femmes répondit le grondement furieux des hommes mêlé à quelques gémissements terrifiés.
- Ceux qui ont fait ça doivent être de rudes sauvages! dit Nicolas d’une voix blanche, cependant que Marjolaine se jetait à l’écart pour repousser son voile et vomir le peu qu’elle venait d’avaler.
Un silence suivit, accablé d’horreur. Les pèlerins se serraient les uns contre les autres comme un troupeau terrifié. Seuls Odon de Lusigny, Bran Maelduin, Nicolas, Bénigne, Pierre, les deux marchands et Colin se plaçaient instinctivement en rempart des autres. Frère Fulgence avait choisi pour sa part de se faire tout petit et de s'abriter derrière la haute silhouette de son prisonnier aux chaînes duquel il se cramponnait en dépit des protestations de celui-ci qui voulait à tout prix participer à la défense commune au cas où l’ennemi se montrerait.
- Qu’allons-nous faire? chevrota Léon Mallet.
- Nous ne pouvons faire qu'une seule chose sur deux : avancer ou reculer, répondit Lusigny. Je crois me souvenir que vous teniez essentiellement à avancer, alors que je vous avais bien avertis : ce chemin n'est pas le nôtre.
Tous les yeux se tournèrent vers le tunnel de branches et de jeunes feuilles qui, à présent, paraissait à tous singulièrement menaçant. Et il n’y eut qu’une voix unanime pour réclamer le retour à la Croix Pèlerine. Malheureusement, il était déjà trop tard.
En travers du chemin d’aval, jaillirent soudain quatre hommes déguenillés, mais armés jusqu’aux dents; quatre autres prirent position en amont et, de chaque côté du chemin, d’autres encore surgirent on ne savait d’où. C’était comme si chaque arbre avait donné soudain naissance à un bandit. L’un d'eux, un géant hirsute, vêtu de peaux de loup, qui semblait le chef, se planta à quelques pas de Lusigny, les mains aux hanches et ricana.
- Que voilà un bon troupeau bien gras pour remplacer celui que l’hiver nous a mangé! Ça va être une joie de le tondre, n’est-ce pas, garçons? Et de le tondre jusqu’à l’os! Mais on n’abîmera pas les femmes. Celles qui sont encore jeunes tout au moins...
- Nous ne sommes que des pèlerins de Saint-Jacques, dit Odon de Lusigny en s’efforçant au calme. Nous sommes pauvres et nous n’avons rien qui puisse assouvir votre convoitise.
- Rien? Allons donc! Vous êtes riches au contraire : vous avez des mules, des chevaux, des souliers, de bons vêtements, alors que nous allons en guenilles.
Vous avez même là-bas, si je vois clair, une grande litière qui doit être bien agréable.
- Si tu y touches, tu mourras et tes hommes aussi. Cette litière contient un malade qui s’en va implorer sa guérison.
- Pas de maladies qu’un bon coup d’épée ne puisse guérir.
- Crois-tu? Le sang même qu'il répandra peut tuer. Il est impur. L'homme est lépreux.
Un frisson d'horreur secoua les pèlerins au souvenir des moments où ils avaient approché, si peu que ce soit, la litière. Nicolas lui-même devint blême car il avait beaucoup tourné autour, s'étant juré de savoir ce qu'elle contenait. Le chef des routiers eut une grimace dégoûtée.
- On la brûlera avec ce qu’elle contient quand on en aura fini avec vous. De toute façon, je sais que vous êtes riches. On a été prévenus de votre arrivée.
- Comment l'avez-vous pu? Nous nous sommes trompés de chemin.
L'homme eut un large sourire qui découvrit toute une collection de dents gâtées dont certaines étaient franchement noires.
- Avec notre aide. C'est nous qui avons changé la direction du poteau de ces braves moines. Mais en voilà assez!
A cet instant, un homme surgit de derrière ses peaux de loup crasseuses et Lusigny reconnut, non sans dégoût, Mathieu d'Oigny.
- Un moment! sire Loup, dit-il. Songe à ta promesse. C'est moi qui t'ai renseigné. Fais-moi à présent rendre ma nièce.
Le gémissement de Pernette lui coupa la parole :
- Oh non! Non, par pitié!
Marjolaine, à laquelle la petite se cramponnait, sentit soudain que son bras se libérait. Terrassée par la peur, Pernette venait de glisser à terre, évanouie.
Loup, puisque apparemment c’était son nom, haussa ses formidables épaules.
- Plus tard, les épanchements. Tu n'auras qu'à la chercher toi-même. Alors, les pèlerins, êtes-vous disposés à nous remettre tout ce que vous avez sur vous?
Calmement, Odon de Lusigny rejeta son manteau et la longue robe brune qu’il portait en dessous pour apparaître vêtu de la blanche cotte à croix rouge portée sur un justaucorps et des chausses de cuir. L'apparition de cette croix déjà célèbre fit froncer les sourcils de Loup.
- Un templier? Que fais-tu sous cet habit de pèlerin? Et où est ton frère? On dit que vous devez aller toujours par deux.
- La règle n’interdit pas que l'on se sépare quand il s’agit d'aller, pour le pardon d'une faute, faire dévotion au tombeau d'un grand saint. Mais nous ne sommes pas là pour discuter notre règle. Ces bonnes gens me sont confiés et, si tu prétends les dépouiller du peu qu'ils ont, il te faudra d'abord me tuer. Et ce ne sera pas si facile.
Tout en parlant, le chevalier avait dégainé la longue épée à deux tranchants qu'il portait à sa ceinture avec un couteau.
- On va toujours essayer! Holà, vous autres! Sus au troupeau et pas de quartier.
Au milieu du groupe des pèlerins avec les autres femmes. Marjolaine ferma les yeux, entamant une prière tout en s’efforçant de protéger Pernette que nul n'avait songé à relever. L'enfer se déchaîna autour d'elles. Contre la troupe de Loup, les pèlerins qu'avaient rejoints ceux de la litière se battaient comme ils le pouvaient, sachant bien que leur vie était en jeu. Même les marchands et le jeune Anglais geignard faisaient preuve d'un courage inattendu. Tous avaient des armes, cachées sous leurs robes quasi monacales et, apparemment, savaient s’en servir. Mais l’avantage du nombre n’était pas pour eux, car, parmi leurs compagnons, certains, comme frère Fulgence et Léon Mallet, étaient des couards de la plus belle eau.
Ce n’était pas le cas d’Ausbert Ancelin. Il avait noué ses deux mains et, se servant de sa chaîne comme d’un fléau d’armes, il abattait de la bonne besogne et s’attira ainsi les compliments enthousiastes de Nicolas. Cette image fut la dernière qu’il fut donné à Marjolaine de contempler. Assommée par un coup violent qui lui fut assené par-derrière, elle s’abattit, sans connaissance, auprès de Pernette, cependant qu’une voix lui parvenait de très loin, une voix qui criait son nom pardessus le vacarme :
- Marjolaine! Où êtes-vous, Marjolaine?
Elle rouvrit les yeux dans un endroit qui lui parut être l’antichambre de l’enfer. Il y faisait sombre en dépit des lueurs que jetaient ici et là des bouquets de flammes et une sorte de démon au visage sanglant se penchait sur elle. Mais ce devait être tout de même un assez bon diable car il lui faisait boire de l’eau fraîche. Un autre, dont elle ne distinguait rien, qui devait être tout noir, et animé d’intentions beaucoup moins bonnes, s’efforçait d’ouvrir sa robe et palpait son épaule qui lui faisait très mal.
- Elle revient à elle, souffla le démon rouge d’une voix qui fit ouvrir instantanément en grand les yeux de la jeune femme.
- Comment? C’est encore vous? murmura-t-elle avec stupeur car, au milieu de ce masque taché de sang, elle venait de voir briller deux yeux d’une certaine couleur verte dont elle ne parviendrait jamais à oublier la nuance. Du coup, elle put voir briller également les dents blanches du personnage.
- C’est encore moi! dit gaiement Hughes de Fresnoy. Moi qui n’ai pas pu me résigner à vous laisser aller sans défense aux hasards de la route et qui vous suis de loin depuis Sainte-Catherine.
- Seigneur! Mais pourquoi?
- Je viens de vous le dire : je n'étais pas tranquille. Et vous devriez me remercier car, sans la bonne besogne que nous avons abattue, Bertrand et moi, vous ne seriez plus beaucoup à respirer l'air du bon Dieu à l'heure qu’il est!
- Plus être beaucoup tout de même! grogna le démon noir qui n’était autre que Bran Maelduin à cause de la boue qui couvrait sa figure. S’il vous plaît, ajouta-t-il avec impatience, en continuant à tirailler la robe, je vouloir regarder le blessure de jeune dame. Appeler fille servante pour enlever la robe.
- Quelle blessure? fit Marjolaine qui, mal remise de sa surprise, ne se rendait absolument pas compte qu'elle dévorait Hughes des yeux. J’ai seulement un peu mal à la tête.
- Votre robe est pleine de sang. Vous avez été assommée si j’en crois la bosse que vous avez là, fit Hughes en appuyant sur l'endroit indiqué, arrachant un long gémissement à la jeune femme, et par-dessus le marché on vous a poignardée dans le dos. Mais, grâce à Dieu, c’est près de l’épaule que votre robe est déchirée. Ce ne sera rien, j’espère.
Il s’efforçait de parler avec légèreté pour mieux masquer l’angoisse affreuse qui s’était emparée de lui quand, le combat terminé, il avait appelé, puis cherché Marjolaine, pour la découvrir finalement parmi les morts. Il l’avait emportée inconsciente et couchée sur de la paille dans la grange qui n’avait brûlé qu’en partie grâce à la pluie violente du matin.
Il chercha Aveline des yeux, la vit un peu plus loin qui, assise par terre, prodiguait des soins attentifs à Bertrand, blessé au bras, et l’appela un peu rudement.
- Venez un peu vous occuper de votre maîtresse, la fille! Mon écuyer est capable de se soigner tout seul.
Puis il se pencha de nouveau vers Marjolaine, hésitant à essuyer la boue qui maculait son visage et rendait plus sinistre encore la grande cicatrice.
- Il faudrait laver cela, dit-il.
- Je faire après! riposta Bran Maelduin. Je pas aimer le sang, elle couler. Saleté pas dangereuse, sang oui.
Confuse d'avoir manqué à ses devoirs. Aveline joignait à présent ses efforts à ceux du moine pour mettre à nu l’épaule de Marjolaine. Celle-ci leva les yeux sur Fresnoy.
- Par grâce, sire baron, veuillez vous éloigner. Il ne convient pas que l'on me déshabille devant vous.
"Un aussi long chemin" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un aussi long chemin". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un aussi long chemin" друзьям в соцсетях.