— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, lieutenant aux Dragons de la Reine.
Le Gascon éclata de rire.
— Vous aussi ? La rencontre est plaisante. Je suis le baron Jean de Batz, lieutenant également aux Dragons de la Reine. Enfin… en principe !
Ce fut le tour de Gilles de se mettre à rire.
— Ah, c’est vous ? Je suis ravi de vous connaître.
— Comment cela ? Vous me connaissez ?
— Vous êtes presque célèbre aux Dragons. On vous y surnomme l’Homme Invisible.
— Il est vrai qu’on ne m’y voit guère. Mais je crois qu’ici nous serons bien, ajouta-t-il en se retournant pour faire face aux deux autres hommes qui venaient derrière. Sans même ôter son habit, il tira son épée dont il fouetta l’air avec impatience.
— Ça ! Dépêchons un peu ! J’aimerais assez ne pas manquer tout le premier acte. Mme Dugazon a beaucoup de charme et j’aime infiniment sa voix. Au fait, monsieur le goujat, me ferez-vous la grâce de me dire votre nom ? Malgré vos manières, vous me semblez tout de même gentilhomme, si j’en crois cette lame qui vous bat les mollets !
— Je suis le comte d’Antraigues… et sans doute de meilleure maison que vous, monsieur de Batz !
— Ah, vous me connaissez ? Décidément c’est mon jour ! Je n’en dirais pas autant de vous mais comme nous ne sommes pas ici pour comparer nos arbres généalogiques : en garde, Monsieur… et faites votre prière : je ne suis pas comte mais je descends de d’Artagnan !
Tandis que le combat s’engageait avec une fureur qui en disait long sur les sentiments réciproques des deux duellistes, Gilles alla proposer au personnage qui secondait Antraigues de mesurer son épée à la sienne, comme cela se faisait encore fréquemment mais celui-ci, petit bonhomme sans grande apparence, le regarda avec une sorte d’horreur.
— Avez-vous votre bon sens ? Je ne suis ici que pour obliger un ami mais je réprouve vivement ces engagements. Ils ne riment à rien !
Tournemine se pencha pour regarder l’autre sous le nez et ricana.
— Vous êtes un homme prudent à ce que je vois ?
— Je suis un homme sage, un magistrat ! Je me nomme Jean-Jacques d’Epréménil, avocat au Parlement.
— Un robin ! conclut Gilles. Cela explique tout.
Et, le laissant à ses réflexions, il se retira dans l’angle d’une porte cochère afin d’observer le combat. Très vite, d’ailleurs, le plaisir qu’il y prit lui fit oublier l’avocat si prudent… Les deux hommes savaient incontestablement manier l’épée encore que leurs jeux fussent fort différents. Antraigues se battait avec beaucoup de technique et de méthode, en homme qui traite une affaire et entend la mener à bien, mais Batz y mettait une sorte de génie. Il se battait avec une ardeur et une agilité incroyables, en homme pressé, mais sans que cette hâte lui fît faire la moindre faute. Il tournait comme une guêpe autour de son adversaire, changeant sans cesse ses gardes et son terrain. Au bout de son poignet d’acier sa lame voltigeait, cherchant l’ouverture.
Par l’une des portes latérales du théâtre, entrouverte, un flot de musique leur parvenait, assourdi, léger comme la brise du soir. Puis ce fut une voix de femme, limpide, fraîche comme un ruisseau de printemps.
— Voilà Mme Dugazon qui chante ! gémit Batz. La plaisanterie a assez duré.
Il chargea avec une fureur telle que son adversaire, surpris, voulut rompre trop vite et, déséquilibré, fit un faux pas. Son exclamation de mécontentement fut suivie aussitôt d’un gémissement de douleur : la lame de Batz venait de disparaître sous le velours incarnat de son bel habit. Il chancela, tomba dans les bras de d’Epréménil qui se précipitait pour le recevoir tandis que Batz, après un bref salut, remettait tranquillement son épée au fourreau.
— Êtes-vous mort, Monsieur ? demanda-t-il aimablement. Ou bien souhaitez-vous que nous poursuivions ?
— C’est impossible… à mon grand regret ! J’en réchapperai, cependant, soyez-en sûr… et nous nous retrouverons !
— Rien ne pourra me faire plus plaisir et je suis tout à votre service. Puis-je cependant vous conseiller, à l’avenir, de veiller sur votre langue ?
— Allez au diable !
— Certainement pas ! J’aurais trop peur de vous y retrouver. Venez, chevalier, ajouta-t-il en passant son bras sous celui de Gilles. En nous pressant un peu nous pourrons entendre la fin de cet air délicieux…
La fin de la soirée se passa sans autre incident. La Dugazon remporta un tel triomphe que la cabale si soigneusement préparée se vit étouffée dès qu’elle tenta de se manifester. En quittant le théâtre, Jean de Batz remercia encore Gilles de son assistance et l’invita à souper chez lui, rue Cassette.
Copieusement arrosé, le souper fut des plus gais. Les deux jeunes gens, tout en faisant honneur à la cuisine du traiteur voisin, firent plus ample connaissance. Ils se découvrirent nombre d’idées communes et, enchantés l’un de l’autre, se portèrent tant de toasts qu’ils finirent la soirée royalement ivres.
Ce fut le début d’une solide amitié qui se tissa d’autant plus vite que, quelques jours après avoir présenté le chevalier de Tournemine à la Reine, Fersen quittait Paris pour rejoindre son maître, le roi Gustave IV de Suède, qui réclamait sa compagnie pour un voyage à travers l’Europe. Afin d’éviter à son nouvel ami de rester à l’hôtel d’York, assez onéreux pour sa bourse légère, Batz lui offrit de partager à la fois son logis de la rue Cassette… et les jolies créatures qui venaient l’y visiter.
Tous deux, en effet, aimaient les femmes et en usaient avec l’appétit de leur âge sans d’ailleurs y attacher beaucoup plus d’importance qu’à un bon déjeuner. Le cœur de Gilles, entièrement occupé par l’image de Judith l’absente, était bien à l’abri des surprises ; mais son corps vigoureux, habité par un tempérament ardent, ne lui permettait guère les longues abstinences. Batz lui ressemblait et bientôt tous deux furent inséparables.
Les tours de La Hunaudaye n’étaient plus qu’une masse noire vaguement profilée sur un ciel à peine moins sombre. Pourtant, le chevalier ne parvenait pas à s’en éloigner.
Il fallait s’y résoudre, cependant, à regret et avec l’impression d’arracher un petit morceau de sa propre chair. Avec un soupir, il faisait volter Merlin quand le grincement d’une lourde porte vint s’ajouter aux bruits de la forêt nocturne.
Balancée au bout d’un bras, une lanterne apparut sur le pont-levis, éclairant le bas du corps d’un homme vêtu comme un paysan et chaussé de sabots à demi recouverts par des guêtres à boutons.
Gilles considéra un moment l’apparition puis, lançant brusquement son cheval :
— Suivez-moi ! s’écria-t-il.
Les trois cavaliers dévalèrent vers le château. Un bref galop arrêté au ras des planches du pont. L’homme, surpris, leva sa lanterne, révélant, sous l’ombre d’un chapeau rond, un jeune visage verni de bonne santé et encadré de cheveux raides, couleur de paille mûre.
— Qui va là ? demanda-t-il, employant le vieux langage celte sans paraître autrement effrayé par l’apparition de ces cavaliers inconnus.
— Nous sommes des voyageurs égarés, répondit le chevalier dans la même langue. Nous avons aperçu votre lanterne. Le maître de ce château accepterait peut-être de nous loger pour cette nuit ?…
Le jeune homme sourit, salua avec cette politesse innée des paysans bretons.
— Le maître ne vient guère ici, mon gentilhomme. Mais mon grand-père, Joel Gauthier, intendant de ce château, sera heureux et fier de vous offrir l’hospitalité si vous voulez bien faire cet honneur à sa modeste maison, car le logis seigneurial n’est plus en état depuis bien longtemps.
— Qu’importe ! Nous sommes des soldats : une simple paillade suffira. Merci de votre accueil.
Ce ne fut pas sans émotion que Tournemine franchit la profonde voûte ronde, large de plus de deux mètres et timbrée d’armes cernées d’une cordelière qui ouvrait sur le cœur du château. La lanterne du jeune paysan fit d’abord surgir de l’ombre un arbre immense, un frêne géant dont les branches noueuses s’étendaient au-dessus de la grande cour comme des bras protecteurs. Mais, si grand qu’il fût, il semblait écrasé par la masse des tours et par le jaillissement des hautes lucarnes fleuronnées du grand logis appuyé aux murailles de l’ouest. C’était une magnifique construction parée des grâces de la Renaissance, flanquée d’un noble escalier à volées droites dont les pilastres cannelés annonçaient qu’il avait dû naître au début du siècle précédent ; mais l’ensemble, malgré sa beauté, donnait un sentiment d’invincible tristesse, celle d’une demeure faite pour l’activité, pour la lumière, pour la vie et laissée à la solitude, à l’abandon…
Lentement, Tournemine, les yeux fixés sur ce fantôme de granit, mit pied à terre, s’efforçant de maîtriser le tremblement subit de ses mains. Il avait envie de courir vers le perron dont les pierres se disjoignaient, vers la porte dont le bois sculpté se fendillait, vers ces murs où déjà se montraient de dangereuses lézardes. Il avait envie d’étreindre, d’embrasser le tout et il sentait son cœur tiré vers cette grandeur passée des siens comme un chien par sa laisse.
— C’est par ici, Monsieur, fit la voix tranquille du jeune paysan.
À regret, le chevalier se détourna pour suivre son guide vers les communs, adossés à la courtine est et dont les petites fenêtres laissaient paraître une lumière rougeâtre. Au bruit des chevaux, la porte s’était ouverte et la silhouette d’un homme de haute taille, coiffé d’un grand chapeau noir et appuyé sur une canne, s’y encadrait, vigoureusement découpée sur la lumière jaune de l’intérieur.
En approchant, les trois cavaliers virent qu’il s’agissait d’un vieillard, droit et robuste, à la figure sévère encadrée de longs cheveux blancs. Les rides de son visage proclamaient son grand âge ; pourtant l’éclair de son regard disait assez qu’il n’avait rien perdu de sa vigueur. Devant lui, son petit-fils s’inclina comment devant un seigneur.
— Mon père, dit-il avec respect, voici des voyageurs égarés qui demandent abri pour la nuit.
— Leur as-tu dit, Pierre, que l’abri était celui d’un paysan ?
— Je leur ai dit, mon père.
— Alors, entrez, Messieurs, et prenez place auprès du feu. Le souper sera servi dans un moment. Pierre, tu prendras soin des chevaux.
Il s’écarta pour leur livrer passage. Impressionnés malgré eux par la noblesse étrange émanant de cet homme, les deux gentilshommes saluèrent en franchissant son seuil tandis que Pongo, toujours muet, réunissait dans sa main les brides des trois chevaux pour les mener à l’écurie. La pièce où l’on pénétra était basse, plafonnée de lourdes poutres aboutissant toutes à une cheminée occupant toute la largeur. Deux femmes vêtues de noir, l’une déjà âgée, l’autre à peine sortie de l’enfance, s’activaient devant l’âtre flambant, préparant le souper.
— Voici ma bru Anna et ma petite-fille Madalen, dit le vieux Joel. Prenez place, elles vont nous servir dans l’instant.
Les hommes s’assirent autour de la longue table de châtaignier et, après que le vieillard eut dit le Benedicite, les femmes entamèrent le silencieux ballet du service. Personne ne parlait. Le vieux Joel et son petit-fils mangeaient avec gravité, en hommes pour qui chaque bouchée de nourriture est sacrée parce qu’elle est le produit du travail quotidien. Les femmes ne se fussent pas permis d’ouvrir la bouche sans l’accord de l’ancêtre et, en outre, l’aspect farouche de Pongo, à qui elles jetaient furtivement de craintifs coups d’œil, leur inspirait une visible inquiétude. Jean de Batz, silencieux contre son habitude, n’avait pas ouvert la bouche depuis le porche franchi. Quant à Gilles, il s’emplissait les yeux et le cœur de ce décor austère qu’il aurait voulu familier, sans s’apercevoir que, sous la broussaille blanche de ses sourcils, le vieux Joel l’observait attentivement. En effet, depuis que le jeune homme était entré dans la lumière du foyer, ses yeux ne l’avaient pas quitté un seul instant.
Tout le repas, qui se composait de choux, de lard, de « lait cuit » et de tartines beurrées, se déroula tout entier sans qu’une seule parole fût prononcée à l’exception de quelques mots chuchotés par le vieillard à l’oreille de sa belle-fille, à la suite desquels, avec un regard effaré, elle s’éclipsa en compagnie de sa fille. À l’exception aussi des grâces finales clôturant le repas.
Ce fut Gilles qui, le premier, rompit le silence tandis que l’on quittait la table, en remerciant son hôte pour la nourriture et l’hospitalité reçues.
— Vous nous avez accueillis à votre table comme des amis, et pourtant vous ne savez rien de nous, pas même nos noms !
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