Comme elle ne répondait ni ne bougeait, il la regarda mieux et reconnut la Perrine, la servante qu'il réclamait toujours jadis quand il allait aux étuves parce qu’elle savait laver un homme aussi bien que lui faire l’amour.
- Tiens! Où étais-tu donc passée? Je ne t’ai pas vue depuis mon retour.
- J’étais grosse et dame Ersende ne veut pas que les femmes travaillent quand elles sont dans l’attente, ni après la venue du petit, au moins pendant quelques semaines. A présent me voilà... tout à votre service, seigneur!
Sa voix était émue, mais ses yeux brillaient et sa bouche humide tremblait un peu. Sous prétexte de mieux étaler la paille sous les pieds du baron, elle s’agenouilla, s’arrangeant de façon à ce que son regard pût plonger plus facilement dans l’ouverture lâche de sa chemise qu’elle avait déboutonnée discrètement. Elle avait de beaux seins veinés de bleu pâle que la maternité avait gonflés davantage encore. Mais alors que jadis une telle vue eût allumé l’incendie dans le sang du baron, elle le laissa cette fois parfaitement indifférent.
- Les hommes suffisent pour mon service, dit-il sans dureté. Reste à celui de dame Ersende. Elle est bonne et tu y es bien. Et puis maintenant que tu as un fils... c’est bien un fils? (Elle fit signe que oui, débordante de fierté.) Alors occupe-toi de lui. Et surtout, occupe-toi davantage de ton homme. Laisse-moi à présent. Ah, non! Va aux écuries et dis au jeune Geoffroy qu’il s’occupe à me rapporter du vin.
Elle s’éloigna en tramant les pieds, visiblement déçue, tandis qu’Hughes commençait à lamper son vin en regardant d’un œil vague les flammes danser au milieu des bûches. Un léger rire l’interrompit de nouveau.
- La Perrine ne te plaît plus? Il me semble qu’elle est pourtant plus appétissante qu’avant ton départ. Tu l’aurais dévorée à belles dents autrefois.
Gerbert de Fresnoy venait d’entrer, secouait la neige qui collait à son grand manteau bleu, en détachait le fermail d'or et le jetait sur un banc avant de venir rejoindre son frère devant la cheminée pour offrir au feu ses bottes trempées qui se mirent à fumer.
- Tu pues! grogna l’aîné. Quant à la Perrine, non, vraiment, elle ne me dit plus rien. Ni aucune autre d’ailleurs! Je suis las de ces souillons sur lesquelles je me vautrais comme un porc!
- Tu as changé.
Le silence enveloppa les deux hommes, bientôt troublé par l’entrée prudente du jeune page Geoffroy de Cérizy, un petit cousin d’Ersende, qui arrivait portant un pot de vin, comme s’il se fut agi du saint sacrement.
- Pardonnez-moi, sire Hughes, commença-t-il, mais j’étais...
- Tiens, donne-moi donc ça! coupa joyeusement Gerbert. Je suis gelé moi...
- Hé là! protesta Hughes. C’était pour moi.
- Tu n’auras qu’à en demander d'autres. D’ailleurs, on va bientôt mettre les tables pour le souper et corner l’eau. Et puis tu bois trop!
- Qu'est-ce que tu veux faire d’autre par un temps pareil?
- Une foule de choses. Tu n’étais jamais en peine autrefois quand tu avais du temps devant toi.
- Parbleu! ricana l’autre. J’allais coucher avec une fille.
- A la limite, j’aimerais mieux que tu continues. Ce serait moins mauvais pour ta santé.
Gerbert but lentement deux ou trois gorgées, tout en observant son aîné par-dessus le bord du hanap qu’il reposa bientôt. Il ne reconnaissait plus son frère. Depuis qu’il était rentré, quelque dix-huit mois plus tôt, de cet incroyable pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle pour lequel il était parti sans prévenir personne, grâce à quoi on l’avait cru mort, Hughes de Fresnoy n’avait plus jamais été le même. Sa vitalité énorme, cette espèce d’appétit de vivre qui le portait aux pires excès, cette goinfrerie de grand air et de chair fraîche qui en faisait le coq le plus infatigable d’au moins trois comtés, tout cela avait disparu, balayé, emporté par on ne savait quel mauvais vent. Gerbert et sa jeune épouse Ersende avaient vu revenir un homme sec comme un sarment de vigne, aussi brun qu'un Sarrasin, mais sombre et triste comme une maison abandonnée depuis longtemps.
C’était à cela d'ailleurs qu’il faisait penser : une demeure vide. Hughes de Fresnoy faisait mouvoir une grande carcasse sans âme, un assemblage d’os, de muscles et de nerfs que rien ne semblait plus capable d'émouvoir. Il avait écouté sans paraître s’y intéresser le moins du monde son frère lui rendre avec exactitude les comptes de sa gestion, l’avait félicité d’une voix monocorde, puis l’avait prié de continuer comme s’il n’était pas là.
- Tu t’en tires mieux que moi. La châtellenie s’en trouvera bien.
De même il n’avait pas ri en apprenant le retour de Gippuin Le Housset, couvert de gloire et de brillantes étoffes sarrasines, traînant après lui des esclaves à peau basanée et certain grand coffre dont on disait merveille. Cela se passait deux mois environ après le départ d’Hughes. On disait à la ronde que, trouvant son épouse enceinte jusqu’aux oreilles, il avait commencé par la battre comme il convenait, mais trop content de trouver un héritier tout fait, exploit dont il était bien incapable, il s’était donné les gants d'un noble pardon. Depuis, dame Osilie, heureuse mère d’un garçon qui apparemment ne ressemblait à personne, mais surtout pas à Gippuin, promenait partout des robes de sultane, d’étranges bijoux de filigrane d’or et des chairs plus rebondies, plus somptueuses que jamais. Aux dernières nouvelles, on chuchotait qu'elle pourrait bien être de nouveau enceinte et les paris étaient ouverts pour savoir qui pouvait bien être l’heureux père.
De cette picaresque histoire, Hughes n’avait même pas souri.
- Grand bien lui fasse! s’était-il contenté de dire. Tout ce que je souhaite c’est de ne plus entendre parler d’elle.
Enfin, il n’avait pas montré la moindre émotion quand Anselme de Ribemont était venu lui dire qu’Hermelinde était prête à revenir au foyer conjugal. Le bruit du pèlerinage en Galice avait fait, en effet, le tour de la province. Hautement édifiée sur le compte d’un gendre qu’elle ne croyait pas capable d’un tel exploit, Ida de Ribemont avait conseillé à sa fille de reprendre sa place de dame de Fresnoy.
- Je ne puis ni la prier de revenir ni l’en empêcher, s’était contenté de déclarer Hughes qui, décidément, semblait avoir pris le goût des phrases courtes. Elle est toujours mon épouse devant Dieu.
Sans préciser à quel point il le regrettait.
Hermelinde était donc rentrée au bercail beaucoup plus timidement qu’elle n’en était partie. Elle était aussi beaucoup moins grasse et son teint, si éclatant jusque-là, s’était curieusement bruni, plombé même. Elle semblait malade et c’était à cause de cela peut-être qu’Hughes l’avait accueillie avec gentillesse.
- Cette maison est toujours vôtre, gracieuse dame, lui dit-il en baisant sa main amaigrie. Vous pouvez y vivre à votre guise et je ferai tout pour que vous y soyez heureuse.
Tout? Pas tout à fait. Jamais Hughes n’avait repris le chemin de la couche conjugale. D’abord, parce qu’il n’en avait pas envie et qu’Hermelinde lui était devenue plus indifférente encore que ne l’étaient les filles comme la Perrine qui, jadis, lui donnaient si joyeusement du plaisir. Ensuite, à cause de certaine mise en garde venue de Bertrand.
Peu satisfait de ce retour, l’écuyer avait interrogé, après boire, les gens de Ribemont qui avaient ramené la dame de Fresnoy. Il apprit ainsi que, persuadée de voir son mariage prochainement annulé par l’Eglise, Hermelinde avait accueilli, avec quelque avance, les hommages du comte de Bohain qu’elle pensait épouser ensuite. Or, en Terre sainte, Bohain avait pris une mauvaise maladie et l’on chuchotait qu’il l’avait communiquée à la dame de ses pensées. Ce qui expliquait abondamment la mine terreuse d’Hermelinde.
Mais de cela non plus, Hughes ne se souciait. Lui et son épouse se rencontraient aux repas quand la dame de Fresnoy ne les prenait pas dans sa chambre, comme cela lui arrivait de plus en plus fréquemment. Le mire du château la visitait régulièrement et lui faisait essayer non seulement la pharmacopée de l’époque, mais tout nouveau remède dont le bruit venait à ses oreilles. En vain, semblait-il.
Quant à Hughes, sa vie ressemblait davantage à celle d’un moine qu’à celle d’un honnête seigneur. Il ne fréquentait plus les tournois, ne chassait plus guère, sinon en compagnie de Bertrand et de cet étrange bonhomme, ce forestier nommé Guegan qu’il avait ramené avec lui, qui ne le quittait pas et qui, avec ses molosses, effrayait les servantes. Parfois, il piquait une tête dans l’étang, ou bien faisait à pied de lentes promenades, Guegan et ses chiens sur les talons. Mais le plus souvent, il restait assis devant une fenêtre ou devant le feu, sans rien dire, se contentant de boire comme il le faisait en ce moment.
« Cela ne peut pas durer, songeait Gerbert inquiet. Il s’est passé quelque chose sur le chemin de Saint-Jacques. Mais quoi? »
Ce soir-là, après le souper où ne parut pas Hermelinde, et quand on eut enlevé les tables, le cadet alla rejoindre son frère qui avait repris sa place auprès du feu. Il avait embrassé Ersende qui s’en allait coucher ses enfants et lui avait chuchoté de ne pas l’attendre et de dormir. Elle avait accepté sans mot dire, avec un sourire tendre. Ersende était une femme qui comprenait toujours tout sans qu’on eût besoin de rien lui dire.
Gerbert alla chercher l’échiquier d’ivoire et l’apporta près de son frère.
- Veux-tu jouer?
Hughes refusa de la tête sans quitter les flammes des yeux. Gerbert alors s’assit à même la pierre de l’âtre, étendit ses longues jambes et dit :
- Si tu me racontais?
- Quoi?
- Je ne sais pas... Tout! Tout ce qui ne va pas, tout ce qui t’est arrivé. Tu ne peux pas passer le reste de ta vie à regarder brûler le feu sans rien faire, sans rien dire. Tu as changé, Hughes. Et je voudrais savoir pourquoi.
- Qu’est-ce que ça peut bien te faire? Tu as une femme, des enfants, tu es heureux. Alors laisse-moi!
- Non. J’ai tout ça en effet, mais je suis ton frère. Et ni Ersende ni moi ne pouvons supporter de te voir malheureux. Ne proteste pas, tu l’es! C’est écrit sur ta figure qui ne sait plus sourire, dans tes yeux qui n’ont plus de vie. Raconte-moi ce que tu ressasses à longueur de journée dans ta tête. Je ne pourrai peut-être rien pour toi. Mais je crois qu’après tu te sentiras mieux.
- Tu le crois vraiment?
- J’en suis sûr. Quand une blessure s’infecte, il faut l’ouvrir.
Hughes soupira, tourna la tête. Son regard las rencontra celui amical et chaud de son frère. Aucune mauvaise curiosité sur ce visage étroit aux traits burinés. Rien que cette tendresse pudique d’un homme pour son semblable. Pour la première fois depuis son retour, il ébaucha un sourire.
- Tu as raison. A toi je peux tout dire.
Et il parla.
Doucement d’abord, puis avec de plus en plus d’ardeur et de passion, il évoqua le long voyage, la route sous tous les temps et toutes les heures du jour, la fatigue, le danger, les pièges de la nature et des hommes. L’amour aussi et, pour décrire celle dont l’image enchantait sa mémoire en empoisonnant sa vie, il trouva des mots si vifs, si évocateurs que Gerbert crut voir soudain se dresser, sur les dalles de la salle, la blonde silhouette aux yeux couleur de mer, la douce dame qui tenait prisonnier le cœur de son frère. Et quand, au récit du dernier adieu, il vit s’emplir de larmes les terribles yeux verts, il comprit que cet amour était de ceux dont on ne guérit pas.
- Et tu ne sais pas ce qu’elle est devenue? demanda-t-il quand le silence revint s’installer entre eux.
- Non. A Rochella où je suis revenu avec mes compagnons pour remettre à Bénigne ce qu’Odon de Lusigny m’avait chargé d’aller chercher, j’ai vu Pernette. Elle était heureuse. Elle avait retrouvé son Pierre. Il travaillait à bâtir une digue en bois pour abriter le nouveau port. Bénigne dessinait des plans de bateaux et aussi ceux d’une église. Pernette vit à présent au bord d’un marais vert, dans une petite maison couverte de roseaux qui lui semble le plus beau palais du monde. Mais elle ne sait pas où est Marjolaine. Celle-ci l’a remise à son époux et puis elle est partie vers le nord, m’a-t-on dit, avec Aveline et Colin.
- Tu as dû suivre la même route. Des gens l’ont sans doute remarquée. Tu n’as pas retrouvé sa trace?
- Non. Ce n’est pas faute d’avoir cherché pourtant.
Avec Bertrand et les autres, il avait quêté au long de la route tous les renseignements possibles, interrogeant les paysans rencontrés, les couvents, les abbayes, les hospices qui jalonnaient la route. Mais personne n’avait rien pu leur dire. C’était comme si, en quittant Rochella, Marjolaine et ses deux compagnons avaient pu prendre place sur quelque char ailé qui les avait emportés au ciel, à moins que la terre ne se fût ouverte sous leurs pas pour les engloutir.
"Un aussi long chemin" отзывы
Отзывы читателей о книге "Un aussi long chemin". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Un aussi long chemin" друзьям в соцсетях.