Gilles eut son café et se sentit plus fort. Il en éprouva une joie presque enfantine. Après l’enfer qu’il avait enduré, c’était merveilleux de sentir la vie revenir doucement comme une source apparue soudain et qui sourd peu à peu à travers une terre desséchée.
Ses pensées elles aussi se faisaient plus claires et, chose bizarre, il pouvait de moins en moins les empêcher de revenir obstinément à son rêve. Elles s’y raccrochaient au contraire, cherchant toujours à y découvrir de nouveaux détails.
Naturellement, il s’efforça d’apprendre d’Aglaé si vraiment, au cours de la nuit où il glissait inéluctablement vers la mort, rien, ni personne, n’était venu s’interposer mais elle l’avait regardé avec une sorte d’indignation.
— Ne croyez-vous pas au miracle et à la puissance de Dieu, vous, un Breton ?
— J’y crois fermement au contraire. Seulement… je ne vois pas pourquoi Dieu se serait donné la peine d’un miracle pour un personnage aussi mince que moi…
— Laissez donc Dieu décider lui-même de l’importance de ses créatures et cessez de poser des questions stupides.
Elle sortit sur ces fortes paroles qui n’empêchèrent nullement Gilles de remarquer que, tout compte fait, elle n’avait pas vraiment répondu à sa question.
Brusquement, un détail du rêve lui revint et, d’un signe, il appela Pongo auprès de son lit.
— Pongo, dit-il doucement, où as-tu mis le flacon que t’a remis, l’autre nuit, le médecin étranger ?
Malgré son empire sur lui-même l’Indien tressaillit légèrement.
— Flacon… médecin ? répéta-t-il avec un regard involontaire vers la porte mais Gilles avait déjà compris qu’il y avait, dans son rêve, une part de réalité et qu’une sorte de conspiration du silence avait été décidée, peut-être par son hôtesse, peut-être avec les meilleures intentions du monde et pour son propre bien, encore qu’il ne comprît pas quel mal une grande joie pouvait lui faire.
Gilles tendit la main, saisit celle de l’Indien.
— Pongo ! Tu es mon ami bien plus que mon serviteur, et jamais tu ne m’as menti. Il est possible que l’on t’ait demandé le secret et tu n’as jamais manqué à ta parole. Mais moi, j’ai besoin que tu m’aides à savoir si mon esprit est demeuré sain ou si je suis en train de devenir un fou, sujet aux hallucinations. Veux-tu répondre à une ou deux questions ?
L’Indien hésita un court instant.
— Pongo promis de ne rien raconter, fit-il avec un sourire qui découvrit ses dents de lapin géant, mais pas promis pas répondre à questions. Parle !
— Bien ! Est-ce que tu as vu venir ici un homme vêtu de noir qui était un médecin étranger, un homme accompagné d’une très belle jeune fille rousse ?
— Oui. Pas dernière nuit mais fin de nuit avant. Jeune fille beaucoup pleurer. Pas vouloir partir, pas vouloir quitter toi… mais obligée. Homme noir dire grand danger pour elle si elle rester ! Elle obéir à condition homme noir jurer toi guérir.
— Je vois. Et qui les a menés jusqu’ici ?
— Seigneur Ours Rouge ! déclara Pongo pour qui le nom de Winkleried était aussi hermétique et imprononçable qu’un discours de mandarin. Lui parti sur cheval jour où toi attaqué. Allé loin. Mauvais temps. Revenu seulement l’autre nuit avec homme noir et Fleur de Feu…
Le surnom indien fit sourire Gilles. Il allait si bien à Judith !… Ainsi, c’était Winkleried qui était allé chercher Cagliostro et Judith. Mais où ? Mais comment avait-il réussi à les retrouver en si peu de temps alors que lui-même cherchait vainement depuis des mois ?…
— Au fait, où est-il celui-là ? Depuis que j’ai repris connaissance, je ne l’ai pas vu.
— Lui promettre revenir vite, mais lui très très fatigué. Presque rien mangé pendant plusieurs jours.
— Eh bien, soupira Gilles, ému, si ce n’est pas là une éclatante preuve d’amitié, je veux bien être pendu ! Il va avoir diminué de moitié…
Mais quand Ulrich-August fit son apparition chez son ami, il n’y avait rien en lui qui pût inspirer la pitié. Plus rutilant que jamais dans son superbe uniforme rouge bleu et or, le bicorne à cocarde blanche et plumet or crânement penché sur l’oreille, il éclatait à la fois de santé et de satisfaction. Il commença par se planter au pied du lit, regardant son ami d’un œil à la fois méfiant et scrutateur.
— Eh bien ? fit Gilles. Comment me trouves-tu ?
— Beaucoup moins boueux ! Ce n’est pas encore le grand fleurissement mais on commence à te reconnaître. Oh ! Je suis si « extravagamment » content !
Et, se ruant sur Gilles impétueusement, il l’embrassa avec tant d’ardeur que le jeune homme se sentit pâlir.
— Eh là ! … doucement !… Je suis encore fragile, tu sais !
— Désolé…
— Il ne faut pas ! C’est l’affection qui compte ! Ulrich… je sais ce que je te dois ! je sais ce que tu as fait pour moi ! Si je suis vivant à cette minute, c’est uniquement grâce à toi.
— Moi ? Je n’ai rien fait… que du cheval !
— Eh bien disons que c’est grâce à toi et à ton cheval.
— Mes chevaux… Je crois bien que j’en ai crevé dix !
— Dix ? Où as-tu donc été ?
— À Lyon ! C’est là que résidençait ton sorcier italien. Il fallait bien y aller pour lui dire que tu avais besoin d’aide… et bien plus encore si tu devais mourir de revoir au moins une fois certaine belle demoiselle qui pourrait être ma sœur pour la couleur des cheveux !… À propos, mes compliments ! Quelle ravissante créature ! Même Ursula n’est pas si émerveillante !… Seulement, ce qu’elle a pu verser comme larmes quand j’ai dit le piteux état où tu étais, c’est pas imaginable. De quoi remplir le lac de Zurich ! Et des cris, et des supplications, et des injures et des trépignements parce que le médecin ne montait pas assez vite en voiture ! Elle jurait de se tuer sur ta tombe si elle n’arrivait pas à temps… et aussi si le Cagliostro ne pouvait pas te sauver ! Je crois bien qu’elle a pleuré tout le long du chemin…
Le cœur épanoui, Gilles écoutait la voix vigoureuse du jeune Suisse, faite pour les commandements hurlés dans le fracas des batailles, avec le ravissement qu’il eût réservé à une harpe céleste. Le désespoir de Judith était pour lui le plus merveilleux des baumes et la plus douce des espérances.
— Tu ne peux pas savoir la joie que tu me donnes, Ulrich ! Mais ce que je n’arrive pas à comprendre c’est comment tu as fait pour les retrouver. Tu ignorais autant que moi ce jour-là où se cachait Cagliostro ?
— C’est vrai, mais en réfléchissant un peu et surtout en me rappelant ce que tu m’avais raconté, j’ai fini par conclure qu’il y avait à Paris quelqu’un qui devait le savoir. Et je suis allé lui demander, tout simplement !
— À qui, mon Dieu ?
Winkleried prit un temps comme un comédien chevronné qui tient à fignoler son effet, sourit largement et déclara :
— Au cardinal de Rohan !
— Au cardinal… Tu as osé ? Et il ne t’a pas fait jeter dehors ? Le Grand Aumônier de France ?
— Quand la vie de mon meilleur ami est dans le péril, il n’y a pas de Grand Aumônier de France qui tienne ! J’aurais été le demander au Pape s’il avait fallu… ou plutôt au comte de Provence, c’est-à-dire au Diable ! D’ailleurs, je suis protestant, moi. Et je dois dire qu’il a été très gentil… très compréhensible !
— Compréhensif ! rectifia Gilles machinalement. Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Que le Cagliostro avait quitté Bordeaux pour Lyon où il avait à fonder un logement en maçonnerie pour des Égyptiens…
— Une loge maçonnique, tu veux dire ! Mais pourquoi des Égyptiens ?
— Je ne sais pas. De toute façon, il ne faisait que passer à Lyon. Le cardinal m’a appris comme la bonne nouvelle que le Cagliostro avait enfin décidé de venir s’installer à Paris et même que son secrétaire, un certain Ramón de Carbonnières, était chargé de lui trouver une maison pour lui et sa famille.
— Il a donc une famille ?
— Il a au moins une femme et même une belle ! C’est une grande dame romaine, paraît-il, qu’il appelle Sérafina. Maintenant, ne me demande pas où tout ce monde se trouve à cette heure parce que je n’en sais absolument rien. Parlons d’autre chose maintenant et dis-moi…
— Encore un mot ! Pongo m’a dit que Judith voulait rester auprès de moi et qu’on l’en a empêchée. Sais-tu pourquoi ?
— Pas vraiment… Peut-être est-elle en danger. Le médecin lui a dit : « Vous savez bien que vous n’avez rien à craindre tant que vous demeurerez sous ma protection… » N’empêche qu’il a dû lui jurer sur toutes les divinités possibles que tu allais guérir pour qu’elle accepte enfin de le suivre… Mais, au fait, comment sais-tu tout cela, toi ? Tu étais presque mort et le Cagliostro avait exigé le secret…
— Je crois que c’est justement parce que j’étais presque mort que j’ai vu, tu entends, « vu » comme un spectateur devant une scène de théâtre, ce qui s’est passé dans cette chambre. Je sais qu’il y avait, autour de mon lit, Cagliostro, Judith, toi, Pongo et Mme d’Hunolstein, mais personne d’autre. Que dis-tu de cela ?
— Que c’est une très bizarre chose et, dans ce cas, qu’il vaut mieux ne pas dire à ton… hôtesse que tu sais. Elle a une redoutable peur du Cagliostro.
— Je commence à croire que tout le monde a peur de tout le monde ici ! Mais tu as raison : je ne lui dirai rien…
Il n’avait d’ailleurs plus de questions à poser. Il savait qu’il n’était pas fou, il savait que le médecin italien allait venir s’installer à Paris et il savait, surtout, que Judith l’aimait d’un amour égal au sien. Il pouvait prendre sa guérison en patience.
La longue convalescence qu’il dut subir se révéla d’ailleurs, à l’usage, une agréable période de rémission. L’Hermitage était une charmante maison et Aglaé une charmante hôtesse qui faisait de son mieux pour distraire et fortifier un malade auquel visiblement elle s’attachait, mais qui le lui rendait bien. Le charme de la jeune femme était de ceux qui séduisent et retiennent.
Chez Tournemine, cet attachement se doublait d’une vive reconnaissance mais, chose étrange si l’on considérait la qualité de beauté essentiellement voluptueuse de la belle Provençale, elle n’éveillait en lui que des sentiments purs de tout désir. S’il l’aimait, c’était avec la chaude tendresse d’un frère pour une sœur aînée très belle et très admirée mais rien de plus…
Grâce à elle les amis de Gilles prirent l’habitude de se réunir quotidiennement ou presque autour du lit, puis de la chaise longue où il redevenait lentement lui-même. Winkleried d’abord, lorsqu’il n’était pas de service, accourait depuis Versailles apportant toujours, avec le vent de ses chevauchées forcenées, une saine bouffée de l’air vif du dehors. Barras ensuite, qui vivait du jeu, plutôt mal que bien, et parfaitement désœuvré en dehors de ses nuits passées dans les tripots, venait se chauffer les pieds au feu de la cheminée en buvant force tasses de chocolat et en racontant les derniers potins de Paris. L’excellente Mlle Marjon, elle aussi, fit plusieurs fois le voyage depuis la rue de Noailles afin d’assurer elle-même son pensionnaire de son affection… et de lui apporter les lettres qui s’entassaient chez elle, lettres parfumées à la rose dont Gilles devinait trop bien la provenance et qu’il la priait régulièrement de remporter sans même les avoir ouvertes.
— Le mieux est, si l’on vient vous interroger, que vous prétendiez ignorer tout de l’endroit où je me trouve. Cela vous sera plus facile si vous pouvez éventuellement rendre ces lettres à leur propriétaire.
Elle s’exécutait de bonne grâce, regrettant vivement dans son for intérieur de n’avoir pas le plaisir de veiller elle-même sur la convalescence de son locataire. Mais, instruite par l’assaut dont sa maison avait été le théâtre, elle admettait sans peine que l’Hermitage, enclos dans un domaine des Orléans, assurait une sécurité que son pavillon était incapable d’offrir.
Le duc de Chartres, qui apparut un matin flanqué du Lieutenant de Police Lenoir, en avait assuré lui-même le jeune homme.
— C’est en mon nom que l’on vous a attaqué, chevalier, lui dit-il. Il y va donc de mon honneur que vous ne quittiez cette maison qu’entièrement guéri et seulement quand vous serez en état de reprendre votre service à la Maison du Roi. J’y tiens essentiellement et, si vous le voulez bien, c’est un sujet que nous ne discuterons plus car je ne sais personne d’assez fou pour oser s’en prendre à l’un de mes amis sur mes terres. À présent, veuillez écouter ce que souhaite vous dire Monsieur le Lieutenant de Police.
Lenoir venait, en fait, recueillir la déposition du blessé car, il n’en fit aucun mystère, l’enquête, ordonnée cependant par le Roi en personne que Winkleried avait averti et exigée par Chartres, piétinait lamentablement. Le sieur Beausire avait disparu sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air et sa maîtresse, une certaine Nicole Legay, dite Oliva, la femme qui ressemblait à la Reine, s’était elle aussi volatilisée. Il n’était jusqu’à leur maison qui n’eût subi un nettoyage si minutieux qu’il était impossible de soupçonner que le sang y avait coulé en telle abondance.
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