Juliette Benzoni

Un collier pour le diable

PROLOGUE

LE NID DU GERFAUT

Automne 1783

Le vent d’automne déchirait les nuages en longues écharpes, les roulait et les emportait dans ses tourbillons pour les accrocher aux cimes des arbres, mais la forêt semblait les refuser. Elle secouait son immense chevelure roussie, chassant les oiseaux de leurs nids démantelés. Ils jaillissaient des branches dans un grand tapage de cris et de battements d’ailes, pour s’élancer vers le ciel fuligineux, s’y regroupaient puis, en formations harmonieuses, prenaient la grande route du sud chaleureux…

Seuls, les étourneaux poursuivaient leur ronde imperturbable autour des remparts de La Hunaudaye, muette et sombre comme un tombeau abandonné depuis longtemps. Pourtant la vieille forteresse des Tournemine, rénovée par les Rieux qui leur avaient succédé, n’avait rien d’une ruine. Sa cuirasse pentagone dressait, au creux du vallon, cinq tours encore redoutables unies par d’épaisses courtines, cinq donjons toujours menaçants avec leurs parapets intacts et leurs mâchicoulis soulignés de grandes vernissures noires qui étaient les glorieux paraphes des défenses de jadis. Une douve profonde prolongeant l’étang voisin cernait le château…

La nuit venait. Le jour déclinait rapidement. Pourtant les trois cavaliers qui se tenaient à la corne de l’étang ne semblaient pas disposés à bouger. Très droits sur leurs montures, ils restaient là, dans le vent du soir qui s’engouffrait sous les plis lourds de leurs manteaux, aussi immobiles que s’ils eussent été taillés dans le même granit que le château lui-même. Comme s’ils attendaient quelque chose… quelque chose qui ne venait pas.

Ils formaient un groupe étrange, disparate et cependant harmonieux comme les horizons différents qui les avaient vus naître. Très grand et vigoureux mais sans lourdeur, Gilles de Tournemine semblait aussi indestructible que sa Bretagne natale. Son visage hâlé échappait au piège de la beauté parfaite par l’arrogance du nez, la glace bleue du regard, l’énergie des maxillaires et la nonchalante ironie du sourire, rare, mais qui alors découvrait l’éclat sans défaut des dents.

Auprès de lui, Jean de Batz semblait petit, encore qu’il n’en fût rien. De type méridional achevé, il avait les yeux et les cheveux noirs, la peau ambrée, le regard facilement étincelant, la main et la jambe nerveuses et, si son compagnon semblait échappé à quelque roman de la Table Ronde, lui-même évoquait à la moustache près le mousquetaire de Louis XIII, le fameux d’Artagnan dont il gardait dans ses veines quelques gouttes de sang.

Le troisième cavalier était laid mais d’une laideur sauvage et parfaitement insolite sous un ciel de France. Si sa figure, grâce à deux longues incisives, faisait penser à la gueule d’un lapin, son maintien farouche le préservait très suffisamment des sourires moqueurs. C’était un Indien Onondaga, un Iroquois, mais en dehors de son teint foncé aucun signe particulier dans sa vêture ne le signalait à l’attention des foules. Un sévère habit de drap noir, du linge blanc et de hautes bottes souples en recouvrant un torse puissant et des jambes trop courtes dissimulaient les anciennes cicatrices rituelles, celles reçues au combat et les traces indélébiles d’anciennes peintures de guerre. De même que le tricorne et la perruque à marteau recouvraient un crâne en forme d’œuf, entièrement rasé à l’exception d’une longue mèche noire soigneusement entretenue qui en ornait le sommet et dont l’étrange personnage faisait une sorte d’amusant petit chignon sous sa coiffure occidentale.

Dans la langue de son pays, son nom, à peu près imprononçable, signifiait « le-Castor-qui-a-trouvé-la-plume-magique-de-l’aigle » mais Gilles de Tournemine, qui se l’était attaché en lui sauvant la vie, avait simplifié le tout en le rebaptisant Pongo.

Durant plus d’une année, Pongo et celui qu’il s’était donné spontanément pour maître avaient été séparés. Revenu précipitamment en France, avec le duc de Lauzun, pour rapporter au Roi la victoire de Yorktown, Gilles avait dû, non sans regret, laisser Pongo derrière lui. Il pensait n’effectuer qu’un rapide voyage et revenir aux jeunes États-Unis afin d’y achever une campagne que le général Washington, aidé du corps expéditionnaire de Rochambeau, tenait désormais bien en main. Le jeune homme s’était pris à aimer en effet ce grand, ce magnifique pays où la nature encore vierge semblait sortie la veille même de la main de Dieu, où les cœurs des hommes avaient encore la fraîcheur, la témérité, l’ardeur, la cruauté et l’inconscience des cœurs d’enfants. Ce pays où le Destin bienveillant lui avait rendu un instant le père qu’il n’espérait jamais retrouver et qui d’un petit bâtard nommé Gilles Goëlo avait fait le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye. Ce sont de ces choses qui attachent quand on a l’âme bien placée…

La volonté royale n’avait pas permis au nouveau chevalier, promu lieutenant aux Dragons de la Reine, de rejoindre ses compagnons de combat et de reprendre avec eux ces coups de main et ces embuscades foudroyantes qui lui avaient valu un totem indien : « le Gerfaut implacable qui frappe dans le brouillard » bientôt raccourci en Gerfaut tout court.

Mais au retour du général de Rochambeau et de ses troupes au printemps de cette année 1783, Gilles avait eu la surprise de retrouver Pongo dans les bagages de son ami Axel de Fersen.

— Si je ne l’avais emmené, il aurait été capable de venir à la nage, lui confia le Suédois après la première, et chaude, embrassade : Tu as acquis là, chevalier, une fidélité à toute épreuve. Cet homme n’a pas vraiment vécu depuis ton départ. Jusqu’à ce que je lui donne ma parole de l’emmener, il n’a quitté les quais d’embarquement ni de jour ni de nuit !

Pongo avait donc rejoint Gilles, tout aussi naturellement, tout aussi simplement qu’une rivière rejoint la mer. Il avait repris son rôle de serviteur-garde du corps sans que l’adaptation à un mode de vie si nouveau pour lui se marquât sur son visage impassible. Et si sa présence, sur les talons du chevalier, suscitait bien des curiosités Pongo, pour sa part, n’en montrait aucune en face des villes, des rues, des coutumes et des habitudes que lui offrait la France. C’était sa manière, à lui, de rester fidèle à une race qui se voulait aussi impavide dans la joie que dans la souffrance.

Pour son jeune maître, son arrivée avait marqué la fin d’une longue pénitence car, lorsqu’il avait rejoint, après le cauchemar de Trécesson 1, son régiment cantonné alors à Pontivy, Gilles s’était trouvé confronté à une situation très différente de ce qu’il attendait. Lieutenant « à la suite », il pensait accomplir une simple formalité en se présentant à son colonel-commandant, le chevalier de Coigny. Or, il s’était trouvé bel et bien incorporé grâce aux effets désastreux de certain duel qui, la veille même de son arrivée, avait opposé deux officiers dudit régiment et envoyé fort proprement ses protagonistes l’un à l’hôpital et l’autre au cimetière.

— Vous tombez comme marée en Carême, Monsieur, lui déclara le chevalier de Coigny dont l’œil intéressé considérait ce combattant d’Amérique qui lui arrivait si juste à point. Pour une fois que l’on ne m’envoie pas un muguet de cour uniquement attaché à l’éclat de ses bottes et à la blancheur de ses manchettes, vous souffrirez que je vous garde. Savez-vous jouer aux échecs ?

— Un peu… oui, fit Gilles, initié depuis longtemps aux finesses de ce noble jeu par les soins de l’abbé de Talhouët, son parrain.

— Parfait, nous aurons au moins des soirées convenables car, en dehors de cela, on meurt d’ennui ici ! Vous prendrez logis chez la veuve Jan, place du Martray… en remplacement de votre malheureux prédécesseur…

Et Gilles, qui brûlait de galoper vers Paris pour y chercher la trace de celle qu’il aimait, pour essayer d’y retrouver la rousse Judith de Saint-Mélaine disparue dans de si étranges circonstances, dut user près d’une année sous l’uniforme vert et garance et sous le casque de cuivre garni de panthère sans autres distractions que les manœuvres du régiment, quelques promenades avec Merlin, son cheval, sur les bords du Blavet, la rivière de son enfance d’où Judith était sortie un beau soir pour bouleverser sa vie, les rares lettres que lui envoyaient d’Amérique Axel de Fersen et Tim Thocker, et les échecs avec son colonel. Encore cette dernière distraction lui fut-elle enlevée quand, à l’automne, le chevalier de Coigny fut remplacé par le marquis de Jaucourt qui venait de mitrailler Genève… et qui n’aimait pas les échecs.

L’arrivée en trombe de Fersen, fraîchement débarqué à Brest, vint dissiper la grisaille routinière de la garnison bretonne. Le Suédois apportait une lettre du général de Rochambeau, exprimant courtoisement le désir de voir son ancien secrétaire figurer à Versailles avec tous ceux du corps expéditionnaire. Et Gilles, frémissant de joie, pourvu en outre d’un congé en due forme, enfourcha Merlin, non plus en galopade nostalgique à la quête d’une ombre au long des berges du Blavet mais pour dévorer le grand chemin de la capitale, à l’horizon duquel se levait un soleil d’espoir dont les rayons ressemblaient infiniment plus à quelque flamboyante chevelure de femme qu’à l’éclat d’une cour royale…

La lumière devenait grise. L’éclat rouge du soleil couchant se fondait dans les ombres du soir mêlées à la brume qui montait de l’étang. Trompé par l’immobilité des trois cavaliers, un blaireau imprudent quitta son gîte presque sous les sabots de Merlin qui, dérangé, tressaillit, hennit furieusement et se mit à encenser, secouant d’importance son maître dont il coupa net la rêverie. Mais il fut rapidement ramené au calme.

— Paix, mon fils ! fit doucement le jeune homme en flattant la longue encolure soyeuse. Je te demande encore un instant…

Mais le charme était rompu. Jean de Batz vint aligner sa monture sur celle de son ami.

— Dans un instant il fera noir, dit-il. On ne pourra seulement plus distinguer les tours des murailles. Qu’espères-tu encore ?

Les yeux sur l’énorme tour d’entrée près de laquelle s’emmanchait le double pont-levis, Gilles haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Un miracle peut-être… Il me semblait qu’en approchant ce château il se passerait quelque chose… qu’il me reconnaîtrait de lui-même et s’ouvrirait à moi comme une main qui se tend. Peut-être… qu’il m’offrirait ses propres clefs !…

Le rire sonore du Gascon éveilla les échos de la forêt et fit envoler une sarcelle.

— La clef… car il n’y en a qu’une, tu la trouveras quand tu voudras si tu m’écoutes : elle se nomme l’argent ! L’argent qui ouvre toutes les portes, même celles des cœurs. Deviens son maître et cette vieille demeure s’ouvrira pour toi comme une femme amoureuse.

Les yeux clairs du chevalier s’attachèrent à la figure du baron gascon dont le regard, dans l’ombre grandissante, brillait d’une flamme presque diabolique. Mais l’ancien élève du collège Saint-Yves de Vannes avait depuis longtemps perdu cette crainte superstitieuse du Malin qu’on lui avait si soigneusement enseignée dans son jeune âge et si, à plusieurs reprises, il avait pu constater, chez son ami, des théories fleurant volontiers le soufre, cela n’altérait en rien l’amitié qui s’était tissée entre eux, spontanément, quelques mois plus tôt.

Bien que Batz appartînt, comme lui-même, aux Dragons de la Reine, cette amitié n’était pas née au régiment pour l’excellente raison que le Gascon n’y mettait jamais les pieds. Depuis quelques années tout au moins car il y était entré comme volontaire… à l’âge de douze ans, s’y comportant de telle façon qu’en 1776, à quinze ans, il devenait sous-lieutenant… au prix d’ailleurs d’une gasconnade car, pour obtenir ledit grade, il s’était vieilli de cinq ans, falsifiant son acte de naissance sans la moindre hésitation. Mais l’épaulette d’officier une fois amarrée à son uniforme, Batz, aussi satisfait de lui-même que s’il eût conquis un bâton de maréchal, s’était totalement désintéressé du sort d’un régiment qui s’obstinait à demeurer cantonné dans des garnisons aussi peu attrayantes que Vesoul ou Pontivy. Car l’endroit où il souhaitait vivre, c’était Paris, cette étonnante boîte de Pandore assez proche du soleil de Versailles pour que toutes les fortunes y fussent possibles et assez éloignée cependant pour que l’on pût s’y faire oublier ou même mourir de faim sans que personne s’en souciât.

À Paris, le jeune baron était certain d’arriver très vite à se tailler un chemin qu’il voulait confortable et largement pavé d’argent grâce aux relations qu’il ne manquerait pas de s’y créer. L’argent, c’était, en effet, le maître mot pour lui, l’argent qui seul pouvait apporter la puissance à un garçon de bonne noblesse, certes, mais né beaucoup trop loin des grandes charges du royaume ; l’argent dont, comme beaucoup de nobles provinciaux, il avait toujours cruellement besoin, l’argent enfin qu’il déclarait aimer au-dessus de toutes choses avec le cynisme encore naïf de sa jeunesse. S’il souhaitait si fort devenir riche, d’ailleurs, ce n’était pas pour le plaisir de thésauriser mais pour s’offrir tout ce que la fortune représentait de bien-être, d’éclat et de beauté introduits dans la vie de chaque jour… et aussi pour la possibilité de corriger, ici et là, les criantes injustices du Destin. Car ce Gascon avide, rapace même, capable de dépouiller froidement au jeu une douairière endiamantée ou de spéculer sur telle ou telle denrée coloniale, était tout aussi capable d’abandonner ses derniers écus sur la table boiteuse d’un maçon aux jambes brisées, menacé d’expulsion par un propriétaire impitoyable. Lequel propriétaire se voyait d’ailleurs rossé d’importance quelques heures plus tard, au plus profond d’une nuit obscure…