Fermement tenu en laisse par la petite Madame Cabarrus, Gilles assista à la messe du village puis escorta la Reine de Mai au trône fleuri que l’on avait disposé pour elle devant le portail de l’église. Mais avant d’être admis à baiser la petite main que Thérésia brûlait visiblement d’offrir à ses lèvres, il dut acquitter le droit de péage que lui réclamaient joyeusement les suivantes ainsi que le voulait la coutume. Il remit donc son obole, plia le genou devant Thérésia et posa un baiser léger sur les doigts menus qui retinrent les siens avec une vigueur inattendue.

— Vous viendrez me chercher le 15 ? Vous promettez ? pria la fillette.

— Si c’est en mon pouvoir, je serai là. Je vous le promets. Et, de toute façon, je promets aussi de n’aller à la Pradera avec aucune autre…

— Vaya con Dios, señor !… Je vous attendrai…

D’autres « fidèles sujets » approchaient amenés par les « suivantes » qui les raccolaient sans vergogne pour peu qu’ils leur parussent séduisants ou bien habillés. Gilles s’éloigna pour rejoindre l’ombre des platanes sous lesquels un valet attendait avec son cheval.

Il était moins pressé, tout à coup, de retrouver l’atmosphère étouffante d’un palais royal, fût-ce celui, plein de grâce, d’Aranjuez. Le temps était merveilleux. Très haut par-dessus les neuves frondaisons des arbres, le soleil étalait sa gloire chaleureuse dans un ciel outremer et, sur la place de l’église, la fête s’organisait. Des guinguettes de plein vent avaient poussé où l’on pouvait manger des piments, des saucisses à l’ail, des tomates, des melons, des gâteaux d’amandes en buvant des vins épais et parfumés. Des forains étalaient leurs tapis pour y montrer les tours de leurs singes savants ou de leurs chèvres dressées. Des porteurs d’eau, des marchands d’ombrelles circulaient à travers la foule à chaque instant plus dense qui entourait le trône de la Reine : hidalgos d’autant plus arrogants qu’ils étaient plus misérables, « petimetres 1 » caquetant et sautillant dans leurs vêtements de soie à la mode de Versailles, « majos » brillants comme des coqs de combat, le jarret tendu dans le bas de soie de couleur tendre, tous unis pour un instant dans leur commune admiration pour Thérésia dont ils proclamaient à l’envi la beauté en termes parfois osés.

— Béni soit le ventre qui t’a faite si belle !

— L’homme qui t’aura dans son lit sera l’égal d’un dieu !…

Les femmes aussi étaient nombreuses, paysannes en robes bariolées, un châle sur la tête, majas insolentes, 1’œil aguichant sous la mantille de mousseline, la taille cambrée dans le corset sans baleines et la jambe nerveuse sous les volants de l’ample jupe. Toutes étaient jolies…

Le son des guitares vibra dans le soleil, animant plus encore le tableau. Les pieds, légers dans leurs espadrilles, s’envolèrent dans le tournoiement des jupes au rythme du fandango ou de la séguedille. Une légère poussière se leva sous le martèlement impérieux des talons. Gilles s’accorda un regret, un soupir. C’était dommage de quitter tout cela…

De l’abri des arbres une voix joyeuse l’interpella :

— Quelle mine pour un jour de fête, señor capitano ! Le ciel est pur, le vin frais, les filles sont belles et la Reine plus belle que toutes les autres ! Que te faut-il de plus ?

Clignant sous l’éclat du soleil, le regard du jeune homme fouilla l’ombre et finit par découvrir, appuyé à un platane, un homme vigoureusement charpenté qui crayonnait négligemment en fumant un cigare. Son visage s’éclaira aussitôt.

— Paco ! Vrai Dieu ! Il y a des siècles que je ne t’ai vu…

— Les grandeurs de la Cour te brouillent la vue, mon ami. Ce n’est pas moi qui suis parti, à Pâques, pour Aranjuez. Tout ce que je sais, c’est qu’à la taverne de Los Reyes, les « Manolas » pleurent et se lamentent parce que tu ne viens plus !

Dans le large visage couleur d’olive pâle, les yeux très noirs scintillaient sous l’arcade sourcilière en surplomb. C’était un visage aux traits lourds, encadré de longues « pattes » noires coupées carrément. Sans beauté mais fascinant : celui d’un paysan habité d’une lumière intérieure. Le corps, puissant quoique dépourvu de graisse, était coulé dans un superbe costume de majo : courte veste de velours incarnat, garnie d’épaisses épaulettes de passementerie noire, ouverte sur une fine chemise de batiste brodée et laissant voir la large ceinture de satin noir, culotte collante de soie paille garnie de boutons et de pampilles d’argent, bas de même nuance, souliers à boucles et, retenant sur la nuque les longs cheveux, épaisse résille de soie noire. Une grande cape noire attendait, jetée sur une branche d’arbre.

Cet opulent personnage s’appelait don Francisco de Goya y Lucientes. Il avait trente-sept ans. Il était peintre du Roi depuis quatre ans…

Gilles de Tournemine l’avait rencontré peu de temps après son arrivée à Madrid, sur la Plaza Mayor, au cours de la dernière corrida où il s’était rendu parce qu’on lui avait dit que c’était un spectacle à ne pas manquer. Mais il n’avait pas tardé à regretter sa curiosité et, en fait, il n’avait jamais vu la fin de ladite corrida. Le spectacle d’une arène ponctuée de cadavres de chevaux éventrés par les cornes du taureau avait soulevé à la fois son horreur et son indignation.

Sans accepter d’en voir davantage et peu habitué à cacher ce qu’il pensait, il avait fait connaître son sentiment à la ronde à haute et beaucoup trop intelligible voix. Ses protestations déchaînèrent alors une mini-révolution chez les fanatiques qui l’entouraient. En un instant il se trouva affronté à une meute hurlante fermement décidée à l’étriper pour mieux lui faire apprécier les mérites de la tauromachie.

Trop furieux pour juger le danger à sa juste valeur, Tournemine tira son épée dont quelques moulinets purent tenir un moment à distance la foule des aficionados outragés. Mais de longs couteaux étaient apparus dans quelques mains et le jeune homme finalement aurait succombé immanquablement sous le nombre si l’homme qu’il appelait à présent si familièrement Paco ne s’était frayé un chemin jusqu’à lui.

— Vous insultez l’honneur espagnol pour des charognes sans intérêt ? Vous devez être fou, señor !

— Je n’ai jamais considéré les chevaux comme des charognes sans intérêt ! J’aurais plutôt tendance à réserver ce vocable au genre humain. Le cheval, monsieur, est le plus noble animal sorti des mains de Dieu ! Il n’a pas été créé pour des massacres imbéciles.

— Dès l’instant où l’homme joue sa vie, qu’importe le cheval ? Vous deviez voir la corrida jusqu’au bout avant de juger !

— J’en ai vu assez… à moins que vous ne m’assuriez le plaisir de voir le taureau venger les chevaux !

Un hurlement de fureur salua cette déclaration. Gilles salua ironiquement de l’épée.

— À votre disposition, messieurs ! Je peux aussi bien jouer le rôle du taureau.

— Pas question, coupa vivement l’homme. Vous allez vous battre avec moi d’abord !

— Ce sera un plaisir… mais vous n’avez pas d’épée.

— N’en concluez pas que je ne sais pas m’en servir. Simplement je ne l’ai pas avec moi. Mais j’ai des poings, ajouta-t-il en mettant sous le nez du Français des poings gros comme des jambonneaux. Nous nous battrons à ma manière, si vous le voulez bien. Évidemment un gentilhomme ne doit pas connaître ce genre de combat…

— Croyez-vous ?… Essayons toujours !…

Au milieu d’un large cercle, les deux hommes s’empoignèrent et ne tardèrent pas à rouler dans la poussière. L’inconnu était d’une force redoutable mais plus petit et moins rapide que Gilles, lequel avait poussé à la perfection, avec Pongo, la science de la lutte indienne acquise dans les forêts de Virginie. Le combat fut dur, s’éternisa sans parvenir à une conclusion. Au bout d’un temps qu’aucun d’eux ne put mesurer, les deux hommes se retrouvèrent assis par terre, face à face, à bout de souffle… et parfaitement seuls à l’exception d’un gamin déguenillé qui les contemplait en mangeant un morceau de pastèque : leur public, lassé, avait préféré retourner au spectacle plus épicé de l’arène. L’Espagnol alors éclata de rire.

— Je crois que nous pouvons nous en tenir là ! De toute façon, vous ne risquez plus d’être massacré…

— Autrement dit, vous ne vous êtes battu que pour me sauver ? J’avoue ne pas en voir la raison… à moins que vous ne soyez pas espagnol.

— Je suis d’Aragon, donc plus espagnol que toute l’Espagne. Mais je suis peintre et j’aimerais faire votre portrait… tout au moins quand vous aurez changé de couleur ! Allons boire un pot d’amontillado à la taverne de Los Reyes qui est voisine pour nous remettre… et je vous expliquerai la corrida. Je la connais bien, il m’arrive parfois encore de « matar el toro… 2 ».

Deux heures plus tard, superbement ivres et toujours aussi sales, les deux adversaires ronflaient avec application de chaque côté d’une table de cabaret… Mais ils étaient désormais amis à la vie à la mort.

Gilles se pencha pour voir ce que dessinait son ami. C’était le trône de la Reine de Mai environné de ses suivantes et de ses adorateurs.

— Un nouveau carton de tapisserie pour l’Académie de San Fernando ?

— Naturalmente ! C’est la seule peinture avec des portraits mondains que ma femme admette que j’exécute, répliqua Paco avec un rien d’amertume teintée de mépris. Gilles savait déjà que son mariage avec Josefa Bayeu, prude, sévère et uniquement tournée vers l’académisme, n’était pas une réussite. « Cela ne durera pas toujours !… » continua le peintre qui, brusquement, fourra son carnet dans sa poche. « Mais assez pour aujourd’hui ! Allons boire un verre de vin, manger des saucisses à l’ail et puis nous irons danser !… »

Le chevalier secoua la tête.

— Impossible, Paco ! Je suis de garde au palais ce soir. Il faut que je rentre. Cela doit t’expliquer pourquoi je n’ai pas l’air plus gai.

— Je vois ! Mais dis-moi, amigo, quel genre de garde montes-tu au palais ?

— Quel genre de… Que veux-tu dire ? Tu es peintre du Roi, tu devrais être au courant du service des Gardes du Corps ?

— En effet. Reste à savoir de quel corps il s’agit. Est-ce celui de notre vieux roi… ou bien celui de la princesse des Asturies ?

Brusquement détendu, Gilles partit d’un éclat de rire.

— Paco, mon ami, tu écoutes trop les mendiants aveugles de la Puerta del Sol qui servent de gazette et chantent à tous les vents les ragots, vrais ou faux, de la Cour.

— Les aveugles disent quelquefois la vérité. Ou bien ai-je rêvé qu’un de tes camarades aux Gardes vient d’être discrètement licencié parce qu’il allait, la nuit, donner des leçons de guitare à Son Altesse ?

— On dit tant de choses, fit Gilles, évasif et peu désireux de s’étendre sur une affaire qui, selon lui, ne le regardait pas.

Goya tira un long cigare noir d’une poche intérieure de sa veste et l’alluma avec grand soin tandis que son œil en coin observait son ami. Puis il tira quelques voluptueuses bouffées avant de déclarer enfin :

— Tu es discret, c’est bien. L’esprit de corps, sans doute ? Quoi qu’il en soit personne n’ignore plus, à Madrid, que la princesse Maria-Luisa est douée d’un tempérament excessif que son gros lourdaud de mari n’arrive pas à contenter et que les Gardes l’intéressent énormément. Ton tour viendra s’il n’est pas encore venu. Mais fais attention !

— À quoi ?

— À trois personnages : la duchesse de Sotomayor, d’abord, la Camerera Mayor qui a l’espionnage dans le sang, le Confesseur du Roi ensuite, l’impénétrable don Joaquin d’Eleta qui est si maigre qu’il doit pouvoir se glisser même dans les fentes des volets, ensuite et enfin, le ministre Florida Blanca qui est en général chargé de faire le ménage dans celui du couple princier. C’est lui qui a si habilement escamoté le guitariste. Mais celui-ci appartenait à une grande famille de Castille. Toi qui es étranger tu pourrais bien être escamoté… définitivement ! Et comme je n’ai pas encore fini ton portrait, cela me ferait de la peine !

— N’aie crainte ! Tu auras tout le temps de le finir. La princesse ne pense pas plus à moi que je ne pense à elle. Entre nous, ton guitariste était un garçon singulièrement courageux et, pour ma part, je préfère de beaucoup les jolies danseuses de Los Reyes ! Adios, Francisco. Je viendrai avant la fin de la semaine te demander à souper.

— Adios, Francés… Je te retiens… mais à mon atelier d’El Rastro. Josefa te ferait faire carême !

Les deux amis s’embrassèrent et, tandis que Paco reprenait son dessin, Gilles rejoignit enfin son cheval, sauta en selle et se prépara à quitter Carabanchel. Il se disposait à rejoindre Thérésia, dont les yeux le cherchaient avec avidité, pour la saluer une dernière fois quand son attention fut détournée par une voiture qui arrivait dans un grand bruit de sonnailles.