— Eh bien, qu’en dis-tu ? s’écria Gilles après avoir lu la lettre à haute voix. Je crois que nous aurions tort de garder encore une prévention. Lecoulteux est un homme droit, très fortuné et il n’a pas grand-chose à voir avec Monsieur.
— Je suis d’accord ! Si je ne devais souper demain chez notre colonel qui donne à manger à ses officiers, je serais même allé avec toi. Le billet rose a peut-être été envoyé par une jolie femme…
— Peut-être ! De toute façon, je verrai bien… et je t’emmènerai la prochaine fois si c’est intéressant !
Le lendemain, au premier coup de sept heures sonnant à l’église des Capucines, Gilles arrivait place Louis-le-Grand 2, où un énorme Louis XIV de bronze caracolait sous une épaisse couche de neige, et allait s’annoncer au no 19 où quelques-uns des membres de l’immense famille Lecoulteux 3 possédaient un magnifique hôtel servant à la fois de maison de banque et de résidence parisienne aux deux financiers Lecoulteux de la Noraye et Lecoulteux de Canteleu, son cousin.
Il y reçut l’accueil auquel il était habitué et, laissant son cheval dans les grandes écuries de la maison, il prit place dans la voiture du banquier.
— Je vous admire de vous déplacer à cheval par un temps pareil, dit celui-ci en glissant ses jambes habillées de soie sous une épaisse couverture en peau de renard. Moi, j’aurais peur de geler tout vif.
— Nous autres militaires avons la peau dure, fit Gilles en riant. Mais dites-moi, cher ami, chez qui donc me conduisez-vous, rue Neuve-Saint-Gilles ?
— Ah, je vous ai intrigué ! Chez une amie charmante, la comtesse de La Motte-Valois. Elle tient un salon fort agréable, surtout depuis que la faveur de la Reine lui a permis de sortir de l’indigne misère dans laquelle végétait cette authentique descendante de nos rois.
— Elle était dans la misère ?
— Noire ! Elle et sa sœur ont été recueillies jadis, tout enfants, par l’excellente marquise de Boulainvilliers, la défunte épouse du Prévôt de Paris qui s’est chargée de leur éducation et a marié Jeanne avec le comte de La Motte, un gendarme aimable et bon vivant mais sans fortune. Le ménage, dans les débuts, a eu bien du mal à joindre les deux bouts mais ce sont des jeunes gens si charmants ! Ils ont su s’attirer d’abord l’amitié du cardinal Louis de Rohan qui les a secourus. Moi-même j’ai fait ce que j’ai pu mais il est bien évident que sans l’immense charité et la haute protection de Sa Majesté la Reine, ils n’en seraient pas où ils en sont actuellement.
— Ah ! Leur situation s’est donc améliorée ?
— Beaucoup, surtout dans les derniers temps. Le mari est des Gardes du comte d’Artois, quant au frère de Jeanne…
— Jeanne ?
— La comtesse, voyons ! Ah ça, vous ne les connaissez vraiment pas du tout ?
— Pas du tout ! fit Gilles sincère. J’ai un peu entendu parler de la comtesse mais je ne lui ai jamais adressé la parole.
— C’est étrange… car c’est elle qui m’a fait connaître son désir exprès de vous voir chez elle. Il est vrai que vous appartenez à cette brillante cohorte des héros d’Amérique et que vous, personnellement, êtes auréolé d’une légende qui passionne toutes nos belles romanesques. Madame de La Motte aura entendu parler de vous, dans un salon, et aura souhaité vous voir chez elle d’autant plus vivement que l’on vous dit assez sauvage.
— Mais comment a-t-elle su que nous nous connaissions ?
— Je pense qu’il me faut plaider coupable ! Je vais souvent chez elle où je me plais et je crois bien que j’ai dit vous connaître. Vous ne m’en voulez pas, au moins ?
— En aucune façon ! Il est toujours agréable de rencontrer des gens aimables…
— … et une fort jolie femme ! Vous verrez, elle est irrésistible ! Une grâce, un charme ! Sa sœur vit avec elle mais elle est beaucoup moins belle. Oh, c’est une très bonne famille, le frère de Jeanne est chevalier de Saint-Louis et sert dans la Marine. Il commande une frégate et…
Jean-Jacques Lecoulteux était un homme charmant mais il était affreusement bavard, ce qui, pour un homme d’argent, ne laissait pas d’être un défaut. Une fois lancé, il n’y avait plus qu’à le laisser aller et Gilles l’abandonna au plus chaud d’un ardent panégyrique des Saint-Rémy de Valois et autres La Motte pour s’enfoncer dans ses pensées… Il était étrange tout de même qu’à peine rentrée à Paris – car elle n’était certainement pas là depuis longtemps – cette femme eût manifesté le désir de le rencontrer. C’était elle, sans doute, qui avait écrit le fameux billet rose dont il s’était demandé, un instant, s’il ne venait pas de Cagliostro…
Après tout, cette femme connaissait Judith, elle était peut-être son amie et, en dehors du médecin italien, il n’y avait guère qu’elle et Mme de Balbi qui fussent capables d’en avoir des nouvelles et l’important était de retrouver la jeune fille sans se préoccuper autrement du chemin emprunté par ces nouvelles…
En s’inclinant sur la petite main chargée de bagues qu’elle lui tendit, au seuil d’un élégant salon tendu d’étoffe brochée sur fond bleu, Gilles se surprit à penser que sa beauté justifiait assez le lyrisme de Lecoulteux.
Sous la lumière dorée d’une profusion de bougies roses, sa ressemblance avec Judith était moins évidente. Elle était plus âgée d’abord et son visage avait plus de mollesse que celui de la jeune fille. Elle n’avait pas non plus cette façon insolente qu’avait Mlle de Saint-Mélaine de porter bien haut sa petite tête fière ni l’éclat quasi transparent de sa peau, ni le scintillement de diamant noir de son regard. Ses yeux à elle étaient bleus, emplis d’une vraie coquetterie et d’une fausse candeur que le jeune homme jugea désagréables. Mais il ne trouva rien à reprendre à la gorge éblouissante que découvraient plus qu’à demi les mousseuses dentelles noires d’un grand décolleté carré et fort généreux que limitait à peine un fort beau collier d’or et de topazes, assorti aux pendants d’oreilles et aux bracelets qui chatoyaient sur la peau de la jeune femme.
— Monsieur Lecoulteux de la Noraye mérite de chauds remerciements pour vous avoir décidé à venir nous rejoindre, Monsieur. C’est un privilège que vous n’accordez pas facilement m’a-t-on dit ?…
— Vous êtes trop bonne, Madame, de considérer la visite d’un simple officier des Gardes comme un privilège ! Il vous suffisait de la demander vous-même : on ne saurait rien refuser à une dame aussi séduisante.
— Vraiment ? C’est ce que nous allons voir ! Venez que je vous présente…
Elle passa une main souple sous son bras et glissa avec lui vers les profondeurs d’un salon illuminé et peuplé de silhouettes vêtues de soie et de velours qui appartenaient en grande majorité à des hommes. Là, dans le grand miroir rectangulaire au-dessus de la cheminée flambante, Gilles vit s’avancer à sa rencontre sa propre image bleu et argent avec, au bras, une femme noir et or qui souriait et dont la tête poudrée à frimas semblait vouloir à chaque instant se poser sur sa large épaule. L’expression tendue de son propre visage bronzé que la blancheur de la perruque faisait plus sombre encore le surprit et il se força à sourire pour qu’aucun de ces gens ne devinât la vague inquiétude, l’instinctive méfiance plutôt, qui s’était emparée de lui quand la main de Jeanne s’était posée sur sa manche.
On le présenta à « Mlle de Saint-Rémy de Valois », sœur de la maîtresse de maison, grosse fille blonde et plutôt fade qui n’avait rien du charme piquant de sa sœur mais auprès de laquelle s’empressait cependant un fort beau jeune homme à l’énigmatique regard vert qui portait un uniforme d’officier un peu râpé et que l’on annonça comme étant « le vicomte Paul de Barras, un aimable Provençal et le chevalier servant attitré de notre chère Marie-Anne… ».
Une dizaine de personnes environ évoluaient autour des tables disposées dans le grand salon : une grande où un « banquier » taciturne disposait les cartes et les jetons du pharaon et plusieurs petites où joueraient au whist ou au nain jaune ceux qui le préféreraient. Mais, en dehors de la comtesse et de sa sœur, la seule femme était une vieille fille sèche et malicieuse auréolée d’un fantastique bonnet à rubans couleur de feu qui s’annonça elle-même pour être « Mlle Colson, lectrice de Madame… quand il lui arrive de lire et sa cousine par distraction ! ».
Les hommes appartenaient au monde de la finance ou de la haute administration. Il y avait là, outre le mari, bellâtre vantard et trop souriant que Tournemine jugea aussitôt foncièrement antipathique, l’intendant de Champagne Rouillé d’Orfeuil, le comte de Saisseval, un joueur impénitent, le Receveur Général Dorcy, l’abbé de Calbris, Conseiller au Parlement. Un soldat, mais d’importance : le comte d’Estaing que le chevalier considéra avec quelque stupeur : qu’est-ce que ce général transformé brusquement en amiral par la vertu d’un décret, qu’est-ce que le héros du combat de la Grenade pouvait bien faire dans cette galère ?… Décidément, les combattants d’Amérique remportaient de grands suffrages, rue Neuve-Saint-Gilles !
La voix de Jeanne, qui s’était chargée d’une douceur accrue, le tira de sa brève méditation en roucoulant :
— Voici à présent l’un de nos plus chers amis, Monsieur le chevalier Reteau de Vilette, un écrivain de talent et un délicieux poète…
Et Gilles se retrouva en train de saluer courtoisement le dandy secrétaire, plus dandy que jamais, dans un étonnant frac bleu lumière à boutons d’or fin. À le voir de plus près, il put constater qu’il devait être d’une vigueur à peu près égale à la sienne propre et que ce délicat poète était pourvu de mains de déménageur.
« Quelle recrue cela ferait pour les galères !… » se surprit-il à penser.
Le dernier personnage de cette bizarre collection était un moine, aussi incongru dans ce tripot déguisé en salon qu’une rosière dans une maison close. Mais le père Loth, Supérieur des Minimes de la Place Royale 4, semblait étonnamment à son aise au milieu des joueurs et se qualifia lui-même « d’ami de la famille et confesseur particulier de la comtesse Jeanne… ».
— Commettez-vous donc de si gros péchés, comtesse, qu’il vous faille garder constamment votre confesseur à portée de la main ? chuchota Gilles à l’oreille de son gracieux mentor.
Elle se mit à rire mais baissa les yeux.
— Ne sommes-nous pas tous pécheurs, chevalier ? soupira-t-elle. Dans les temps difficiles que nous vivons, une bonne part de nos actions de chaque jour sont autant d’offenses au Seigneur.
— Le jeu par exemple ?…
— Comment oserais-je me permettre de croire que le jeu offense Dieu quand les plus grands de ses serviteurs ne dédaignent pas de s’y adonner. Voyez plutôt…
Et lâchant enfin le bras du jeune homme qui en éprouva un bizarre soulagement, peut-être parce qu’il n’avait pas aimé cette façon qu’elle avait eue de claironner son nom aux quatre coins de son salon comme si elle tenait essentiellement à ce qu’aucun des assistants ne l’oubliât, Jeanne s’avança vivement vers la porte au seuil de laquelle venait d’apparaître l’imposante silhouette du Cardinal de Rohan.
Le beau prélat était vêtu comme il l’était lors de sa visite à Cagliostro mais son visage, alors tendu et inquiet, était éclairé, ce soir, par un sourire dont il enveloppa la jeune femme avec une extraordinaire expression de joie et de tendresse.
— Chère comtesse ! Enfin vous voilà de retour ! Vous nous avez tellement manqué !…
Tandis que la jeune femme s’inclinait pour baiser l’anneau de Son Éminence, Gilles, qui avait rejoint Lecoulteux près de la cheminée, ne put s’empêcher d’entendre ce que murmurait l’abbé de Calbris, qui lui tournait le dos, à son voisin l’intendant de Champagne.
— Elle lui a peut-être manqué, mais j’imagine que sa trésorerie a dû se trouver bien de l’absence en question. Notre belle Jeanne lui coûte une fortune… Le décor de la maison a changé du tout au tout depuis quatre mois !
— Et vous pensez que c’est le cardinal qui…
— Bien sûr, voyons ! Jeanne est sa maîtresse. Tout le monde sait cela…
— On dit pourtant que la Reine se montrerait extrêmement généreuse…
— La Reine ? Elle n’a jamais assez d’argent. Et d’ailleurs les Polignac ne permettraient pas qu’elle distribue à d’autres qu’eux-mêmes ou leurs amis, des libéralités de cette importance.
Le personnage principal de la soirée étant arrivé, accompagné d’ailleurs d’un de ses amis, le baron de Planta et d’un jeune secrétaire : Ramón de Carbonnières, on prit place aux tables de jeu. Gilles nota alors que la belle Jeanne n’avait pas jugé utile de le présenter au Cardinal. Elle avait même mis une certaine hâte à installer l’Éminence à une table de whist avec l’amiral d’Estaing, le baron de Planta et l’abbé de Calbris sans lui laisser beaucoup le temps d’entrer en conversation avec les autres personnages réunis dans son salon.
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