- Affaire? Qu’est-ce que ça veut dire?
- Qu’il fait bien mauvais temps, qu’il n’y a qu’une barque et qu’il va falloir faire plusieurs voyages pour passer tout ce monde. Ça vous coûtera une pièce de monnaie par personne et quatre par cheval.
- Voleur!
Indigné, Bertrand allait sauter à la gorge du bonhomme, mais Hughes le retint.
- Tu es trop gourmand, l’ami! Nous ne sommes que des pèlerins en route pour Compostelle.
- Ça se peut. Vous, en tout cas, vous ne ressemblez guère à un pèlerin. Vous auriez plutôt l’air d’un seigneur.
- Cc que je suis ne te regarde pas. Veux-tu, oui ou non, aller chercher ta barque?
- C’est selon! Voulez-vous oui ou non payer?
- Et si je t’étripais, siffla Fresnoy entre ses dents, tout en posant la main sur la garde de son épée.
- Ça ne vous donnerait pas pour autant le moyen de passer l’eau.
- Ton compagnon serait peut-être plus conciliant?
- Ça m’étonnerait. C’est mon frère, mais il est sourd et muet. Le seigneur d’Aspremont le trouvait trop bavard; il lui a coupé la langue et, pendant qu’il y était, il lui a aussi coupé les oreilles. Alors vous traitez avec moi ou pas du tout. Maintenant, ajouta-t-il en se relevant et en secouant ses guenilles où s’attachaient des brins d’herbes, si le cœur vous en dit vous pouvez toujours essayer de passer en vous tenant à la corde, comme celui que vous voyez là-bas, ajouta-t-il en désignant de l’autre côté de l’eau une grosse tache noire prise dans les herbes un peu en aval. Ça irait peut-être pour vos hommes et vous qui êtes jeunes et solides. Mais les dames...
Marjolaine et ses deux compagnons étaient, en effet, descendues rejoindre Hughes, et l’homme les considérait avec un sourire narquois.
- Il y en a parmi nous qui n’ont presque plus d’argent, plaida Pernette. Ne nous ferez-vous pas charité, brave homme? La route est encore longue et il y aura sûrement encore des rivières.
La mince figure brune de l’homme s’étira en un mauvais sourire.
- Pourquoi donc qu’on vous laisserait l’argent pour les autres? Vous vous arrangerez avec eux quand il sera temps. D’ailleurs, pour une jolie fille comme vous, ça ne devrait pas être bien difficile.
- Nous avons assez discuté, sire Hughes, coupa Marjolaine. Je paierai pour ceux qui n'ont pas assez. Il faut passer car il se fait tard, et d’après l’homme qui nous a conduits jusqu’ici, il y a encore une demi-lieue pour atteindre l’abbaye Saint-Jean-de-Sorde où nous devons faire étape.
- Je vais payer, moi, dit Hughes. Mais l’abbé entendra parler de toi ce soir, l’ami!
L'homme eut un rire qui laissa voir d’éclatantes dents blanches.
- Ça m'étonnerait. Il est mort y a deux jours. Les moines ont assez à faire à se chamailler pour la succession. Allez, faites voir votre monnaie et on va chercher la barque.
Fresnoy laissa tomber quelques pièces dans la main crasseuse. L'homme, alors, alla secouer son frère qui n’avait pas bougé un doigt durant la discussion et tous deux descendirent jusqu'au niveau de l'eau, puis disparurent un instant de la vue des pèlerins. Quand ils revinrent, ceux-ci purent constater que la barque en question était tout juste un gros tronc d'arbre grossièrement équarri et qui ne pouvait guère prendre plus de cinq personnes en sus du batelier.
- C'est ça ta barque? gronda Guegan dont les chiens flairaient les chausses déguenillées de l'homme en grognant. Comment veux-tu qu'on mette un cheval là-dessus?
- J'ai jamais dit que je passerais les chevaux. Les quatre pièces ça donne seulement droit au propriétaire de les tenir en bride depuis la barque. Ça nage très bien un cheval. Quant à tes chiens, retiens-les! Sinon, je refuse de te passer. Eux aussi, faudra qu’ils nagent.
- En voilà assez! cria Hughes. Nous allons commencer à passer. Dame Marjolaine, dame Pernette, Aveline, Bertrand et Colin, vous embarquez. Après, tous les autres passeront cinq par cinq. Moi, je passerai le dernier. Bertrand, tu assureras l’arrivée sur l’autre rive.
- A ce train-là on n’en finira jamais! grogna le batelier. La barque peut en tenir deux de plus! C’est ça ou je pars pas! Tiens, ces deux-là! ajouta-t-il en empoignant Modestine et Léon Mallet qui se mirent à glapir.
Colin et Bertrand s'installèrent à l’arrière du bateau pour guider la nage des mules et du cheval de l’écuyer. Puis l’homme empoigna une longue rame qui reposait au fond et, tandis que son frère saisissait la corde, détacha l'embarcation de la rive. Mais il fut tout de suite évident qu’elle était trop chargée ainsi que l'avait craint Hughes. Les bords de bois rugueux affleuraient l'eau. Elle mouillait les mains des femmes qui s'y agrippaient.
Marjolaine s'efforçait de ne regarder ni cette eau dont le bouillonnement lui faisait peur, ni ce cadavre près duquel, tout à l'heure, on allait passer. Elle tenait son regard obstinément fixé sur le chemin qui escaladait l’autre rive entre de grands arbres chevelus. Si elle n’avait eu si peur, elle eût aimé cet instant car l’air semblait se purifier depuis que la pluie avait cessé, en début d’après-midi, et l’on pouvait entendre le son argentin d’une cloche qui sonnait l’angélus, quelque part devant elle. Sans doute celle de l’abbaye.
On était à peu près arrivé au milieu du gave quand le tumulte des flots, autour de l’une des anciennes piles de pont, secoua légèrement le bateau, mais trop fort encore pour Modestine qui, poussant un cri de terreur, voulut se lever. Le déséquilibre qu'elle imprima à l’embarcation fit chavirer celle-ci. Hurlante, la mercière tenta de se raccrocher et saisit à deux mains le manteau de Marjolaine. Les deux femmes glissèrent dans l’eau grise...
Ce fut si soudain que Marjolaine n’eut pas le temps de crier, mais le hurlement de Modestine lui valut d’avaler une large rasade d’eau sableuse. L’une se cramponnant à l’autre, les deux femmes ne disparurent pas tout de suite dans le flot tumultueux. Grâce à l'ampleur de leurs vêtements, elles se maintinrent un instant à la surface de l'eau, mais les tissus s’alourdirent rapidement et les entraînèrent.
Trop terrifiée pour se débattre, Marjolaine ne voyait plus rien, seulement consciente de ce poids frénétique qui s’accrochait à ses vêtements car Modestine n’avait pas lâché prise.
Dans un réflexe de conservation, la jeune femme détacha l'agrafe qui retenait le lourd manteau autour de son cou et le vêtement glissa vers le fond du gave avec la mercière toujours agrippée à lui. Mais l'impression de délivrance fut de courte durée. Les flots roulèrent Marjolaine contre de gros rochers et, au moment où elle reparaissait à la surface, l’un d’eux heurta sa tempe. Elle plongea alors comme une pierre dans les ténèbres de l’inconscience.
- Un miracle! C’est un miracle! Jésus, Marie, soyez bénis! Le Seigneur nous favorise d’un miracle!
Le marmottement quasi mécanique d’une prière se fit entendre, ce qui acheva de persuader Marjolaine qu’elle était morte. Mais en ouvrant les yeux, elle découvrit, penchés sur elle, un cercle de visages trop connus pour appartenir au peuple du paradis. En tout premier lieu, celui d’Hughes. Ses cheveux noirs inondaient encore son visage et elle n'eut aucune peine à deviner qu’il s'était jeté à l’eau pour la sauver. Mais son regard avait la même expression émerveillée que ceux des autres.
- Guérie! souffla-t-il avec une émotion qui lui enrouait la voix, vous êtes guérie, douce dame! Dieu a fait le miracle que j'espérais tant.
Instinctivement, Marjolaine porta la main à son visage et comprit. Non seulement son voile était resté dans l'eau mais aussi la cicatrice qu'elle avait d'ailleurs de plus en plus de mal à faire tenir avec toute cette humidité. Elle en éprouva un curieux mélange de joie - puisque cela lui procurait le bonheur d'apparaître dans sa beauté intacte aux yeux de celui dont elle osait enfin s'avouer qu’elle l'aimait - mais aussi de gêne. Tous ses compagnons n'allaient pas manquer de la déclarer sainte, ce qu'à l’avance elle refusait avec horreur. C’était inscrit sur leurs visages extasiés et dans la dévotion de Pernette qui lui baisait les mains.
Elle voulut les lui retirer.
- Je vous en prie, murmura-t-elle, ce n'est pas un aussi grand miracle que vous le pensez. Depuis quelque temps, la brûlure de mon visage s'atténuait sensiblement.
- Mais il n'en reste rien! Pas la plus petite trace!... Vous voyez bien que c'est un miracle. Oh, dame Marjolaine, je suis si heureuse! Vous êtes si bonne et je vous aime tant!
C'était impossible de la détromper puisqu’elle éprouvait une telle joie. D’ailleurs, à regarder les autres et, surtout, à rencontrer le regard inquiet de Colin et le geste qu’il fit de mettre discrètement son doigt sur sa bouche. Marjolaine comprit que les détromper serait une faute grave car ils retomberaient alors de trop haut. Ils se sentaient tous honorés et distingués par Dieu à travers elle, puisqu’ils avaient la chance de voyager désormais avec une miraculée.
Quelqu’un d’ailleurs entonna le chant du Te Deum et tous le reprirent en chœur tandis que Pernette et Agnès de Chelles, dont les yeux mouillés de larmes rayonnaient d’espérance, aidaient la rescapée à s'asseoir puis à se relever. Hughes lui jeta son propre manteau sur le dos et l’y enveloppa avec des gestes presque pieux. C’est alors qu’elle aperçut Modestine que l’on avait réussi à sauver elle aussi.
Etendue dans l’herbe, elle recevait les soins que Bran Maelduin lui prodiguait avec l’assistance d’Ausbert. L’Irlandais s’occupait de la vider de toute l'eau ingurgitée, la frictionnait avec vigueur. Mais quand elle vit se dresser Marjolaine à quelques pas d’elle, débarrassée de son mystérieux voile et montrant un visage intact, Modestine lança un cri, repoussa ceux qui la soignaient et, se relevant péniblement à quatre pattes, vint sur les genoux jusqu’à la jeune femme. Un instant, elle la contempla avec une stupeur épouvantée. Puis, éclatant en sanglots, elle se prosterna face contre terre en balbutiant :
- Pardon! Oh, pardon! Je ne voulais pas. Oh. pardonnez-moi! Je ne recommencerai pas.
Ses paroles tombaient comme des pierres au milieu d’un silence que troublait seulement le bruit du gave.
- Qu’est-ce que vous ne recommencerez pas? demanda Hughes, tandis que Marjolaine, affreusement gênée, s’efforçait de relever la femme qui s’obstinait à vouloir lui baiser les pieds.
Mais Modestine n’eut pas le temps de répondre. Déjà son époux s’était précipité sur elle et, non sans la secouer d’importance, la recouvrait d’un manteau et tentait de l’arracher à sa prosternation.
- Rien du tout, messire! J’ai bien peur que ma pauvre femme ne soit devenue folle. Cet accident, la peur qu'elle a eue... Vous avez vu comme elle regardait dame Marjolaine? Elle a dû la prendre pour une apparition. Il ne faut pas faire attention à ce qu'elle dit. Je vais la soigner.
Il parlait vite comme quelqu'un qui a besoin de persuader, d’ajouter des mots les uns aux autres pour ne laisser place à aucune question. Hughes l’écoutait sans parvenir à se décider. A présent, Modestine sanglotait dans les bras de son mari qui l’entraînait à l’écart avec trop de vigueur pour qu’elle pût lui résister.
- Je voudrais tout de même bien lui poser quelques questions, fit Hughes entre ses dents.
Il allait suivre le couple, mais Marjolaine s’interposa.
- Laissez-la, sire Hughes. Maître Mallet a raison. La pauvre, dans sa frayeur, a eu l’esprit dérangé.
Il lui sourit, calmé et prêt à toutes les obéissances pour un sourire de cette créature que Dieu lui restituait dans tout l’éclat d’une beauté plus éblouissante encore qu’il ne l’avait imaginée.
- Nous allons vous conduire à l’abbaye, dit-il avec douceur. Puisque nous sommes tous passés, remettons-nous en route, sinon la nuit va nous gagner de vitesse. Et vous avez besoin de repos.
Il n’ajouta pas qu’il avait bien l’intention, une fois Modestine remise de sa frayeur, de lui faire subir, loin des oreilles de son mari, un interrogatoire de sa façon car ce pardon que la mercière suppliait qu’on lui accorde, à quelle faute, à quel crime pouvait-il bien correspondre?
Il allait remonter la pente de la berge pour rejoindre le chemin quand Marjolaine l’arrêta.
- Nous sommes pèlerins, seigneur, et en route pour le salut de notre âme. Ne croyez-vous pas que ce serait un grand péché que laisser le corps de ce malheureux pourrir dans les roseaux? La nuit est proche, mais nous avons peut-être le temps de lui donner une sépulture chrétienne? Et si nous ne l’avons pas, prenons-le.
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