Hughes allait répliquer qu'il voulait seulement s'assurer du degré de gravité de la blessure quand Nicolas Troussel, sale à faire peur et couvert de sang lui aussi, apparut soudain dans la lumière de la lanterne que Bran Maelduin venait d'allumer.

-    Messire de Lusigny vous réclame, sire Hughes, dit-il d'une voix chargée de tristesse. Venez vite! J'ai peur qu'il n'en ait plus pour longtemps.

-    Il est blessé? demanda Marjolaine.

-    Vous voulez dire qu'il est presque mort. Allons, messire! Il faut faire vite.

A quelques pas de l’endroit où Marjolaine était étendue, le templier gisait à même la terre battue de la grange, soutenu par Bénigne dont les yeux étaient lourds de larmes contenues. Avec un bouillonnement sinistre, le sang s'échappait, à chaque respiration, d'une blessure à la poitrine et achevait de teindre en rouge la blanche tunique. Ses yeux étaient clos, mais il les ouvrit à l'approche des deux hommes. Hughes, aussitôt. s'agenouilla auprès du grand corps foudroyé.

-    Me voici, seigneur chevalier, dit-il avec respect. Que puis-je pour vous?

-    Déjà... vous avez pu beaucoup! Sans vous... nous serions tous morts, je pense. Sommes-nous encore nombreux?

-    Guère plus d'une trentaine, dit Nicolas tristement. Et certains sont blessés. Heureusement, après la mort de leur chef que vous avez tué de votre main, les derniers brigands ont pris peur et se sont enfuis.

-    Trop tard! Tant de morts, mon Dieu, tant de... morts!

De lourdes larmes emplissaient à présent les yeux de l'agonisant. Hughes ne put le supporter.

-    Vous avez tant fait, sire Odon! Jamais, de mémoire de chevalier, je n’ai vu combattre avec tant d'ardeur, tant de vaillance. Vous avez fait tout ce qu’il était possible et même au-delà puisque vous voilà, vous aussi, aux portes de la mort.

-    Je... le devais. J’étais le chef... Que vont devenir les survivants, à présent?

-    Le mieux, je crois, est de les ramener chez eux. Je le ferai pour vous...

-    Les ramener? Quiconque... s’engage dans les chemins... de Dieu doit les parcourir jusqu’au bout! Ils n'accepteront pas. Il faut les conduire là où ils doivent aller. Je vous les confie.

-    A moi?

-    A vous... Ah! J’étouffe. Pourtant, il faut que je parle!

Du sang jaillit de sa bouche. Bran Maelduin qui arrivait lui tourna légèrement la tête pour que ce sang s’écoule mieux.

-    Je dire déjà pas trop parler, reprocha-t-il doucement. Vie partir plus vite.

-    C’est... sans importance, sire Hughes, vous vouliez suivre... une femme jusqu’à Compostelle. Je vous demande maintenant de l’y conduire avec ceux qui sont encore capables de s’y rendre!

-    Moi, mener des pèlerins? Pourquoi ne pas les confier à cet homme que je vois auprès de vous, votre ami?

-    Parce que sa route n’est pas celle-là. Je... oh, explique-lui. Bénigne.

Tandis que Lusigny reprenait un peu de souffle. Bénigne raconta en quelques mots ce que Marjolaine savait déjà.

-    Deux des gardiens ont été tués, dit-il en conclusion, mais, grâce à Dieu, la litière est intacte. Tout à l'heure, pendant le combat, un bûcheron de la forêt dont la famille a été exterminée est venu se joindre à nous. Lui aussi a fait de la bonne besogne et, surtout, il pourra nous remettre sur le bon chemin.

-    Pourquoi ne pas mettre sire Odon dans votre damnée litière? Il y serait mieux que là et...

-    Je suis moine-soldat, coupa Lusigny. Un moine... doit mourir à terre... Écoutez encore, car ma mission était double : mener le troupeau... mais aussi servir l’Ordre. Oh, aidez-moi, mon frère, je sens la vie qui s'en va... Quelques minutes encore!

Bran lui fit avaler quelques gouttes d'un petit flacon tiré de son sac et un peu de rose revint aux joues blêmes du mourant.

-    Merci... Tenez, prenez ça!

Aidé de Bénigne, il ouvrit sa tunique, ôta un curieux bijou qu'il portail au bout d'une chaîne de fer. La forme était celle d'un trident dont l'une des faces portait, superbement ciselé mais usé par le temps, un soleil à face humaine encadré de deux hippocampes. Le métal dont il était fait était inconnu d'Hughes : assez semblable à de l'or mais plus sombre et surtout plus lourd.

Lusigny lui mit cet objet dans la main.

-    Écoutez, souffla-t-il. A l'ouest de Saint-Jacques, au bord de la mer, il y a un port appelé Noya. Ceux qui le peuplent sont des hommes de l'océan, descendants d'un peuple... englouti par les eaux il y a des centaines d'années... loin à l’Occident, un peuple très savant, très puissant qui savait parcourir les terres et les mers. On les appelait... les Atlantes. Cherchez le chef de ce village... montrez-lui le trident. Donnez-le-lui aussi, mais en échange du secret de navigation de ses ancêtres. Vous le rapporterez à Bénigne, là où il vous dira.

Avec un râle douloureux, il se rejeta en arrière, cherchant l’air. Cependant Hughes contemplait avec stupeur l’étrange joyau.

-    Comment cela est-il venu jusqu’à vous? ne put-il s'empêcher de demander.

L’ombre d’un sourire passa sur le visage de l’agonisant.

-    Le secret... du grand maître! Le peuple de la mer avait des colonies... Tartessos, au sud de l’Espagne, engloutie mais aussi... Tyr. Oh, je meurs! Non nobis, Domine, non nobis... sed nomini tuo... da gloriam [1 - Pas pour nous, Seigneur, mais pour ton nom, donne la gloire (devise du Temple)].

Le dernier mot emporta son dernier souffle. D’un doigt léger, Hughes ferma les yeux las qui venaient de s’ouvrir à l’éternité et se releva, tandis que Bénigne laissait, avec respect, le corps reposer de tout son long sur la terre et lui joignait pieusement les mains sur son épée ébréchée.

-    Je lui obéirai, dit Hughes. Sa mission, je l’accomplirai!

A son tour il passa à son cou la chaîne de fer supportant le trident et fit disparaître le tout sous sa chemise. Mais quelle étrange histoire! Comment croire à ce peuple fabuleux totalement disparu?

-    Disparaître en une seule nuit! dit gravement Bran Maelduin. Chez nous, l’ancienne druide connaître royaume atlante. Raconter l’histoire merveilleuse. Je raconter aussi plus tard.

-    Je commence à croire que j’aurais dû me faire templier, grogna Hughes. C’est beaucoup plus passionnant que d’être baron.

-    Tous les frères du Temple ne sont pas aussi savants que l’était messire Odon, dit doucement Bénigne. Il était l’un des maîtres, un initié investi de la confiance toute particulière du grand maître, messire Robert de Craon. Mieux vaut ne pas parler de tout cela.

-    Aussi n'en parlerai-je pas. fit Hughes un peu raide. A présent il faut que je sache où en sont tous ces malheureux dont j'ai la charge. Ensuite, nous verrons ensemble ce qu'il convient de faire. Mais je crois que notre premier devoir est d'enterrer sire Odon.

-    Non, répondit Bénigne. Avec votre permission, seigneur, il prendra place dans la litière et je l'emmènerai afin qu'il repose dans une terre de l'Ordre. Il l'a bien mérité.

-    Comme il vous plaira.

Suivi de Bertrand qui portait à présent le bras gauche en écharpe, Fresnoy alla d’abord rejoindre Marjolaine qui le rassura : sa blessure n’était pas profonde, la lame ayant dévié, sans doute par la maladresse de celui qui avait frappé.

-    Celui-là, dit Hughes, il va falloir que je le retrouve. Avez-vous une idée de qui cela peut être?

-    Aucune idée. Je ne l'ai pas vu. Mais dans le chaos qu'était cette bataille, on pouvait prendre un mauvais coup à chaque instant.

-    Certes, mais il est facile de reconnaître une femme quand on l'a devant soi. On vous a d’abord assommée puis frappée. Il n’est pas difficile de deviner que l'on voulait vous tuer.

Il faillit ajouter « et ce n'est pas la première fois ». pensant à l'histoire de la pierre détachée du toit de la maison-Dieu à Tours. Mais il préféra ne pas reparler de cet incident désagréable pour ne pas affoler la jeune femme. Il se reprochait déjà suffisamment d'avoir succombé à un mouvement de jalousie qui la lui avait fait perdre de vue assez longtemps pour que le mystérieux assassin ait pu frapper avant son arrivée.

-    N'ayez pas peur, ajouta-t-il doucement, désormais c'est moi qui veillerai sur vous. Sire Odon, avant de mourir, m’a confié son troupeau. C’est moi qui vais en être le berger jusqu’à Compostelle.

-    Vraiment?

L’éclair joyeux qui illumina les beaux yeux tant aimés lui fit chaud au cœur. Inclinant sa haute taille, il prit la petite main sale et y posa, un court instant, ses lèvres.

-    Vraiment. A présent et pour le temps qui vous plaira, je me déclare votre chevalier, dame Marjolaine!

Elle le regarda sortir, puis se laissa aller dans la paille, ferma les yeux pour que l’on ne pût y lire la joie qui l’emplissait. C’était merveilleux de savoir que, jusqu’au bout du chemin, elle aurait auprès d’elle cette force redoutable, cette protection, et cela sans qu’il fût besoin de se la reprocher. Odon de Lusigny avait jugé bon de remettre la conduite de ses pèlerins au courage d’un chevalier qu’il avait pu apprécier. C’était donc la volonté de Dieu qui s’était exprimée par la bouche d’un homme de bien mourant pour sa gloire. Cela ne voulait pas dire que Marjolaine fût prête, soudain, à oublier ses devoirs, ni surtout l’anneau qui brillait à la main d’Hughes, mais, durant quelques semaines au moins, elle allait vivre à ses côtés sans qu’il y eût péché. Pendant quelques semaines elle allait engranger suffisamment de souvenirs, suffisamment de bonheur pour éclairer tout le reste de sa vie quand, au retour, viendrait le moment de refermer sur elle les portes d’un cloître.


Hors de la grange ruinée, le spectacle qui s’offrit à la vue de Fresnoy était dramatique, même pour un homme habitué aux combats et à la mort. Les corps s'entassaient, pèlerins et bandits mélangés à l’instant du retour à la poussière commune. Aidé de Pierre et d’Isidore Bautru, le petit Parisien qui regardait toujours en arrière, Nicolas était déjà en train de creuser des fosses pour y enterrer ceux de ses compagnons qui ne verraient pas le ciel de Galice, tandis que deux autres hommes commençaient à faire le tri.

-    Va les aider, dit Hughes à Bertrand. Moi, je vais préparer des croix.

Tirant son poignard, il alla couper des branches d’un saule qui poussait là, auprès d’un ruisseau, et chercha, pour les lier ensemble, en forme de croix, les lanières et les rubans qui serraient les chausses autour des mollets des hommes. Les morts auxquels il les prit n'en auraient plus besoin.

Ce faisant, il aperçut un homme abondamment chevelu et barbu, vêtu de toile grossière qui, à quelques pas de lui, se livrait à une affreuse besogne sur les corps des routiers que l’on avait séparés des autres. D’un coup d’une énorme cognée, il leur ouvrait la poitrine, en arrachait le cœur et le jetait à deux chiens qui l’accompagnaient. Horrifié, Hughes se jeta sur lui pour lui arracher son arme, mais l'homme était d'une force herculéenne et rejeta Fresnoy comme s’il n’eût pas pesé plus qu’un oiseau.

-    Arrière! gronda-t-il. Ne te mêle pas de mes affaires si tu ne veux pas tâter de ma cognée ou des crocs de mes chiens!

-    Pourquoi fais-tu cela? demanda Hughes en se relevant. N’es-tu pas chrétien pour insulter la mort?

-    J’étais chrétien! Mais ces hommes, eux, ne l’ont jamais été. Ils ont tué les miens. Celle que tu as vue là, crucifiée sur la porte, éventrée après les avoir subis, c’était ma femme! Mes trois enfants, ils les ont jetés vivants dans les flammes qui ont dévoré ma maison... Alors, laisse-moi à ma besogne.

-    C’est toi le bûcheron qui est venu combattre avec nous?

-    Oui, c’est moi. Si seulement vous étiez arrivés au lever du jour!

-    Nous nous sommes trompés de route. Nous n’aurions pas dû passer par ici. On m’a dit que tu pouvais nous remettre sur le bon chemin?

-    Je connais cette forêt aussi bien que les lièvres et les sangliers. Je vous conduirai.

-    Merci. Mais ne donne pas toute cette mauvaise viande à tes chiens, tu vas les faire crever.

L'homme retint la cognée qui allait frapper encore et parut réfléchir.

-    Tu as peut-être raison. Et comme ils sont tout ce qui me reste, j’aimerais les garder encore. Après tout, les loups sauront bien cette nuit achever ma besogne.

-    Des loups? Il y en a par ici?

-    Un peu, oui! Et une sacrée bande. Quand nos maisons étaient debout, on était tout de même à l’abri et puis, mes frères et moi, on en tuait. Mais si j’étais vous, je ne laisserais pas tous ces gens ici, dans le mauvais abri d’une grange qui ne tient presque plus debout. Ces carnes vont les attirer. En plus, si la pluie recommence il vaudrait mieux trouver un refuge avant la nuit.