Mais sur tout cela Marjolaine posait un regard presque indifférent et si, dans sa poitrine, son cœur avait battu plus vite à la vue de la cathédrale comme il avait battu plus vite en pénétrant dans la ville, c'était parce que dans cette ville respirait l'homme qui avait envahi son âme, parce que dans cette cathédrale il allait l'attendre pour cette dernière entrevue qu'elle espérait et redoutait sans pouvoir démêler lequel de ces deux sentiments l'emportait. C'était comme si le feu de l'amour avait brûlé sa foi.
Aidée de Colin et d’Aveline, elle descendit de sa mule puis, portée plus que soutenue par eux, elle pénétra dans l’ombre fraîche des hautes voûtes. Instinctivement, son regard se détourna, chercha celui de Bran Maelduin. Etait-ce le moment de l’ultime rencontre?
- Non, murmura le moine en réponse à sa question muette. Demain, avant grande messe.
Marjolaine alors s’efforça de prier, mais le cœur n'y était pas et elle s'en effraya. Qu’était-il advenu d’elle au cours de ce long chemin pour que la piété d'autrefois eût disparu? Jadis, elle ne pouvait approcher d’un autel sans se sentir transportée d'amour et de joie. Aujourd’hui, à l'instant d'aborder l'un des hauts lieux de la chrétienté, de s’agenouiller au tombeau du grand saint Jacques, elle n’éprouvait plus rien, aucune étincelle de joie. Son cœur n’était que douleur et ténèbres. Et ce n’était ni le Divin Sauveur ni le Dieu Tout-Puissant qu’elle appelait dans sa détresse : c’était le regard, le sourire, la chaleur d’un homme qu’elle savait bien semblable à tous les autres hommes mais qui, pour elle, était unique.
A l'auberge de L'Homme sauvage où la petite bande s’installa après que Marjolaine eut exigé de payer pour tous, elle s'enferma dans une chambre si étroite qu'elle ressemblait à une cellule de nonne dont elle avait d'ailleurs l'absence de confort. Mais c’était l’unique pièce que l'on pût donner à une personne seule. Pernette, Aveline et Agnès avaient protesté, mais elle avait tenu bon, acceptant seulement qu’on l’aide à se déshabiller et à se coucher après une rapide toilette.
Toute la nuit, elle resta sur son étroite couchette, étendue les yeux grands ouverts, les mains nouées nerveusement sur son estomac, guettant l’aurore, essayant encore de prier pour trouver la force d’affronter ce qui allait venir. Qu’allait-il lui dire? Quelles prières lui adresserait-il? Et que répondrait-elle? Aurait-elle seulement la force de le rejeter encore, de lui dire en face que jamais de sa vie elle ne le reverrait, qu'il devait l'oublier parce qu'il appartenait à une autre et qu'entre eux il n'y avait pas d'amour possible?
- Il le faudra bien, pourtant, murmura-t-elle. (Puis, tournant la tête vers l'étroite fenêtre par laquelle on commençait à distinguer l'un des clochers de l'église :)
Mais ensuite, Seigneur, accordez-moi de mourir vite, très vite!
Le jour venu, elle laissa ses compagnes l’habiller et la coiffer avec plus de soin encore que de coutume. Elle mit la meilleure robe qu’elle possédât encore; une robe de fine soie violette qu’elle avait apportée en vue de la grand-messe de Compostelle. Elle avait maigri durant le voyage et le vêtement flottait un peu autour d’elle, mais elle vit dans les yeux des autres femmes qu’en dépit des fatigues endurées elle était toujours très belle.
Avant de partir, elle prit Aveline à part. Les yeux de la petite étaient rouges des larmes versées et elle l’embrassa.
- Je te le répète. Aveline, si tu veux suivre ton ami, tu es libre.
- Mais lui ne l’est pas. Il ne voudra pas contrarier les siens en épousant une servante.
- Qu’en sais-tu? Pernette est fille noble, pourtant elle s’est enfuie avec Pierre qui est simple charpentier. Si Bertrand t’aime, il te priera de rester.
- Non, dame! Il m’aime sans doute car il le dit et je le crois vrai. Mais il aime son honneur et aussi son seigneur dont il ne se séparera jamais. Je crois que, si vous le voulez bien, je vous suivrai là où vous irez comme il le suivra là où il ira. J’essaierai d’être aussi brave que vous.
Les cloches déversaient sur la ville des vagues d’harmonies joyeuses quand Marjolaine et les siens pénétrèrent dans la cathédrale. Seul Bran Maelduin manquait mais il avait dit, la veille, qu’il les rejoindrait là-bas. Il les attendait en effet près d’un des grands bénitiers du portail nord et prit la main de Marjolaine pour la guider vers le maître-autel où était le tombeau, disparaissant presque sous une forêt de cierges jaunes.
Il y avait déjà beaucoup de monde dans l’église, les pèlerins se groupant par « langues » autour de leurs guides mais, apparemment, le moine Irlandais avait réussi à se faire réserver des places pour ses amis et lui-même. C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent à quelques pas seulement du tombeau qu’une cohorte de malades assiégeait de ses supplications, tendant des mains maigres ou boursouflées qui n’étaient parfois que des moignons. Des aveugles accrochés les uns aux autres et guidés par un moine approchaient lentement, des estropiés sautillaient sur des béquilles, des pénitents chargés de chaînes ou couronnés d’épines se traînaient sur les dalles déjà usées par tant de foules. Ils ressemblaient à un cortège de fantômes errant dans le brouillard d’encens qui s’échappait de grands vases dorés.
Soudain, Bran Maelduin saisit la main de Marjolaine.
- Regarder! ordonna-t-il en désignant de la main un groupe qui venait juste derrière la file d’aveugles.
Et Marjolaine, le cœur défaillant, vit s’avancer Hughes...
Très droit, les yeux fixés sur le buisson ardent de l’autel, il s’avançait lentement dans la nef. Sa tête était nue et ses mains croisées portaient un grand cierge allumé.
L’étrangeté de son costume frappa Marjolaine car il ne portait que sa chemise et ses braies serrées aux hanches. Ses pieds étaient nus. Derrière lui marchaient deux moines en froc noir, le visage masqué d’une cagoule. Enfin venait Bertrand portant, sur un coussin, une paire d’éperons d’or.
Devant eux, la foule des pèlerins s’écartait avec une sorte de respect mêlé de curiosité. Contre son bras, Marjolaine sentit frémir celui d’Aveline en même temps qu’une boule se nouait dans sa gorge. Qu’est-ce que tout cela signifiait?
Hughes vint jusqu’aux marches de l’autel qu’il ne cessait de fixer et là s’agenouilla. Il pria un instant en silence puis redressa la tête et d’une voix forte s’écria :
- Moi Hughes, baron chrétien, seigneur de Fresnoy et autres terres en pays de Vermandois, je viens à toi, monseigneur saint Jacques, apôtre des Gaules et bien-aimé de Dieu, pour t’implorer, te supplier d’obtenir du Dieu Tout-Puissant pardon et miséricorde pour les crimes, fautes et péchés que j’ai commis tout au long de ma vie d’orgueil et de folie. J’ai péché contre toi car je n’ai pris la route des étoiles qui mène à toi que pour l’amour d’une femme et, à cette femme dont un roi ne serait pas digne, je n’ai su causer que douleurs et souffrances. A toi que j’ai trompé, à elle que j’aurais pu souiller, à ceux qui me suivaient et que j’ai scandalisés, je demande pardon, merci et pitié pour les tourments que j’endure et que n’apaiseront pas ceux que je réclame.
Brusquement, il se courba. L’un des moines arracha sa chemise. L’autre retroussa l’une de ses manches et, levant un fouet de cuir, l’abattit de toute sa force sur le dos offert.
Terrorisée, horrifiée, Marjolaine voulut crier, s’élancer, mais Bran Maelduin la retint d’une main vigoureuse, tandis qu’il appuyait l’autre sur sa bouche.
- Tais-toi! gronda-t-il en latin. Tu n’as pas le droit. Il a choisi de subir devant toi cette pénitence publique. C’est sa manière à lui de te dire son amour. C’est aussi, pour que tu ne l’oublies jamais, sa manière de te dire adieu...
Le fouet était retombé une fois, deux fois, dix fois. Les dents serrées, Hughes s’efforçait de retenir des gémissements de douleur. Le sang coulait à présent sur le dos labouré. Soudain il releva la tête. Marjolaine vit sa face inondée de sueur, ses yeux verts pleins de larmes qui, comme s’il avait toujours su où elle était, cherchèrent les siens.
- Je t’aimerai toujours, souffla-t-il.
Et il s’abattit sur les marches sans connaissance. Le cierge roula à terre. Bertrand retint le bras du moine qui allait frapper encore.
- Ça suffit! Il avait dit vingt.
D’un pas lent et solennel, il alla plier le genou devant le tombeau, y déposa les éperons d’or puis, revenant vers Hughes qui gisait toujours en travers des degrés, abandonné par les moines qui étaient repartis, leur office terminé :
- Frère Bran, dit Bertrand, voulez-vous m’aider à l’emporter? Vous le soignerez bien une dernière fois? Adieu, dame Marjolaine... adieu, Aveline...
Mais ni l’une ni l’autre ne l’entendirent. Marjolaine sanglotait dans les bras de Pernette et Aveline s’était évanouie dans ceux d’Agnès.
L’orgue préluda. Les chantres de la cathédrale entonnèrent le Veni Creator, tandis que se mettait en marche le cortège de l’évêque qui, vêtu d’une belle chape dorée, entrait pour célébrer la grand-messe. Devant lui, un diacre se hâta d’essuyer les taches de sang qui maculaient les marches de pierre du maître-autel.
Le lendemain, ayant dit adieu à ceux qui, durant trois grands mois, avaient été leurs compagnons de route, Marjolaine, Aveline, Pernette et Colin quittaient Compostelle par la porte de la Fajera qui regarde vers le sud-ouest. Monté sur un âne, Bran Maelduin avait décidé de les escorter un petit bout de chemin.
A peu de distance de la ville, la route s’épanouissait en une patte d’oie. Ce fut là que Bran s’arrêta. Son bras noueux se tendit vers le chemin qui remontait vers le nord.
- La Coruña par là, dit-il. (Puis faisant opérer à son âne un demi-tour et désignant un autre chemin :) Par là, Noya. (Il vint à Marjolaine et, sans descendre de sa monture, prit sa main dans les siennes.) Demain, dit-il affectueusement, sire Hughes prendre cette chemin. Pas de regrets tu avoir, ma sœur?
- Si, d’immenses... d’infinis regrets que je porterai toute ma vie comme une croix. Rien n’était possible entre nous. Pourtant, je l’aime tant, frère Bran! Il ne me quittera jamais jusqu’au jour de la délivrance. Dites-lui cela. Il aura peut-être moins mal.
- Je dire! Dieu aller avec toi, petite Marjolaine, et avec toi Aveline, et avec toi Colin, et avec toi Pernette.
- J’ai honte, dit la jeune femme. Je suis la seule qui va rejoindre celui qu’elle aime.
Marjolaine, en effet, avait proposé à Pernette de la ramener elle-même à Pierre. De Blaye à Rochella le chemin ne devait pas être bien long. Elle sourit à sa jeune amie.
- Il ne faut pas, Pernette. Tu as bien mérité ton bonheur. Il me donne le courage d’aller jusqu’au bout. Adieu à présent, frère Bran, puisque nous ne nous reverrons plus.
Brusquement, Bran Maelduin rougit de colère.
- Tu pas dicter à Dieu ce quoi il devoir faire! Je jamais dire adieu!
Et talonnant son âne auquel il fit effectuer une magistrale volte-face, Bran Maelduin reprit le chemin de Compostelle.
- Allons, dit Marjolaine. Nous avons dix lieues à faire.
Elle lança sa mule sur la route du nord dans l’espoir que le vent sécherait ses larmes.
ÉPILOGUE
Un chemin pour l’éternité
La neige recouvrait tout. Il faisait froid et noir, car le jour semblait sortir à peine de la nuit pour ne donner que bien peu de lumière. Il flottait durant quelques heures au-dessus de la terre glacée, indécis et blafard, comme un malade qui s'oblige à faire quelques pas puis retombe exténué dans l’obscurité de son lit. Le vent hurlait en courant d’un bout à l’autre de la plaine.
Assis devant l’âtre de sa grande salle où brûlait un monceau de bûches, Hughes de Fresnoy se pencha pour prendre le pot de vin aux herbes qu’un page avait posé sur la pierre brûlante afin qu'il se tînt chaud. Il en vida d’un trait une bonne moitié.
Fort et épicé, le vin entra en lui comme une flamme parfumée qui épanouit aussitôt, irradiant sa chaleur jusqu'au bout de ses doigts. C'était l'instant, bien fugitif, où Hughes avait l'impression qu'il redevenait vivant. Alors il avala le reste du pot pour prolonger la divine sensation, puis le rejeta avec une grimace avant de brailler qu'on lui en apportât un autre.
Cette fois, ce fut une servante qui accourut, excusant le page qui était aux écuries, offrant un nouveau pot. Hughes s’en saisit avec avidité et, comme la fille restait là, il leva les yeux sur elle.
- Eh bien, va-t'en! Qu’attends-tu? grogna-t-il.
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