La première personne qu’ils rencontrèrent sur la petite place du village fut Pernette. Armée d’une grosse cruche, elle prenait de l’eau à la fontaine. Et sa surprise fut telle, qu’en les voyant, elle lâcha ladite cruche que Nicolas rattrapa au vol.
Elle l’en remercia par un gros baiser plaqué sur sa joue mal rasée.
- Comment? Te voilà, sacripant? Et Ausbert! et maître Mallet et sire Bertrand! Et... Dieu me pardonne, vous aussi, sire baron?
- Je ne suis plus baron, Pernette. C’est mon frère qui l’est à présent. Moi, j’ai quitté Fresnoy pour n’y plus jamais revenir. Je veux demander à Bénigne de m’envoyer en mer à la recherche des terres auxquelles il croit. Bertrand a le même désir, et aussi Nicolas. Les autres veulent seulement travailler ici avec votre époux.
- Eh bien, qu’ils aillent donc vers la mer. Ils trouveront Pierre à la grande digue et Bénigne à l’église ou au chantier de bateaux. Un peu de marche leur fera du bien par ce beau temps.
- Entendu, fit gaiement Hughes. Nous y allons.
- Non, pas vous, sire Hughes! S’il vous plaît, venez avec moi jusque chez moi. Je voudrais que nous parlions un peu.
- Volontiers. En ce cas, donnez-moi votre cruche.
- Vous ne voudriez pas! Un seigneur comme vous.
- Je ne suis plus seigneur, Pernette, je vous le répète. Un simple chevalier sans sou ni maille, mais libre.
Il chargea la cruche ruisselante sur son épaule puis se mit en marche aux côtés de Pernette. Elle lui était apparue resplendissante de santé et même, sous son tablier, il était visible que la robe avait une courbe nouvelle.
- Vous attendez un enfant, n'est-ce pas?
- Oui. Pierre est si heureux! Et frère Bran prétend que la naissance portera bonheur à la ville.
- Comment? Il est là, lui aussi?
- Bien sûr! Il est arrivé d’Irlande juste avant l’hiver.
Il veut s’embarquer lui aussi, pour, dit-il, suivre les traces de son cher saint Brendan qui avait découvert le paradis. J’avoue pourtant que cela me fait peur et je suis heureuse que Pierre ne soit qu’un simple charpentier. Cette terrible aventure ne le tente pas. Mais revenons à vous. Vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous êtes libre. Comment l’entendez-vous?
- D’une façon bien simple. J’ai abandonné tous mes biens et titres à mon frère. Depuis que j’ai perdu Marjolaine, tout cela m’est apparu sans intérêt, dérisoire. Qu’a-t-on besoin d’un château, de riches vêtements, d’or et de joyaux, si ce n’est pour les offrir à celle que l’on aime? Elle a disparu et je sais que je ne la reverrai de ma vie. Alors pourquoi ne pas tenter la folle aventure que prépare le Temple? Si la mer n’a pas de fond, elle me conduira au moins là où je suis certain que je reverrai Marjolaine.
- Mais votre épouse? L’avez-vous répudiée?
- Non. Pourtant nous nous sommes dit adieu, fit Hughes en montrant le lourd anneau qu’Hermelinde lui avait remis. Elle était très malade quand je l’ai quittée. A cette heure, elle a sans doute cessé de vivre. Voilà, Pernette, vous savez tout. Je suis heureux d’avoir tout abandonné, d’être ici avec vous. Au moins, jusqu’à ce que vienne le jour du grand départ, je pourrai parler d’elle avec vous.
- Je crois qu’il y a quelqu’un d’autre avec qui vous pourrez en parler.
Ils avaient atteint les maisonnettes et le marais. Un peu à l’écart, Hughes reconnut celle de Pernette aux touffes de lis d’eau qui la bordaient sur un côté et au grand saule qui l’abritait. Pernette poussa la barrière et guida Hughes à travers le minuscule jardin qu’elle avait tracé de ses mains mais, au lieu d’entrer dans la maison, elle la contourna.
Derrière s'étendait un potager et, au-delà, se trouvait une autre maison que la première cachait quand on venait par le chemin. Entre les deux, Hughes vit une femme, longue et mince, vêtue de futaine bleue, la tête couverte d’une large coiffe blanche. Les bras levés, elle mettait du linge à sécher sur une corde tendue.
Quelque chose, dans l’attitude de cette femme, fit battre le cœur d’Hughes à un rythme plus rapide. Sans doute la silhouette et la grâce du geste, cependant bien humble. Pernette, les mains en porte-voix, cria dans le vent :
- Je vous amène une visite! Voilà quelqu’un qui souhaite vous saluer et vous dire qu’il n’a plus au monde que vous, si vous voulez de lui.
La femme se retourna brusquement. Son bras, encore levé, fit basculer la coiffe de lin qui tomba à terre, libérant l’épaisse natte couleur de soie claire.
- Marjolaine! souffla Hughes pétrifié. Elle, ici?
- Mais oui, dit Pernette très satisfaite. Ni elle ni Aveline n’ont jamais été plus loin que Rochella. Nous n’avons pas voulu, Pierre et moi, qu’elle s’en aille seule vers Dieu sait quel destin. Le couvent ne lui apparaissait plus que comme un pis-aller, nous l’avons bien compris. Et puisqu’une vie modeste ne lui faisait pas peur. Elle dit qu’elle retrouve ici son enfance.
Là-bas, Marjolaine s’était figée, elle aussi. Le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, elle regardait la haute silhouette sombre qui accompagnait son amie. Lentement, d’un pas hésitant, elle s’avança un peu dans les hautes herbes qui s’attachaient à sa robe comme pour la défendre d’une illusion dont le réveil serait cruel. Tant de fois, elle avait rêvé de le revoir.
Alors, ce fut Hughes qui s’élança.
Pernette les regarda se rejoindre, s’étreindre, ne plus faire qu’une seule silhouette, corps confondus, ivres d’une joie si forte qu’elle semblait les envelopper de lumière. Ils n’avaient plus besoin de personne au monde.
Alors, reprenant la cruche abandonnée par Hughes, Pernette rentra dans sa maison.
Fin
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