Tout avait dû y être disposé dans ce but car, si la défense désespérée de la victime et l’aide inattendue qu’elle avait reçue n’avaient conduit le combat jusqu’au-dehors, ameutant le quartier, personne n’aurait jamais pu soupçonner quoi que ce soit. Gilles eût été effacé de la surface de la terre sans qu’il fût possible de savoir ce qu’il était devenu…
Cependant, aux questions de Lenoir, le jeune homme opposa une fin de non-recevoir. Il ignorait tout de ceux qui composaient la troupe de ses assassins.
— Le garçon qui vous a porté secours, et qui d’ailleurs n’a pas reparu, a déclaré en arrivant ici que vous aviez reconnu le chef de la bande mais qu’il n’avait pas compris le nom que vous aviez prononcé. Nous l’avons fait chercher cependant aux carrières de Montmartre mais nul ne sait ce qu’il est devenu.
— Il s’est trompé d’ailleurs, répondit Tournemine qui répugnait au rôle de dénonciateur même envers des misérables tels qu’Antraigues ou Reteau. Il se peut que j’aie cru, à certain moment, reconnaître quelqu’un mais comme je n’en ai eu aucune assurance vous comprendrez aisément qu’il m’est difficile de donner un nom.
— Laissez-nous le soin d’en juger ! Vous avez failli être assassiné, Monsieur ! Aucun code de l’honneur ne vous oblige envers des meurtriers.
— Ni à accuser sans preuves un innocent ! Je regrette, Monsieur le Lieutenant de Police, mais je ne puis rien vous dire de plus.
Lenoir se leva en soupirant. Policier dans l’âme, mais dans la grande tradition des La Reynie, il avait appris depuis longtemps à connaître les hommes et bien peu pouvaient se vanter de pouvoir dissimuler le fond de leur âme à son œil à la fois perçant et taciturne. Mais il y avait des exceptions et il en prenait parfois conscience avec quelque mélancolie.
— Je n’en crois pas un mot, Monsieur, soupira-t-il. Mais après tout, il s’agit de votre vie et je ne puis être plus royaliste que le Roi. Je vous souhaite le bonsoir… Réfléchissez néanmoins…
Le duc de Chartres ne repartit pas avec lui. Il avait encore apparemment quelque chose à dire.
— J’admire votre discrétion, chevalier, fit-il en se plantant en face du jeune homme, les mains nouées au dos qu’il chauffait devant le feu. Pourtant… si j’en crois Mme d’Hunolstein, votre délire, naguère, a été moins… hermétique. Vous avez prononcé un nom. À plusieurs reprises même ! Un nom que la baronne connaît fort bien car c’est celui d’un de ses amis… et des miens. Est-ce parce que j’étais présent que vous avez refusé de parler du comte d’Antraigues ?
— Certainement pas, Monseigneur ! Je respecte profondément Votre Altesse Royale mais elle me pardonnera, j’espère, de lui avouer que je n’ai pas peur d’elle. Je n’ai rien dit parce que, recouvrant chaque jour un peu de mes forces grâce aux soins de Mme d’Hunolstein et espérant fermement en retrouver bientôt la totalité, je n’ai pas la moindre raison de m’en remettre à la Police du soin de régler mes propres affaires. Je me suis déjà trouvé en face de Monsieur d’Antraigues l’épée à la main et cela n’a pas été pour son bien. La prochaine fois je le tuerai, voilà tout !
Le visage rouge du prince s’éclaira d’un sourire qui n’alla pas jusqu’aux yeux demeurés attentifs et froids.
— Au fait… êtes-vous bien certain qu’il s’agisse d’Antraigues ? Il n’était pas à Paris en décembre et, lorsque vous avez été attaqué, il était parti depuis trois jours pour ses terres du Vivarais afin d’y passer le Noël en famille. Il doit y avoir une erreur quelque part.
Le sourire de Gilles répondit à celui du prince sans qu’il y fît, lui non plus, participer son regard.
— Si Votre Altesse Royale le dit, cela doit être vrai ! fit-il tranquillement. Vous voyez bien, Monseigneur, que j’ai eu raison de garder le silence… puisque le comte n’était pas là. J’ai dû voir, ou entendre, un fantôme…
Il y eut un petit silence que les deux hommes employèrent à se jauger mutuellement, mais Philippe de Chartres le rompit brusquement d’un éclat de rire.
— Faites à votre idée, chevalier ! Vous êtes décidément un homme d’esprit ! J’aurai plaisir à revenir causer avec vous pendant le reste de votre séjour ici. Peut-être avec quelques amis. Vos exploits américains vous ont fait un succès auprès des femmes. Voyons ce que vous ferez auprès des hommes… À propos, j’ai pu voir en entrant chez vous que vous aviez un serviteur bien étrange. N’est-ce pas un Indien ?
— C’en est un, Monseigneur. Un guerrier iroquois de la tribu des Onondagas que j’ai attaché à moi en lui faisant… euh ! traverser la Delaware en crue. C’est même un sorcier !
— Magnifique ! Vous devriez me le vendre ! Je lui ferais reprendre le costume de son pays et il aurait un énorme succès dans mon antichambre.
— Vous le vendre ? Monseigneur, mais c’est impossible, s’écria Gilles, scandalisé. On ne vend pas ses amis ! et Pongo est un ami pour moi… un ami très cher même !
— Bah ! je sais ce que valent les amis. Tout dépend du prix ! Et je suis prêt à payer une fortune pour ce garçon. Voyez-vous, mon cher, ce bon La Fayette vient de rentrer d’un voyage, triomphal à ce qu’il prétend, auprès du général George Washington et il en a ramené un jeune Indien superbement emplumé qui lui sert de domestique et qui le suit partout. Flanqué de ce jeune oiseau il a un succès tel que j’enrage ! Grâce à votre serviteur je pourrais reprendre le dessus…
Gilles se mit à rire.
— Ne me dites pas, Monseigneur, que le premier prince qui ait été assez hardi pour s’aventurer dans les airs a besoin d’un Indien décoratif pour s’assurer la suprématie dans les salons ! Je regrette. Si Pongo n’était qu’un serviteur je le donnerais à Votre Altesse sans hésiter et sans qu’il soit question de prix. Mais il est un ami fidèle… et un homme libre ! Je ne saurais en disposer. Et puis, accordez-moi permission d’être aussi scrupuleux envers mes amis qu’envers ceux de Votre Altesse Royale !
— Touché ! s’écria Philippe. Décidément, vous me plaisez. À bientôt !…
Philippe de Chartres tint parole. Lorsque Gilles, étayé d’un côté par l’épaule de Pongo et de l’autre par une canne, put quitter sa chambre pour le grand salon en rotonde qui occupait la majeure partie du pavillon, il put y voir venir pour les thés à l’anglaise que le prince, anglophile passionné, affectionnait, quelques-uns de ceux qui composaient la « petite bande » de Philippe : Victor de Broglie, Mathieu de Montmorency, Louis de Narbonne, le beau bâtard de Louis XV, les Girardin et certains autres qui étaient pour lui d’anciens compagnons d’armes comme les deux Lameth. Enfin un véritable ami : le vicomte de Noailles qui lui sauta au cou sans cérémonie et grâce auquel le thé à l’anglaise prit la tournure de réunions d’anciens combattants.
— Le service des rois n’est valable qu’en temps de guerre, lui déclara-t-il, sans phrases. Tu n’as rien à faire à Versailles, mon ami ! le temps de la servitude s’achève. Viens voir se lever avec nous celui des hommes libres, les temps bénis de la fraternité. L’Amérique nous montre le chemin…
— Noailles, mon ami, dans un instant tu vas me parler république, je te dirai des choses désagréables et nous serons obligés d’aller sur le pré. Laisse-moi au moins le temps de me réparer. As-tu des nouvelles de Fersen ?
— Ma foi non ! Toujours en Suède ! Tu sais que La Fayette est revenu ? Il m’a chargé de te dire son chaud sentiment et ses vœux de bonne santé.
— Que n’est-il venu lui-même ? Nous avons fait tant de coups de main ensemble ! Je serais heureux de le revoir…
— Lui aussi mais il est déjà reparti, non seulement de Paris mais pour une nouvelle croisade. Cette fois, il s’agit des Protestants de France dont il veut améliorer la condition. Il dit que cette condition est détestable bien qu’il n’y ait pas contre eux de persécution ouverte, qu’ils dépendent d’un caprice du Roi, de la Reine, du Parlement ou d’un ministre et c’est vrai ! Nous ne sommes plus au temps des Dragonnades, mais leurs mariages ne sont toujours pas légaux, leurs testaments n’ont pas forme officielle, leurs enfants sont pratiquement bâtards et, même s’ils sont gentilshommes, on peut parfaitement les pendre comme manants. La Fayette dit que cela a assez duré !…
— On voit qu’il revient d’Amérique, soupira Gilles. J’aimerais l’aider ! Tu as raison quand tu dis qu’à Versailles les idées et les esprits se déforment. L’éclat de la royauté et la splendeur des palais couvrent trop de menées tortueuses, de pensées sordides, de complots sinistres… Tu n’imagines pas à quel point parfois j’ai envie de retourner en Virginie !
— Alors, n’hésite pas ! Retournes-y !… Moi, j’y retournerai un jour ! Écoute… ajouta-t-il en baissant la voix, l’histoire qui a failli te coûter la vie je ne la connais pas mais je sais que tu t’es fait des ennemis, ou tout au moins un ennemi puissant ! Le Roi est un faible, il ne saura pas te défendre longtemps contre cet ennemi et ta casaque de Garde du Corps ne te servira pas de cuirasse. Retourne là-bas où tu as laissé une légende, des amitiés puissantes. Tu auras des terres, une situation et surtout tu seras un homme libre…
— Je sais, soupira Gilles. Mais il y a le devoir. Celui d’un soldat est de défendre son roi, non d’être défendu par lui ! Et j’ai grand peur que le mien n’ait besoin de tous ses soldats avant longtemps !
Dans le salon tiède d’Aglaé, embaumé par les énormes lilas mauves provenant des serres de Bagnolet, les nouvelles arrivaient toutes fraîches, apportées avec les dernières neiges d’un hiver qui ne voulait pas mourir et les premières bourrasques d’un printemps qui n’arrivait pas à naître. Des pluies diluviennes s’abattaient journellement sur le royaume tandis qu’un brusque réchauffement de la température accélérait la fonte des neiges, créant un peu partout de dramatiques inondations, augmentant la misère, faisant renaître un peu partout la colère et la haine…
Quand on apprit, à Paris, que la Reine avait enfin réussi à faire acheter Saint-Cloud par le Roi, ce fut une flambée de fureur. Les clubs et les cafés, les loges maçonniques et les faubourgs soufflèrent le feu et la tempête, les libellistes se déchaînèrent avec plus de violence que jamais cependant qu’avec les six millions de la vente, et ceux tirés de ses équipages de chasse vendus au comte d’Artois, le duc d’Orléans faisait achever ses Galeries du Palais-Royal. On porta les Orléans aux nues, on traîna la Reine dans la boue et quand le 27 mars, cent un coups de canon tonnant sur Paris annoncèrent que Marie-Antoinette était heureusement accouchée d’un fils, il n’y eut pas de véritable liesse, pas de cris de joie et d’explosions d’enthousiasme comme en avait déchaîné la naissance du Dauphin, quatre ans plus tôt.
Paris, d’ailleurs, avait la fièvre. Désireux de se concilier l’Église, le comte de Provence et le baron de Breteuil avaient obtenu une lettre de cachet contre Beaumarchais et le trop heureux auteur du Mariage de Figaro était allé réfléchir à Saint-Lazare, la prison des voyous et des mauvais garçons, sur les inconvénients que l’on éprouve à s’attaquer à un archevêque de Paris, Mgr de Juigné, maladroitement chansonné par lui. On ne lui avait pas donné le fouet comme cela se pratiquait pour les nouveaux pensionnaires mais c’était tout juste. Il n’y était resté heureusement que cinq jours mais, à peine sorti, s’était hâté de se faire consoler par les amis de la Reine. On lui avait promis que son Barbier de Séville serait joué à Trianon et que la Reine elle-même jouerait le rôle de Rosine… Ce qui constituait un désaveu flagrant d’un ordre du Roi.
Mais Paris s’était aussi trouvé un médecin. Le comte Alexandre de Cagliostro s’était installé rue Saint-Claude au Marais dans le bel hôtel d’Orvilliers qu’avait fait louer pour lui son protecteur le cardinal de Rohan. Le succès qu’il y rencontrait était immense et rejoignait celui qu’avait connu jadis le fabuleux comte de Saint-Germain. On disait qu’il faisait de l’or, des diamants, qu’il possédait un élixir de jeunesse éternelle, qu’il pouvait guérir n’importe quelle maladie, qu’il prédisait l’avenir et cent autres choses encore… Des foules se pressaient à sa porte.
Alors, Gilles ne vécut plus que dans l’attente du jour où il serait assez fort pour quitter l’Hermitage et pouvoir, lui aussi, rendre visite à cet homme dont la principale valeur à ses yeux tenait en bien peu de mots : il savait où était Judith…
Cependant, à mesure que les forces revenaient à son pensionnaire, le charmant visage d’Aglaé s’assombrissait et, un matin d’avril, alors qu’ils faisaient, ensemble, au jardin une courte promenade en profitant d’une éclaircie, elle ne put s’empêcher de soupirer.
— Encore un peu de temps et vous serez guéri, mon ami. Encore un peu de temps et nous ne nous verrons plus…
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