- Ce que vous êtes douillet pour un chevalier! Mais l'huile va arranger ça.
Dans une niche creusée dans le mur, elle alla prendre une petite jarre de terre. L'huile rousse et parfumée coula sur le dos rouge. Puis Perrine en enduisit ses mains et se mit à masser doucement, longuement, le grand corps abandonné devant elle. C’était un corps magnifique, aux muscles longs et durs mais dont la peau, aux endroits que n’envahissaient pas les toisons noires et dévorantes, avait des douceurs enfantines. La fille aimait ce moment de son ouvrage qui la récompensait du rude effort accompli durant le bain et qui préludait, de si troublante façon, à ce qui allait venir quand, dans un moment, dans une seconde. Hughes se retournerait et en s'étirant avec un bâillement de fauve, soupirerait :
- Continue.
Les mains chaudes et douces recommencèrent leur lent va-et-vient sur chaque muscle de la poitrine, du ventre plat, des cuisses gonflées de chair solide. Perrine haletait doucement, trempée de transpiration autant que par le brouillard chaud qui emplissait l’étuve. Elle guettait les signes avant-coureurs de l’émotion qu’elle savait si bien faire naître. Le plaisir d’amour faisait partie, découlait tout naturellement de la détente qu’apportait le bain, et le maître, Perrine le savait bien, n’en avait jamais assez.
Étalé sur sa planche, Hughes avait l’impression de flotter sur un nuage, tandis que les mains de la fille disposaient de lui à leur gré. Personne ne savait, comme elle, effacer la fatigue, insuffler une nouvelle ardeur à un corps exténué. Les yeux clos, le seigneur de Fresnoy retenait son souffle, uniquement attentif au cheminement lent mais de plus en plus précis des caresses sur sa peau. Il ne sentait même plus la blessure, encore fraîche cependant, que la lance de cet imbécile de Jean Pellicorne lui avait infligée à la cuisse lors du dernier tournoi de Saint-Quentin.
Soudain, sans même ouvrir les yeux, il leva les bras. Ses doigts rencontrèrent la toile trempée qui couvrait les épaules de Perrine et la firent glisser aisément car elle ne portait qu’une chemise largement ouverte. Elle mit à l’aider un empressement presque sauvage, tandis que les grandes paumes emprisonnaient ses seins aux mamelons durs comme des billes d’agate. Puis avec un soupir plein d’attente, elle vint se glisser contre lui pour qu’à son tour il pût disposer d’elle à son plaisir.
Trois quarts d’heure plus tard, Hughes de Fresnoy, poncé, coiffé, parfumé, rasé, à l’exception de la longue et mince moustache noire qui retombait de chaque côté de la bouche et lui donnait un peu l’air d’un Mongol, faisait son entrée dans la grande salle du donjon où l’on venait de corner l’eau.
Se sentant d’humeur aimable, il s'était vêtu avec plus de soin que d'habitude, poussé peut-être par un léger remords envers sa femme, Hermelinde, qui ne cachait pas son dégoût lorsqu'il venait à table avec des houseaux crottés et sa tunique de cuir où demeuraient, indélébiles, les traces de graisse d'armes laissées par la broigne de fer, ou même l’une des tuniques de laine ou de lin sans beaucoup d’ornements qu’il affectionnait. Enthousiasmée par les nouvelles modes apportées par la coquette reine Aliénor. Hermelinde s'efforçait de les implanter chez elle et d'y plier son époux.
S'y conformant, pour une fois. Hughes avait revêtu, sur de longues et étroites braies de lin blanc, une chemise brodée au col et un long bliaut de « velous » [1 – Velours] dont le bleu éclatant était encore relevé par de larges bandes de broderies noires et blanches ornant le bas du vêtement, les deux longues fentes de devant et de derrière et les larges manches pendantes. Mais aucune force humaine n'aurait amené Hughes à chausser les pigaches dont il jugeait parfaitement grotesques les longues pointes recourbées et, sous sa robe élégante, il portait une paire de heuses, de hautes bottes en souple cuir d'Espagne d'un beau rouge incarnat. Ses cheveux noirs soigneusement peignés et lustrés descendaient en souples volutes jusqu'à son cou puissant. Une large ceinture de cuir retenait un glaive court à la romaine.
Son entrée ainsi équipé souleva un vif intérêt chez ceux qui l'attendaient groupés auprès de la monumentale cheminée où brûlait un tronc d'arbre. Gerbert, son jeune frère qui mâchonnait un brin de paille, à demi étendu sur un banc eut un léger sifflement admiratif, assorti d’un clin d'œil amusé révélant que le jeune homme n'était pas dupe de ce grand déploiement de somptuosité. Ersende, la femme de Gerbert, sourit franchement tandis que les damoiselles qui servaient la châtelaine et sa belle-sœur baissaient les yeux et rougissaient comme si le baron leur avait fait quelque proposition déshonnête. Seule, Hermelinde, après avoir considéré un moment sans rien dire les six pieds de splendeur de son époux, fronça le nez, renifla et, le plus imprévisiblement du monde, éclata en sanglots qui jetèrent un froid sur l’assemblée.
Les damoiselles et Ersende entourèrent la châtelaine pour lui prodiguer leurs bons offices, tandis que Hughes, d’abord surpris par le curieux résultat de ses efforts vestimentaires, haussait les épaules avec agacement et rejoignait son frère.
- Qu’est-ce qu’elle a? Je suis en retard, je le sais bien, mais est-ce une raison pour fondre en larmes?
Les yeux verts de Gerbert, qui étaient sa seule ressemblance avec son frère, pétillèrent de gaieté.
- Je ne sais pas si tu l’as remarqué ou si tu le fais exprès, mais chaque fois que tu réclames la Perrine pour l’étuve, tu arrives en retard et tu fais toujours toilette comme si tu allais à un festin!
- Tous les repas, chez moi, sont des festins! grogna Hughes. Et il est normal, après le bain, d’aimer à revêtir des vêtements propres, confortables et même élégants.
- Allons, allons! Pas avec moi. Je te connais trop bien, reprit le cadet en baissant la voix. Oserais-tu jurer que tu n’as pas couché avec Perrine dans l’étuve?
- Je ne me parjurerais pas pour ça! Bien sûr que j’ai fait l’amour avec elle! De plus chaude garce, je n’en connais pas à dix lieues à la ronde.
- ... où cependant tu connais tout ce qui porte cotillon! susurra Gerbert.
Ignorant l’incidence, Hughes jeta un regard noir sur Hermelinde qui semblait reprendre peu à peu ses esprits.
- C’est une vraie femme, elle! Je n’en dirais pas autant de tout le monde.
Pourtant, quand il l’avait épousée, dix ans plus tôt, il était bien persuadé de faire le meilleur mariage possible. Il avait alors dix-huit ans et Hermelinde en avait seize. Elle était assez belle alors, d’une beauté saine et vigoureuse de fruit encore vert, mais qui promettait un bel épanouissement, et qui pouvait tenter un homme sensuel, surtout doté d’un appétit d’amour aussi vorace. Et puis elle était la fille du puissant comte de Ribemont et elle apportait, en terres et en argent, un beau douaire.
La première fois qu’Hughes l’avait vue, c’était à un tournoi donné dans les lices de Saint-Quentin, assise auprès de sa mère dans la tribune des dames. Sous une chevelure châtain clair tressée en nattes épaisses et entrelacées de fils d’or et de perles. Hermelinde montrait un visage très rose aux maxillaires puissants, mais où la bouche, très rouge, saignait comme une blessure. Les yeux, gris et brumeux, étaient alors apparus au jeune homme pleins de mystère, d’un mystère presque aussi attirant que les seins durs et pointus qui tendaient la soie de sa robe à longs plis.
Il avait eu brusquement envie de cette fille qui lui jetait, par en dessous, des regards furtifs tout en passant nerveusement, de temps en temps, un bout de langue rose sur ses lèvres gonflées de sève. Et, durant les joutes, il avait accompli des prouesses plus grandes qu'il ne s’en serait cru capable. Les adversaires tombaient devant lui comme épis de blé au temps des moissons et il avait remporté un énorme succès, plus la couronne du vainqueur que, du bout de sa lance, il avait déposée sur les genoux de la jouvencelle afin qu'elle eût la gloire de la poser sur sa tête aux acclamations de tous.
Le mariage s’était décidé très vite. Le comte de Ribemont avait accueilli avec faveur les ouvertures que deux parents âgés du candidat étaient venus lui faire. Le baron de Fresnoy était de bonne et antique race, sa châtellenie était riche, puissante et étendue et comme par un fait exprès, les terres que Ribemont destinait à sa fille cadette en étaient proches voisines. On tomba donc rapidement d’accord et, Hermelinde ayant fait savoir qu’elle n’avait aucune répugnance à mettre sa main dans celle d’un si preux chevalier, les noces eurent lieu à la Saint-Jean suivante.
Quand l’épousée avait ôté pour lui sa chemise, dans la chambre d’honneur de Ribemont ornée de belles toiles brodées et de grands bouquets de fleurs champêtres, de lys d’eau et de chèvrefeuille, Hughes avait cru, de bonne foi, que son mariage allait vraiment lui apporter une félicité totale. Sa femme lui plaisait et les premières nuits furent agréables.
Malheureusement, les suivantes le furent de moins en moins car si Hermelinde était vraiment amoureuse de son époux, lui ne l’était guère : elle lui plaisait, sans plus. En outre, et en dépit des leçons qu’il tenta de lui donner, elle avait, de l’amour, une conception essentiellement égoïste et, si elle exigeait beaucoup de son mari, elle ne faisait rigoureusement rien pour lui rendre la pareille. Enfin, étant de plus haute maison que lui, elle considérait comme une chance pour le baron de l’avoir épousée et entendait qu’il lui exprimât, sous forme d'étreintes répétées, une éternelle gratitude.
Hughes, qui aimait les filles ardentes, fut bientôt las de ce corps geignant qu'il retrouvait, chaque nuit, les bras en croix dans son lit et qu’il lui fallait labourer fastidieusement pendant des heures, sans aucun profit d’ailleurs, car les mois passèrent sans que la nouvelle dame de Fresnoy fît seulement mine d’être enceinte. Les mois, puis les années...
La déception d’Hughes fut amère. Que lui servait d’être le maître d’une des plus puissantes et des plus riches châtellenies du Vermandois et même du nord de la France s’il était dans l’impossibilité de la transmettre, un jour, à ses enfants? Son frère Gerbert, de trois ans plus jeune que lui et qui, étant de constitution délicate (il avait coûté la vie à leur mère), fût peut-être entré dans les ordres s’il n’était tombé amoureux d’Ersende de Cérizy et ne l’avait épousée deux ans après le mariage Ribemont, avait déjà un fils, Robert, et deux filles, Isabelle et Mahaut, alors que le ventre d’Hermelinde restait désespérément plat.
A vrai dire, plat, il ne le resta guère. Pour se consoler de ses déboires conjugaux, l’épouse d’Hughes se mit à grignoter des sucreries à longueur de journée et des déboires, elle en avait. Plus le devoir conjugal devenait pour son époux... un devoir qu’il rendait le moins souvent possible et plus, se sentant frustrée d’un plaisir dont elle se montrait gloutonne, elle devenait acariâtre et gourmande. Les scènes et les crises de larmes alternaient avec de grandes débauches de pâtisseries. La cuisine du château ne cessait de confectionner pour elle fouaces, tartes, beignets et pains d’épice qu’elle dégustait avec délices, oubliant d’ailleurs le plus souvent d’en offrir à Ersende, aux enfants ou à ses damoiselles.
Dans les débuts, quand elle avait commencé à s'arrondir doucement, Hughes avait trouvé un certain regain de plaisir sur un corps devenu merveilleusement blanc et moelleux comme un édredon. Mais quand un édredon est trop gonflé, on flotte dessus ou l'on s'y perd et le baron se déclara bientôt excédé de cette trop grande abondance de chairs molles et improductives. Il conseilla donc à Hermelinde de reprendre la saine habitude de le suivre à la chasse, bien qu'il doutât de trouver un cheval assez solide pour la porter. Une vigoureuse mule peut-être, dans les premiers temps, ferait l'affaire.
Cette proposition eut le don de déchaîner des déluges de larmes et une consommation intense de prunes de Damas fourrées que la comtesse de Ribemont avait envoyées en présent à sa fille. Hughes, alors, abandonna la question, laissant à Ersende le soin d'essayer de faire entendre raison à sa belle-sœur. Mais il dut offrir une nouvelle robe pour se faire pardonner.
Car, devenue obèse, Hermelinde n’en était pas moins coquette. Non seulement ses femmes ne cessaient d’élargir ses robes, mais les marchands flamands avaient appris le chemin du château de Fresnoy et ne semblaient pas disposés à l’oublier. Pailes, samits, cendals [1- Les pailes étaient des tissus brochés provenant d'Orient. comme les samits qui se présentaient sous forme de demi-satins faits de six fils de couleur. Le cendal était une sorte de taffetas], damas, velours et mousselines s’entassaient par larges pièces dans ses coffres et coûtaient fort cher au baron qui eût volontiers répudié une épouse aussi dispendieuse qu’encombrante. Mais le retour d’Hermelinde au logis paternel eût offensé la famille de Ribemont et, outre qu’il était fort puissant, Hughes aimait bien le comte Anselme IV. Et puis, il n’avait aucune envie d’amputer ses terres d’une dot qui concourait largement à la richesse et à la splendeur de sa maison. Mais, quand il voyait la frêle et gentille Ersende occupée à quelque broderie avec ses damoiselles, chantant avec elles une chanson de toile, tandis que ses enfants, assis à ses pieds, les écoutaient bouche bée ou s’efforçaient d’attraper les beaux écheveaux de couleur et que, d’autre part, il portait ses regards sur Hermelinde étalée sur le large banc abondamment garni de coussins qu’il lui avait fait faire ou couchée dans son lit, un beignet ruisselant de miel au bout des doigts, il lui prenait des envies de meurtre et il préférait alors rejoindre l’une des servantes dans la paille des écuries ou quelqu’une de ses jolies vassales dans les environs du château.
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