Pire encore : s’exiler c’était renoncer à chercher lui-même la trace, chaque jour plus ténue, de Judith ; c’était confier à d’autres, à des fonctionnaires capables peut-être mais indifférents, cette quête de la bien-aimée, pour lui tendre et douloureuse à la fois…

La voix de Pongo perça le silence obstiné où il s’enfermait en contemplant, des larmes au fond des yeux, l’écu rongé d’humidité des Tournemine.

— Quitter terre des ancêtres est cruel, dit-il. Mais dans pays indien, Sages qui cherchent vérité dans cœur brûlant du feu disent que Vallée Heureuse s’ouvrir seulement après long et difficile chemin avec épines et pierres tranchantes. Savoir choisir chemin difficile c’est souvent choisir victoire… et c’est être homme vrai !

— « … car le chemin est malaisé et la porte étroite ! » récita gravement Batz. On dirait qu’entre la sagesse indienne et l’Évangile il existe bien des points communs. Allons, chevalier mon ami, bois un peu de cet excellent rhum pour chasser les humeurs noires et dormons ! Demain tu décideras de ta route : celle de Madrid via Versailles avec moi… ou celle de Pontivy tout seul !

Gilles saisit la gourde, en lampa une longue rasade, s’essuya la bouche à sa manche puis rendit le flacon à son ami. Son regard était redevenu clair.

— Celle de Madrid, morbleu ! Et que le Diable t’emporte !…

Alors seulement le vieux Joel qui, debout, aussi immobile qu’une pierre, derrière la porte, avait écouté passionnément leur conversation, se signa d’un geste large, murmura quelques paroles d’actions de grâces puis, appuyé sur son bâton noueux, s’éloigna vers son logis. Il souriait, heureux depuis bien longtemps car il avait l’espoir de voir revenir un jour le jeune maître. En attendant, avec Pierre, il allait reprendre les recherches du trésor, interroger les vieilles pierres, les troncs noueux, les souterrains écroulés, ce qu’il s’était toujours refusé à faire. Mais à présent, il savait pour qui lui et son petit-fils allaient peiner…



1. Voir Le Gerfaut des Brumes.

2. Notre actuel Opéra-Comique mais le bâtiment fut reconstruit en 1883.

3. Voir Le Gerfaut des Brumes.

4. Il s’agit de livres or, donc d’une très forte somme.

PREMIÈRE PARTIE

LA NUIT D’ARANJUEZ

Printemps 1784

CHAPITRE PREMIER

LA REINE DE MAI

Les notes d’une chanson montaient dans l’air bleu du matin portées par les voix joyeuses d’une troupe de jeunes filles. Elles venaient des profondeurs du jardin et grandissaient d’instant en instant. C’était comme si la rivière avait choisi de remonter le coteau pour rafraîchir le parc et à l’approche de la chanson, les oiseaux se taisaient.

Soudain, près du boulingrin, il y eut, sous les arceaux de la vigne, comme un bouquet de fleurs mais un bouquet singulièrement animé. Les jupons rouges et les tabliers bariolés dansaient autour des chevilles, minces dans leurs bas blancs bien tirés, sur lesquels s’entrecroisaient les rubans des espadrilles neuves. Les longues franges des châles voltigeaient dans le vent léger.

Les filles allaient deux par deux, celles qui venaient en tête portant un grand arceau fleuri de lilas, les autres des bouquets de ces hautes bruyères bleuâtres qui adoucissent la rudesse de la sierra ; la dernière, enfin, tenait entre ses mains avec la gravité d’un évêque portant le saint sacrement une légère couronne de jasmin et d’églantines.

Sur le point de quitter la demeure de ses amis Cabarrus, le château de San Pedro de Carabanchel où il avait passé la nuit, pour regagner Aranjuez, Gilles, occupé à mettre ses gants avant d’enfourcher Merlin que lui amenait un laquais, s’arrêta, surpris par la nouveauté du spectacle.

— Qu’est-ce qui nous arrive là ?

L’homme sourit largement :

— Le cortège de la Reine de Mai, señor ! Nous sommes aujourd’hui le 3 mai et chaque année, à pareille date, les jeunes filles des villages élisent la plus belle d’entre elles afin qu’elle règne toute la journée sur le pays. Probable qu’aujourd’hui, elles ont choisi notre demoiselle.

— Il est vrai que, malgré son jeune âge, il est difficile d’en trouver une plus jolie.

À cet instant, un tourbillon de mousseline blanche et de rubans roses jaillit des portes-fenêtres et se précipita impétueusement sur lui.

— Chevalier ! Mon beau chevalier ! Vous n’allez pas partir déjà ?

Thérésia avait dû s’échapper des mains de sa camériste car la masse noire de sa chevelure croulait en désordre sur son dos. D’ailleurs ladite camériste arrivait derrière elle une brosse à la main, suivie de près par la gouvernante derrière laquelle trottait la petite Madame Cabarrus. Le père, le banquier François Cabarrus, fermait la marche avec plus de retenue. Le jeune homme sourit.

— Il le faut, Thérésia ! Je suis de garde à Aranjuez ce soir et, vous le savez, le propre des Gardes du Corps est de rester toujours le plus près possible de la personne du souverain.

Les magnifiques yeux sombres de la fillette – elle n’avait que onze ans, même si sa taille et les formes de son corps lui en donnaient quinze – s’emplirent de larmes.

— Cela, c’était la vérité d’hier. Mais aujourd’hui, regardez, Gilles, je vais être reine, moi aussi, Reine de Mai ! Il faut que vous restiez auprès de moi. Si vous n’êtes pas là, cette fête n’aura plus aucun sens !

Elle avait joint les mains. De grosses larmes rondes roulaient déjà sur ses joues dont l’ambre se teintait si délicatement de rose. En même temps elle souriait et ce sourire avait tant de charme que le jeune homme dut faire appel à toute sa force de caractère pour lui résister. Il y avait de la magicienne, dans cette gamine, et l’on pouvait, en toute sécurité, parier que les années feraient d’elle une assez dangereuse sirène. Mais si, depuis son arrivée en Espagne, Gilles s’était pris pour elle d’une véritable affection, son cœur, bien protégé, ne risquait pas de lui jouer un tour en cet endroit.

— Savez-vous qu’il y a près de douze lieues entre Carabanchel et Aranjuez ? Il faut les faire !

Pour éviter que les « demoiselles » de la jeune reine ne trouvassent leur souveraine en pleurs, François Cabarrus intervint :

— Une plaisanterie pour les jambes d’acier de votre beau coursier, mon ami ! Restez au moins jusqu’après la messe… le temps de saluer notre Thérésia sur son trône.

— Pas du tout ! intervint la fillette. Je veux qu’il reste jusqu’au bout ! Je veux danser avec lui ce soir.

— Cette fois tu en demandes trop. Un soldat est prisonnier de son devoir. Et tu ne voudrais pas que notre ami soit mis aux arrêts pour un caprice ?

La menace fit son effet. Pourtant, Thérésia, suspendue au bras de Gilles, ne se décidait pas à lâcher prise.

— S’il reste jusqu’après la messe, je veux bien le laisser aller, dit-elle enfin sans trop d’enthousiasme, mais j’y mets encore une condition.

— Voyons la condition ?

— Vous m’accompagnerez à la Pradera de San Isidro.

C’était, douze jours plus tard, le 15 mai, la grande fête madrilène en l’honneur de San Isidro, le patron de la ville. Ce jour-là, après la messe, les gens de Madrid, sans distinction de classes ou de fortune, envahissaient les prairies bordant le Manzanarès pour s’y mélanger en une fête joyeuse, y faire ripaille, y danser presque jusqu’à l’aube suivante. Les jeunes filles n’y allaient qu’avec leurs parents ou leurs fiancés.

Gilles se mit à rire.

— Avez-vous tellement besoin de moi ? Je connais vingt jeunes gens qui meurent d’envie de vous y accompagner.

— C’est vous que je veux ! Et si vous ne promettez pas, je ne vous lâche pas.

La petite main, fragile comme une patte d’oiseau, tremblait légèrement sur le bras du jeune homme qui, fraternel, la recouvrit de ses grands doigts. Elle était un peu trop fraîche, presque froide.

— Je vous le promets, Thérésia… si je ne suis pas consigné ! Maintenant, Majesté, vous vous devez à vos sujets.

Les jeunes filles approchaient du perron cependant qu’avec des glapissements indignés, la camériste reprenait possession de sa jeune maîtresse qu’elle coiffait avec une ardeur sauvage. En un tournemain, la Reine fut prête et livrée à ses suivantes qui dansèrent autour d’elle une sorte de ronde en chantant. Puis la couronne printanière fut posée sur les boucles noires ; après quoi, environnée de son escadron de jeunes filles, la Reine de Mai prit place sous l’arceau fleuri et se dirigea gravement vers l’église du village dont les cloches à présent sonnaient à toute volée.

Madame Cabarrus, qui s’était absentée un instant, reparut sous un immense chapeau de paille à la mode de Paris orné d’une profusion de choux en taffetas bleu nattier et d’un long jet de plumes d’autruche blanches, amarré tant bien que mal sur la mousse de ses cheveux poudrés et qui lui donnait assez l’apparence d’un champignon. C’était une toute petite femme, vive et sautillante comme un moineau. Sans cesse en mouvement, douée d’un tempérament fatigant pour un mari et d’un esprit acerbe auquel bien peu de personnes pouvaient se vanter d’échapper. En plus de cela, snob comme il n’est pas permis et vaniteuse à l’extrême de ce titre de comte que le roi Charles III avait, trois ans plus tôt, accordé à son époux, devenu l’un des plus importants financiers espagnols, en même temps que ses lettres de naturalisation.

Évidemment, la sévère noblesse espagnole ne cachait guère son dédain pour ce « comte » de Cabarrus fabriqué à partir de l’armateur François Cabarrus, natif de Cap-Breton dans les Landes, et pour cette comtesse dont le nom de jeune fille était tout uniment Antoinette Galabert. Mais leur propre grandeur suffisait aux parents de Thérésia qui vivaient volontiers à l’écart dans leur opulente demeure de Carabanchel avec leurs trois enfants, sachant fort bien d’ailleurs que leur fortune permettrait à leur fille, le moment venu, de choisir, si elle le voulait, sans difficulté un époux dans la noblesse locale, arrogante, couverte de titres et de noms mais en majorité impécunieuse.

Avec détermination, la comtesse Antoinette s’empara du bras laissé vacant par sa fille.

— Trouvez-vous pas, chevalier, que nous formons un couple bien assorti, vous et moi ? Le bleu de votre uniforme est tout à fait le même que celui de ma robe…

Le jeune homme portait en effet l’élégant costume des Gardes, copié par le premier roi Bourbon sur son équivalent de Versailles à quelques différences près : habit bleu aux revers incarnat soutachés d’argent, culotte et gilet chamois, large baudrier brodé, hautes bottes à entonnoir et chapeau lampion.

Il devait à sa haute taille, à son nom et à son aspect physique son entrée dans ce régiment privilégié tandis que son ami Batz devait se contenter de celui, infiniment moins élégant, des Dragons de Numance. Le Gascon s’en consolait aisément en ne s’y montrant guère plus assidu qu’à Reine-Dragons, fréquentant par contre avec beaucoup d’application les tripots madrilènes où il jouait un jeu d’enfer et certains fonctionnaires du Tribunal des Indes grâce auxquels il lui était possible, à ce qu’il disait, de conclure d’avantageux marchés sur les importations des colonies américaines. Il avait même convaincu son ami de lui confier une partie du modeste pécule amassé au service du roi de France pour l’investir dans des denrées alimentaires de luxe telles que les épices et le cacao.

Pour le reste, Gilles, sage et prudent, l’avait confié à ce François Cabarrus dont l’ancien ministre Necker lui avait chaudement recommandé le talent lorsque, avant de quitter la France, il était allé lui faire une visite d’adieu car, s’il avait entière confiance dans les talents financiers réels de son ami, il craignait un peu sa passion pour le jeu. Il s’en trouvait d’ailleurs très bien : le banquier, avec une régularité d’horloge, le tenait au courant mois par mois de l’état de ses affaires et, lorsque le jeune homme venait passer deux ou trois jours à Carabanchel, l’initiait peu à peu à ce jeu redoutable des finances pour lequel il n’avait eu, jusqu’alors, aucune disposition et même quelque répugnance très aristocratique.

— Vous seriez surpris, lui avait-il dit le premier jour, du nombre de Grands d’Espagne qui, non seulement comptent aussi bien que mes employés, mais encore rendraient des points au Shylock de Shakespeare. La hauteur méprisante de quelques-uns est solidement étayée sur des piles de livres de caisse…

— Alors, enseignez-moi ! fit le jeune homme joyeusement. Ma future famille vous en sera chaudement reconnaissante… et au moins je cesserai d’avoir l’air d’un imbécile quand Batz me délivre ses grandes tirades sur l’agiotage, les taux d’escompte et tout ce fatras beaucoup plus hermétique pour moi que le latin de mon enfance…